L’intercommunalité s’est imposée comme une institution majeure dans la gestion des affaires territoriales. Pourtant, elle demeure mal connue des citoyens, pour qui la commune représente toujours la « cellule de base » de la démocratie locale et le maire la figure politique la plus appréciée. L’ouvrage de Fabien Desage et David Guéranger fournit des clés pour dénouer cette énigme. Il rouvre un débat, que les auteurs considèrent « confisqué », sur les fondements du pouvoir intercommunal et, plus largement, sur la réforme des institutions locales. Les auteurs mobilisent leurs recherches empiriques, conduites depuis plusieurs années sur deux types d’intercommunalité, une communauté d’agglomération à Chambéry et une communauté urbaine à Lille, pour révéler le poids des stratégies corporatives des élus et des pesanteurs institutionnelles. L’un des mérites de l’ouvrage est de défendre une thèse explicite et tranchée : la « domestication » des institutions intercommunales par les élus locaux qui, loin d’être déstabilisés par ces nouveaux établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), savent se les approprier et en retirer de nouvelles ressources pour leurs territoires communaux. On y découvre, au fil des pages, les arcanes d’une démocratie plus « censitaire » que « représentative », qui est paradoxalement la clé du succès de l’intercommunalité.
Des réformes négociées par les élus locaux
Dans une première partie, les auteurs nous invitent d’abord à ne pas céder à l’illusion de la nouveauté et de l’innovation. D’une part, ils rappellent opportunément l’ancienneté des réformes intercommunales qui apparaissent dès le XIXe siècle. D’autre part, ils prouvent que, derrière la succession historique des formules de coopération (des premières commissions syndicales aux établissements publics à fiscalité propre), les objectifs réformateurs restent d’une grande stabilité : il s’agit toujours de « moderniser » l’action publique locale en réduisant le morcellement communal. Refusant une lecture de l’intercommunalité en termes de processus historique irrésistible, les auteurs insistent sur l’influence croissante des élus locaux (et de leurs associations corporatives, comme la puissante Association des maires de France) dans la conception et l’appropriation des réformes. La mise à l’agenda régulière de l’intercommunalité s’explique par l’emprise que les élus locaux sont parvenus à conquérir sur le contenu des réformes. Loin d’affecter le principe constitutionnel de « libre administration » locale, ces réformes laissent toujours une grande latitude aux élus locaux pour mettre en œuvre les nouvelles structures et ménager les intérêts existants des communes. Qu’il s’agisse de la définition des périmètres, de la répartition des ressources, des transferts de compétences, les auteurs démontrent que la mise en place de l’intercommunalité peut se conjuguer avec un « renforcement de l’institution communale et de ses objectifs propres, au détriment de la nouvelle instance » communautaire (p. 95). Les maires pourront, par exemple, voir d’un bon œil la mise en place d’un établissement intercommunal : elle leur permettra de transférer la charge de certains équipements coûteux (comme des stations d’épuration) et de se libérer, à l’échelle communale, de nouvelles marges de manœuvre budgétaires.
Finalement, le changement ne se déploie pas nécessairement là où l’on attend : le volontarisme des « réformateurs » successifs (élites gaullistes, puis responsables des ministères de l’Intérieur et des Finances, experts savants) est très largement contrarié par des arrangements avec les élus locaux, parvenus à « neutraliser » le changement. L’intercommunalité s’est alors installée plus discrètement dans le paysage administratif français à l’occasion des longues séquences sans réforme où la « routine » administrative reprend le dessus. Là, les débats politico-institutionnels, fortement médiatisés, sont laissés de côté et « la vigilance défensive des maires se relâche » (p. 98). Voyant se desserrer la contrainte politique, les hauts-fonctionnaires peuvent plus aisément prendre des initiatives et impulser des politiques communautaires qui contribuent, progressivement, à rendre incontournable l’intercommunalité. Le lecteur pourra toutefois regretter que ces séquences de stabilité, par définition les plus longues dans l’histoire des institutions intercommunales, n’occupent qu’une place réduite (un seul chapitre) dans l’ouvrage. En se centrant sur les parenthèses réformatrices (et principalement sur celles des années 1990 et 2000 [1]), les auteurs passent rapidement sur la structuration progressive des bureaucraties et des politiques publiques communautaires.
Le gouvernement des maires
La seconde partie de l’ouvrage s’intéresse plus spécifiquement aux mécanismes de la « démocratie locale ». Elle rend compte avec minutie du « régime politique consensuel et municipaliste » (p. 165) qui préside au gouvernement des intercommunalités. De ce point de vue, elle approfondit une suite de travaux plutôt convergents sur la dimension élitaire du fonctionnement intercommunal [2]. Loin des logiques de majorité caractéristiques des assemblées représentatives, l’intercommunalité repose sur la recherche permanente de consensus entre ses principaux protagonistes – les maires – au-delà de leurs divergences partisanes. Loin de marquer l’avènement d’une nouvelle échelle – l’agglomération – dans la conception des politiques publiques, elle repose sur des négociations entre des intérêts communaux. Grâce à leurs enquêtes respectives, les auteurs révèlent que les principaux arbitrages se règlent dans le huis clos des bureaux communautaires, des commissions thématiques, des réunions des présidents de groupes. Même dans les séquences démocratiques que sont les élections, l’intercommunalité demeure une question rarement débattue.
