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Les frontières de la mondialisation et le piège identitaire

La mondialisation nous assigne aujourd’hui à des identités culturelles ou religieuses, qui favorisent plus le conflit que la reconnaissance de l’altérité. Dans son dernier ouvrage, l’anthropologue Michel Agier nous invite à décentrer le regard pour reconsidérer le sens et l’usage des frontières.

Recensé : Michel Agier. 2012. La Condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, Paris : La Découverte.

Le dernier livre de Michel Agier nous parle de notre monde et de sa complexité. Il nous fait voyager du monde des migrants échoués à Patras (Grèce) ou morts dans un camion en passant une frontière à la Vila Flaviana de Salvador de Bahia (Brésil), de la maison des initiés dans la société baruya en Nouvelle-Guinée à la Tunda, monstre urbain des quartiers d’Agua Blanca à Cali (Colombie). Mais, s’il nous y conduit, c’est d’abord pour mieux nous parler de nous et des perplexités sociales et politiques que nous avons tôt fait de qualifier « d’urbaines ». Privilège de l’anthropologue : sa proximité avec des situations lointaines le met, plus que d’autres, en capacité de désigner l’étrangeté de ce qui nous est si proche. La réflexion qu’il nous propose est difficile. Elle est néanmoins salutaire.

Le monde contemporain, celui que nous vivons et qu’il nous est si difficile de penser, est soumis à un paradoxe intellectuel. Si les mots les plus souvent convoqués pour l’identifier sont ceux de globalisation et de mondialisation, il est indéniablement marqué par la violence des États sur les gens, par des frontières souvent faites murs et par la violence d’identités collectives souvent dirigées contre l’autre. Le grand mérite de Michel Agier est de mettre ces paradoxes à l’épreuve de l’enquête. Loin de réifier ou d’essentialiser les frontières comme des identités, il donne ici une petite leçon de réflexion ethnologique. Pour mettre à l’épreuve les catégories fétiches de l’époque comme l’identité ou les frontières, il fait un détour nécessaire et réflexif sur cette discipline, sur son héritage et ses péremptions. Lorsqu’elle est débarrassée de tout culturalisme, l’ethnologie nous offre aujourd’hui une capacité de décentrement du regard sur un monde parfois proche, une exigence de penser l’altérité sans laquelle le piège identitaire se refermerait sur les sciences sociales. Décentrement savant autant que culturel : « pour saisir ce qui naît autant que ce qui meurt », tel est « l’avantage de la position avancée, impliquée, de l’explorateur des mondes sociaux contemporains qu’est l’ethnologue » (p. 59).

Il faut pour cela « déplacer le lieu et le moment du regard depuis le centre et l’ordre vers les bords et le désordre » (p. 117), travailler les marges, là où le soi se confronte à l’autre, là où l’État se révèle dans ses difficultés et sa brutalité. Le sens (et pas seulement le tracé) des frontières d’aujourd’hui ne se saisit pas exclusivement par des cartes et la géopolitique. Elles se comprennent par l’enquête auprès de ceux qui les vivent comme des espaces-temps complexes où se joue la reconnaissance de migrants plus nombreux qu’avant et d’États privés de leurs attributs souverains par les contraintes de la mondialisation financière. Pour ces États « dénationalisés », la « police des frontières semble contenir tout ce qu’il leur reste de l’État-nation » (p. 63). C’est ainsi que l’on comprend comment la frontière peut aujourd’hui devenir le contraire de ce qu’elle était. De lieux de contact, de délimitation et de reconnaissance de l’altérité, les frontières se transforment en murs physiques et symboliques qui ne sont plus que la négation de l’autre.

L’homme frontière

Michel Agier montre ainsi comment « l’homme frontière », le migrant réel de notre époque est renvoyé à des assignations culturalistes fantasmées ou à des injonctions de choix qui ne font que révéler le piège identitaire qui s’est refermé sur ceux qui les énoncent. Il pose son approche sans polémique. Il y aurait, pourtant, tant à dire sur les dégâts contemporains du culturalisme sociologique et sur son instrumentalisation par des pouvoirs friands d’exclusion et de stigmatisation… Michel Agier ne se paie pas de mots. Il sait l’importance des frontières dans leur historicité, comme lieu d’identification du « nous » et du rapport à l’autre. Il sait les dangers d’un universalisme abstrait dont « l’injonction » est « devenue très régulièrement un mode d’exclusion des sans voix ou un langage de traitement à part des parias » (p. 95). Il lui préfère donc ce qu’il nomme la condition cosmopolite, une situation nouvelle de rapport au monde et aux États.

