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Les logiques de la « radicalisation »

À partir d’une vaste enquête, Farhad Khosrokhavar rend compte des spécificités du « jihadisme » contemporain. En mêlant dans l’analyse les échelles locales et mondiales, il éclaire les logiques qui conduisent une fraction de la jeunesse contemporaine à se « radicaliser » et invite à réfléchir aux moyens de lutte contre ce symptôme contemporain de la fragilisation du lien social.
Recensé : Farhad Khosrokhavar, Radicalisation, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2014.

Qu’est-ce que la radicalisation ? Sur quelles logiques certains phénomènes de passage à l’action violente et d’identification à des thèses vues comme extrémistes reposent-ils ? Qui sont les acteurs choisissant, à notre époque, d’embrasser le « jihadisme » comme matrice idéologique d’un antagonisme exacerbé entre « défenseurs » et « ennemis » de l’islam ? Est-il possible, et, si oui, de quelles façons, de « déradicaliser » certains profils psychologiques, pour peu que l’on prenne connaissance des dynamiques non seulement individuelles, mais également des tendances plus structurelles pouvant expliquer la constitution d’une éthique de la véhémence et de l’extrémisme ?

Ces interrogations ont trouvé une légitimité renouvelée depuis que certains acteurs, puisant dans le référentiel de l’islam, proposent une offre de violence à l’encontre de personnes et de groupes sociaux ciblés pour leur animosité supposée contre cette religion, comme les événements de janvier 2015 en France ont pu, une nouvelle fois, l’illustrer. Aussi, l’ouvrage de Farhad Khosrokhavar, figure reconnue depuis de nombreuses années du débat académique sur l’islam contemporain, simplement titré Radicalisation, arrive à point nommé pour cerner les enjeux soulevés par ces différents phénomènes. Mobilisant plusieurs matériaux historiques (les textes et les études des militants et théoriciens terroristes passés, quelle qu’ait été leur affiliation idéologique) et sociologiques (plusieurs années d’observation et d’entretiens avec des jihadistes français, notamment dans le cadre d’un projet portant sur l’étude de la radicalisation), l’auteur choisit clairement d’inscrire sa démarche dans une logique empiriste et comparatiste.

La radicalisation « jihadiste » : définir les contours d’un phénomène mondialisé

La radicalisation doit tout d’abord être envisagée comme un cheminement, qu’il convient de distinguer du terrorisme (qui est d’abord une action). Renvoyant au « processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou religieux qui conteste l’ordre établi » (p. 7), Farhad Khosrokhavar se propose plus particulièrement de procéder à l’étude du « jihadisme », considéré, certes, comme ultra-minoritaire, mais symboliquement plus menaçant, car « extra-mondain » et reposant sur une ontologie différente de l’extrémisme nationaliste ou d’extrême-gauche, par exemple, ce qui explique son importante médiatisation.

Retraçant dans les premiers chapitres l’histoire des mobilisations radicales et terroristes dans le monde musulman, insistant notamment sur la période des « Assassins » [1] et des organisations jihadistes contemporaines, au premier rang desquelles Al-Qaïda, puis de ses épigones (à commencer par « l’État islamique »), non sans évoquer d’autres formes historiques avec lesquelles il voit, malgré d’évidentes différences, certaines similarités (mouvements anarchistes européens, Brigades rouges, Fraction armée rouge), l’auteur se livre ensuite à une sociologie de la mondialisation et de la diversification du jihadisme contemporain.

Si la féminisation de ce courant est réelle et médiatisée, elle n’en demeure pas moins ultra-minoritaire (moins de 5 % des attaques commises sont le fait de combattantes), les « qualités » requises pour le passage à l’acte (force, capacité de manier des armes, etc.) étant généralement considérées comme « masculines » – bien que certains théoriciens « jihadistes » évoquent l’intérêt de mobiliser des femmes, qui inspireraient une moindre méfiance, dans la perspective d’une efficacité plus élevée du « jihad ». En outre, par-delà les fractures confessionnelles (musulmans/chrétiens, sunnites/chiites, etc.), l’auteur propose une typologie générale des acteurs du jihad armé aujourd’hui, dont le point commun, selon lui, est de prospérer sur « la permanence des autocraties » et « le cumul de l’humiliation arabe et musulmane » (p. 49), bien que des motivations différentes viennent s’ajouter selon les cas considérés. L’auteur distingue les « acteurs provenant de pays à majorité » musulmane, d’abord intéressés par le renversement des régimes en place pour le remplacer par un néo-califat rassemblant l’ensemble des croyants, des acteurs issus d’autres pays où l’islam est minoritaire et pour qui la réaction aux sentiments anti-musulmans joue un rôle important, et de ceux, enfin, qui émergent dans des sociétés qui doivent affronter une situation d’occupation ou de conflit avec un État non-musulman (Cachemire, Palestine, Tchétchénie, etc.). Tirant profit de la mondialisation des réseaux de financement (parfois liés à certains États) et de la dispersion géographique des espaces de protestation et de révolution depuis plusieurs années, l’ensemble de ces profils s’inscrit dans une mondialisation des marges qui échappent aux acteurs étatiques et avec lesquels ils entrent en conflit.