Dans ces conditions, la publicité sur les enjeux intercommunaux provient essentiellement de mobilisations externes à la sphère institutionnelle, et ce le plus souvent autour d’enjeux circonscrits, comme, par exemple, l’implantation d’un grand équipement. On ne discute jamais aussi bien des affaires intercommunales qu’en restant entre pairs, nous disent les auteurs ! Autrement dit, c’est parce que le jeu intercommunal est sous contrôle des élus locaux que ces derniers peuvent accepter, plus aisément, le transfert de moyens du niveau communal à une nouvelle échelle (la communauté d’agglomération ou la communauté urbaine), privilégier des compromis consensuels et déroger aux clivages partisans traditionnels. Les auteurs se risquent alors à analyser les conséquences de ce fonctionnement. Premièrement, le coût de l’intercommunalité s’avère particulièrement élevé puisque ce type de régime se prête mal à des économies d’échelle et à des politiques redistributrices. Il favorise, au contraire, des saupoudrages et des compensations, comme l’illustre le cas des budgets intercommunaux en matière de voirie, dilués, selon les auteurs, dans des « enveloppes » municipales (p. 155). Deuxièmement, les inégalités politiques de la démocratie locale en sortent renforcées : les nouvelles fonctions intercommunales accélèrent la professionnalisation d’une minorité d’élus, cumulant responsabilités et indemnités, et fragilisent les conseillers municipaux face au maire « promu représentant quasi exclusif de la commune auprès de l’EPCI » (p. 196).
Il ressort, donc, une lecture particulièrement désenchantée des intercommunalités à la fois confisquées par les maires et prisonnières de logiques institutionnelles. Toutefois, est-ce bien l’intercommunalité qui est en cause ? La question mérite d’être posée tant on retrouve les mêmes tendances élitaires dans les collectivités territoriales (communes, départements, régions), avec un déclin du poids des assemblées délibératives au profit d’une multiplication de lieux décisionnels opaques (comités de pilotage, par exemple) et d’une concentration du pouvoir local autour d’exécutifs resserrés et entourés de technostructures.
La politique en vase clos ?
La démarche de l’ouvrage prouve l’intérêt d’une sociologie des institutions attentive aux mobilisations et stratégies corporatives d’élus locaux, arrimés à leurs territoires d’élection (en l’occurrence, ici, communaux). D’une manière générale, elle révèle les limites des réformes territoriales qui, loin de prendre la forme du « big bang » volontariste, s’apparentent davantage à des accommodements à la marge de l’ordre institutionnel existant. Les auteurs concluent alors à une confiscation du jeu politique local par des représentants de plus en plus autonomes par rapport aux citoyens. Mais la critique ne pourrait-elle pas être retournée ? En effet, à se centrer sur les élites politiques locales et à les considérer de manière homogène, la démarche adoptée en vient à les isoler. Elle néglige, par conséquent, d’autres ressorts du fonctionnement intercommunal.
Primo, les élus (fussent-ils maires) sont dotés de ressources inégales, occupent des fonctions hiérarchisées et sont soumis à des contraintes politico-partisanes multiples (accords de coalitions, engagements de campagne, importance de la commune dans une agglomération, etc.). De ce fait, leurs comportements dans les institutions intercommunales ne sont pas forcément redevables d’une rationalité univoque. À cet égard, on peut se demander si les intercommunalités constituées autour de grandes métropoles relèvent aujourd’hui des mêmes grilles de lecture que des établissements réunissant de petites communes rurales.
Secundo, les élus doivent aujourd’hui composer avec des administrations communautaires renforcées et des partenaires majeurs (grands groupes privés de services urbains, promoteurs immobiliers, industriels de la finance) qui disposent de savoirs d’expertise pour concevoir des politiques à l’échelle des agglomérations. L’hypothèse, défendue par les auteurs, de l’impossible définition de politiques communautaires redistributrices mériterait alors d’être affinée selon les secteurs d’intervention. Les contraintes et les opportunités n’y sont pas les mêmes partout. Certains secteurs, sans doute peu visibles, et moins rentables politiquement (comme en matière environnementale ou économique) que d’autres (comme l’urbanisme ou la voirie), peuvent échapper aux compromis entre communes.
Tertio, les débats autour de l’intercommunalité débordent dans certaines circonstances le cercle des élus locaux et des hauts-fonctionnaires. Ils peuvent concerner des franges élargies de la société, et en premier lieu les milieux économiques directement intéressés par les changements d’échelle dans l’action publique. À titre d’exemple, le nouveau statut de « métropole », apparu avec la réforme territoriale du 16 décembre 2010 a certes suscité de vives oppositions parmi les élus locaux, mais il a stimulé des mobilisations des milieux patronaux et aménageurs. Si, au final, la réforme territoriale n’a guère donné raison à ces derniers, les controverses entrouvertes à cette occasion leur ont permis d’avancer leur « cause métropolitaine », à savoir renforcer les moyens et l’autorité des grandes agglomérations françaises afin de mieux répondre aux exigences de la compétition territoriale mondialisée. Ces controverses ont également permis de déplacer, certes modestement, les lignes de compromis en poussant les élus à se situer par rapport à l’échelle métropolitaine. En témoignent les réflexions engagées, dans plusieurs régions, autour de l’émergence de « pôles métropolitains » ou encore l’évocation récente par le Premier ministre Jean-Marc Ayrault d’une « métropole marseillaise ». De là à considérer l’échelle métropolitaine comme un véritable espace public de débats, c’est une autre histoire tant les débatteurs sur ces sujets sont encore très minoritaires ! La confiscation des enjeux territoriaux a encore de beaux jours devant elle… même si les élus ne sont pas les seuls impliqués.