Qu’elle intervienne dans le monde professionnel, au sein des familles ou dans les relations sentimentales, la surveillance par géolocalisation représente une modalité de suivi des activités de l’autre de plus en plus utilisée depuis une dizaine d’années, propulsée notamment par la diffusion des smartphones qui en sont le support de prédilection.
Dans le cas de la surveillance parentale ou du relevé de la position géographique des salariés, la verticalité du procédé apparaît manifeste : celui ou celle qui géolocalise se voit gratifié·e d’un gain informationnel sur les activités et/ou déplacements de celui ou celle qui est géolocalisé·e. Concernant les pairs adolescents, les pratiques de géolocalisation interindividuelles sont a priori pensées comme plus horizontales et aux conséquences sociales moindres. C’est d’ailleurs ce qu’il ressort de nombreux témoignages d’adolescents et jeunes adultes, lorsqu’ils insistent sur le côté ludique du partage et de la collecte de la position de leurs pairs, en minimisant dans un premier temps les événements problématiques qui pourraient découler d’un mauvais usage de l’outil (par exemple, oublier de masquer sa position sur la carte à un moment inopportun). En pratique cependant, la surveillance par géolocalisation à l’adolescence fait ressortir des rapports de pouvoir et des stratégies de collecte ou de dissimulation de la position plus implicites et plus complexes (Bruna 2023).
Cet article s’appuie sur une enquête par entretiens individuels réalisée fin 2021 auprès de vingt-sept adolescent·es de 12 à 18 ans, dans des collèges et lycées situés en milieu urbain et périurbain [1]. Il vise à rendre compte des enjeux, appropriations et détournements de dispositifs de géolocalisation sociale, particulièrement bavards sur la présence et l’activité en ligne comme hors ligne des individus de cette tranche d’âge. Alors que les jeunes filles sont plus exposées au harcèlement en ligne et soumises à davantage de contraintes dans la gestion de l’audience et des contenus qu’elles partagent (Handyside et Ringrose 2017), cette contribution a pour objectif de montrer dans quelle mesure la publicisation de leur géolocalisation par le biais des réseaux socionumériques peut, davantage que pour les garçons, les exposer à de nouvelles vulnérabilités en cas de mésusages.
Quels contextes d’usage ?
La surveillance par géolocalisation ne saurait être décontextualisée : elle s’inscrit dans le prolongement d’une frénésie surveillancielle (Aïm 2020) et d’une double injonction à la visibilité (Balleys 2015 ; Boyd 2014) et à la disponibilité (Davies et al. 2014 ; Marwick et Boyd 2014) dans les espaces en ligne. Parallèlement, la fréquentation juvénile des plateformes communicationnelles majeures (Instagram, WhatsApp, etc.) s’est accompagnée de vérifications de présence toujours plus diversifiées, telles que l’heure de la dernière connexion, l’ouverture d’un contenu ou le fait d’être en train de rédiger une réponse. Géolocaliser l’autre ne représente donc pas une pratique isolée, extérieure à toute autre forme de suivi, d’autant que des dispositifs de géolocalisation sociale tels que la SnapMap [2] affichent également des informations sur la présence en ligne des individus et, par exemple, leur pourcentage de batterie.
Cette surveillance par géolocalisation est pensée par les adolescent·es interrogé·es comme une extension inédite des pratiques de surveillance habituelles à l’ère numérique, en ce sens qu’elle présente surtout un intérêt pour les activités hors ligne de la personne suivie. Dans ce contexte, il ressort que la géolocalisation peut être perçue comme triplement révélatrice : (1) du mensonge dans une situation de non-conformité entre une position déclarée et celle qui est affichée à l’écran, (2) des infidélités amicales et sentimentales, ou encore (3) du degré estimé de sédentarité (est-ce qu’il/elle bouge peu de chez lui/elle ?) et de popularité de l’individu (est-il ou elle souvent en soirée ? seul·e ? avec qui ?). Ces vérifications de présence présentent une forte hétérogénéité et ne s’arrêtent donc pas au seul objectif de satisfaire la curiosité, même s’il s’agit souvent du premier argument présenté. Cette troisième dimension révèle une interprétation singulière de la position géographique qui, une fois agrégée à d’autres traces numériques déjà collectées, peut contribuer à affecter les représentations portées sur un individu en raison de ses pratiques numériques. Dit autrement, les données collectées via la SnapMap s’inscrivent pleinement dans le champ des données réputationnelles, ce qui semble plus prononcé encore chez les jeunes issus de parents au faible niveau de diplôme, comme l’attestent les propos d’Alexandra : « C’est un mec qui screen [3], on l’évite dans les couloirs » ou de Marina, 16 ans : « Lui, il est souvent en mode fantôme, il a des trucs à cacher. »
D’autres pratiques présentent elles aussi un intérêt. Anaïs, 16 ans, utilise la géolocalisation car « ça permet de savoir où vont tes potes [pendant les vacances], s’ils bougent loin de la France, on peut voir s’il y a des mythos aussi (rires) », quand Jean-Baptiste, 15 ans, ajoute : « Quand je ne sais pas quoi faire, par exemple pendant le confinement, j’ai regardé si les gens étaient bien chez eux. » La situation exceptionnelle du confinement révèle que, dans les pratiques de surveillance adolescentes, la vérification du respect des injonctions normatives à rester chez soi peut aussi justifier le recours à cette technologie de traçage de la position de l’autre, alors qu’un déplacement inattendu mettrait en lumière de potentielles pratiques transgressives. En tant que donnée personnelle, la position géographique semble donc avant tout collectée dans un objectif d’apport informationnel, mais peut se trouver transformée en ressource lorsqu’elle vient à être discutée (par exemple, pour apporter la preuve d’un déplacement passé ou d’une attitude suspecte de dissimulation de sa position).