Un « modèle européen de radicalisation » : comprendre, puis agir

Si le livre est organisé autour de chapitres denses mais relativement courts, il en va différemment pour la partie – certainement le cœur de l’ouvrage – traitant du « modèle européen de radicalisation ». Abordant les questionnements les plus actuels (signification de la place et du rôle des « convertis », influence des parcours délinquants, socialisation carcérale comme antichambre de la radicalisation idéologique), Farhad Khosrokhavar met en œuvre une sociologie de la justification de la violence au nom du religieux. Il insiste en particulier sur la dynamique générationnelle sans laquelle il est impossible d’interpréter le fait jihadiste aujourd’hui, soulignant que la rencontre de cette idéologie avec une fraction de la jeunesse contemporaine ne peut se comprendre que par le contexte – local et mondial – qui la rend possible. Propice à l’adoption de postures inflexibles et à une réflexion politique d’ordre plutôt métaphysique, l’âge de la jeunesse constitue un temps de remise en question sur fond de quête d’idéal et de l’éloignement des cadres traditionnels de socialisation. La fragilisation socio-économique et le déclassement qui frappent la jeunesse jouent aussi un rôle crucial dans ce processus, les difficultés du quotidien étant souvent perçues comme le produit de « l’infrastructure » religieuse (les musulmans sont mis dans l’état qui est le leur parce qu’ils sont musulmans). L’auteur en vient alors à proposer une analyse interactionniste en vertu de laquelle le poids des représentations réciproques unissant certains profils sociaux (« le petit blanc », « l’islamiste radical », « le jeune victimisé », etc.) à des environnements jugés répressifs (géopolitique mondiale vue comme antagonique à l’islam, société française résumée à son racisme, musulmans « traîtres », juifs « par nature iniques », etc.) structure la figure du « héros négatif » qui va se proposer de venger ces humiliations, en allant jusqu’à faire le sacrifice de sa vie et mettre en scène cet acte ultime à la fois rédempteur, politique et cosmique.

Dans son analyse du modèle européen de « jihadisme », l’auteur montre combien les processus de radicalisation se déploient au croisement de plusieurs échelles : celle de l’échelle mondiale des questions géopolitiques, au niveau de chaque pays où la place de l’islam et des musulmans prend des formes spécifiques, mais aussi plus finement, quand il est question des lieux d’existence matérielle des individus. Farhad Khosrokhavar souligne ainsi les dimensions proprement spatiales de ces phénomènes, montrant notamment la prépondérance du niveau local de sociabilité, celui au sein duquel la constitution en micro- et contre-sociétés est rendu plus facile. La banlieue, espace symbolique de relégation, joue ainsi un rôle important dans la production de frustrations sans lesquelles la figure du « héros négatif » ne peut émerger. Il n’est donc pas surprenant que la grande majorité des « jihadistes » français aient été socialisés au milieu d’espaces où le lien social a été considérablement fragilisé en raison d’un sentiment intériorisé de bannissement, qui va dès lors être interprété comme le résultat de l’appartenance confessionnelle des « victimes » et favoriser l’identification à des drames touchant des coreligionnaires de par le monde.

Terminant son étude par quelques paragraphes de réflexion au sujet des usages les plus appropriés en matière de déradicalisation pour les pouvoirs publics, la conclusion n’en est pas moins essentielle. Revenant une dernière fois sur la globalisation du jihad contemporain et sur son insertion dans nos sociétés – puisque de la structure d’un conflit moyen-oriental peut découler une série d’attentats en Europe commis par des autochtones –, Farhad Khosrokhavar quitte la position du scientifique dans les pages finales pour endosser le costume du prescripteur. Évaluant les forces et les faiblesses des systèmes sociaux européens ayant à faire face au jihadisme, il évoque les voies possibles d’une véritable politique publique de déradicalisation. Invitant à une approche psychologique tenant compte du passé récent des profils sur lesquels se concentrer, il appelle à une action commune de toutes les figures pouvant influer sur leur perception du monde (imams, éducateurs, agents de police, etc.) et suggère que la radicalisation peut être contenue, à condition d’agir sur un plan microsociologique. S’il fait remarquer qu’un pays tel que la France, de par ses institutions laïques et une certaine méfiance à l’endroit du phénomène religieux, dispose de moins d’atouts pour mettre en place de tels dispositifs (à la différence, par exemple, du Royaume-Uni), il invite néanmoins à éviter une appréhension trop « rigide » de la laïcité, en vue d’une collaboration efficace entre les différents groupes pouvant produire de la déradicalisation. Se reconnaissant dans une lecture durkheimienne des sociétés contemporaines, au sein desquelles peuvent aujourd’hui émerger des phénomènes de violence et de remise en cause drastique de l’ordre politique, l’auteur prône une réflexion renouvelée autour de la citoyenneté (qu’il définit au sens politique mais également économique et social). Il s’agit d’empêcher que dans les espaces de délitement du lien unissant les parties prenantes d’un pays ne surgissent des contre-récits, religieux ou non, potentiellement mobilisateurs de violence. Le jihadisme n’est en effet à ses yeux que la forme actualisée de l’antagonisme mettant aux prises « établis » et « marginaux » (Elias et Scotson 1997).

Étude fouillée et dépassionnée des enjeux de définition et de représentation liés au thème de la radicalisation, l’auteur propose un panorama de la question accessible à toute personne souhaitant prendre connaissance de ces problématiques. Si l’on peut regretter la place un peu trop limitée (le format de l’ouvrage n’y étant certainement pas pour rien) donnée aux motivations politiques, notamment envisagées à une échelle mondiale, des jihadistes contemporains, on ne peut que saluer la parution d’un ouvrage à la fois rigoureux scientifiquement et concis, susceptible d’éclairer le plus grand nombre sur une question à l’actualité brûlante.

Bibliographie

  • Elias, N. et Scotson, J. L. 1997. Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, Paris : Fayard.

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Pour citer cet article :

Mohamed-Ali Adraoui, « Les logiques de la « radicalisation » », Métropolitiques, 19 juin 2015. URL : https://metropolitiques.eu/Les-logiques-de-la-radicalisation.html

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