Une telle anthropologie a ses exigences. Le décentrement culturel ne peut pas être un simple renversement symétrique du rapport colonial. Il doit porter « une pensée du monde fondée sur un présupposé d’égalité devant la connaissance entre toutes les situations et conditions observées » (p. 115). Si, comme on l’a vu, il convient de compléter ce décentrement par le choix d’une anthropologie des marges, il est aussi nécessaire d’opérer ce que Michel Agier nomme un « décentrement politique » : privilégier « l’agir et le moment de basculement qui introduit un changement dans l’ordre social donné, offrant ainsi la possibilité de voir et comprendre le mouvement et le changement en train de se faire. » (p. 118). Ce « premier souffle de l’à-venir », proche de ce que Giorgio Agamben (2008) nomme « l’archaïsme » du contemporain, induit enfin le choix d’une posture. Michel Agier propose d’opter pour une anthropologie situationnelle qui met l’anthropologue dans une situation d’étrangeté non pas culturelle mais pragmatique. C’est à cette condition qu’on évite le déterminisme, les réifications intellectuelles supposant réelles des catégories abstraites, les démarches théoriques déductives comme l’universalisme structuraliste. Autant de conditions pour la mise en place de l’anthropologie du sujet comme forme générique de la capacité d’agir que Michel Agier appelle de ses vœux et à laquelle il consacre la seconde partie de son livre.

Sortir du piège identitaire

Une anthropologie du sujet doit sortir du « piège identitaire » : éviter l’essentialisation, le déni de la subjectivité de l’autre que porte l’assignation identitaire. Si le « nous » de l’héritage, de la culture transmise et de l’ethnos peut encore montrer quelques capacités mobilisatrices, le plus souvent réactionnaires, c’est le nous populaire de la volonté commune, le nous des jeunes Tunisiens de 2011, le demos qui est le vrai contemporain de l’ethnologue. C’est encore une fois en s’enracinant dans l’enquête que l’auteur nous conduit à en déjouer les pièges, démarche d’autant plus salutaire que tout chercheur est aujourd’hui réellement confronté à des « quêtes d’identité » et à la construction contemporaine de « cultures identitaires ». Ces « vagabonds » prennent un visage : Hashani le Sri-Lankais et Peter le Soudanais à Beyrouth en 2001, Mamadou le Guinéen à Paris depuis 1997, chacun dans une quête singulière et loin de tout cliché.

Comment saisir la subjectivité en action ? Il nous faut écarter tant la figure de l’individu assujetti par le Marché que celle de la personne socialement produite et subjectivée. Michel Agier propose de saisir le « sujet en situation » sans chercher quelque racine identitaire que ce soit aux processus observés. Car ce qui caractérise le sujet en action est justement sa capacité à s’émanciper de ces assignations. Il devient alors possible « de décrire un agir ou une politique du sujet qui existe pendant le temps que dure et dans l’espace que couvre la situation » (p. 92).

La thèse est radicale : c’est quand ils se détachent de leur condition sociale et d’une identité assignée que des « gens » « se mettent à exister comme sujet dans un espace et dans une situation donnée » (p. 201). Elle est pourtant très opératoire dans les situations contemporaines devant lesquelles les sciences sociales sont souvent en difficulté, situations que, curieusement, l’auteur ne convoque pas : celles des émeutes et soulèvements de ces dernières années. On regrette alors que le livre s’achève sur ces pistes si suggestives (notamment celle du rôle de la performance dans la prise de parole) qui portent certainement au-delà de la proposition conclusive sur la « condition cosmopolite ».

Car « la condition cosmopolite » laisse ouvertes des questions qui surgissent quand cette démarche est mise en œuvre, à commencer par celle du statut du savoir : celle du savant comme celle des acteurs de la situation dans laquelle il s’est plongé. De plus, lorsque ces situations sont choisies pour leur localisation en marge et pour leur capacité à donner à voir l’à-venir, se pose aussi la question de la responsabilité du « compte à rendre » de cette situation d’enquête : à qui, pour qui, pour quoi ? L’écriture ne répond pas seulement à une exigence de vérité mais aussi à une éthique de la responsabilité.

Ce livre doit être lu et débattu. Il nous propose une réflexion rigoureuse et sincère sur l’injonction éthique et épistémologique que nous adresse notre temps. S’écartant avec conviction tant de l’essentialisme des cultures et des identités que de l’aveuglante réification des concepts et de la « théorie », il ouvre un champ de travail qui s’inscrit dans ce que notre discipline, l’ethnologie, nous a laissé de plus actuel : le primat de l’enquête sur la généralisation, le primat de l’observation sur les présupposés, voire les hypothèses, de la recherche de l’inconfort intellectuel et de la mise en altérité situationnelle du chercheur.

Bibliographie

  • Agamben, Giorgio. 2008. Qu’est-ce que le contemporain ? Paris : Payot & Rivages.

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Pour citer cet article :

Alain Bertho, « Les frontières de la mondialisation et le piège identitaire », Métropolitiques, 26 avril 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Les-frontieres-de-la.html

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