La géolocalisation entre jeu et contrôle
Le partage de la position géographique dans les espaces communicationnels en ligne est principalement contractuel, notamment chez les adolescentes qui veillent régulièrement à sa réciprocité : celle qui sort du jeu ne peut garder bien longtemps les bénéfices liés à la connaissance de la position de l’autre. En conséquence, l’acceptation du partage de sa localisation est réservée à des personnes de confiance, notamment parmi les plus proches ami·es ou les relations sentimentales. Cela n’empêche pas quelques jeunes filles de l’échantillon de concéder des pratiques paradoxales, comme l’explique Émilie, 18 ans :
Je la mets vraiment à mes amis les plus proches, il faut qu’il y ait une certaine confiance pour que je la donne, mais en même temps… Je te dis que c’est intime mais oui je peux la donner comme ça pendant une soirée, à quelqu’un en soirée qui me dit « viens je te donne la mienne » et je lui dis « vas-y je te donne la mienne alors ».
Celle-ci conditionne toutefois cette ludification du partage de sa position à la possibilité de garder le contrôle : « Je me dis que ce que je donne, je peux le reprendre, c’est ça qui est important, je peux désactiver à tout moment. » De leur côté, les garçons interrogés insistent aussi sur la dimension ludique de la géolocalisation des pairs mais, à l’exception du cadre bien défini des relations sentimentales, ils soulignent surtout la moindre importance de l’oubli. C’est pour cela que les filles se montrent généralement plus attentives dans notre enquête aux accès qu’elles accordent à leurs contacts. Si garçons et filles admettent majoritairement « apprendre par l’erreur », les actions consécutives à cette erreur ne semblent pas identiques. Adrien et Thomas, 18 ans, expliquent s’être déjà « faits griller », mais dédramatisent rapidement en ajoutant que « c’est le jeu ». Or, après s’être trouvées dans une situation compromettante ou, a minima, regrettée en raison d’un partage de localisation à une audience trop large, cinq filles interrogées admettent filtrer plus minutieusement par la suite. C’est le cas de Noémie, 17 ans, qui décrit une situation conflictuelle liée à un oubli de désactivation du partage de sa position :
Une fois j’avais raconté à une pote que j’étais chez moi, mais en vrai j’étais chez une autre pote qu’elle aimait pas du tout. Je me suis rappelé trop tard que je lui avais donné l’accès à ma map et elle a su où j’étais, et j’ai dû m’expliquer pendant je sais pas combien de temps.
Comme dans le cas d’une non-conformité entre position attendue et révélée dans le contexte de la surveillance parentale (Bruna 2022), cette situation révèle que le dispositif sociotechnique acquiert une finalité probatoire, ce qui rend plus difficile toute tentative de contextualisation, tandis que la donnée affichée à l’écran semble prévaloir sur la parole de l’individu géolocalisé.
La donnée de localisation comme rapport de pouvoir
Plus minoritairement, deux garçons admettent avoir déjà utilisé la donnée de localisation pour acquérir des informations auprès d’adolescentes que ces dernières avaient préalablement refusé de leur transmettre, en rappelant que la SnapMap trahit l’adresse du domicile d’un individu lorsqu’elle est collectée la nuit ou dans des circonstances exceptionnelles. C’est le cas d’Adrien, 18 ans : « Parfois c’est bien pratique, genre pendant le confinement, bon… on voit où certaines personnes habitent, forcément (rires). Après je vais pas aller sonner hein, mais je sais pas, c’est une info, quoi ». Anaïs, 16 ans, révèle pour sa part avoir été victime de cette collecte de données :
J’étais chez moi, il voulait qu’on se voie, j’ai dit que j’étais pas dispo mais il m’a dit « t’es chez toi donc c’est bon on peut se voir », il sait que la journée mes parents travaillent, je savais plus quoi répondre, il est venu, j’avais pas forcément envie, bon il est pas resté longtemps mais je me suis sentie piégée. Une fois qu’il a vu où je suis c’est trop tard en fait, tu peux pas revenir en arrière.
Du relevé de la position géographique, la jeune fille semble surtout affectée par son caractère irrattrapable. De la même façon, et parce que la géolocalisation pénètre les territoires de l’intime, le recours à cette technologie affecte la fabrique du mensonge. Pour les filles, le partage de la SnapMap semble jouer un rôle dans les relations sentimentales plus important que pour les garçons. La désactivation même temporaire de la carte s’accompagne ainsi de la nécessité de se justifier, comme l’indique Océane, 18 ans :
Quand tu rentres là-dedans c’est un peu un jeu à embrouilles, parce que regarde, ma copine elle l’a tout le temps désactivée, sa localisation, donc je ne vais pas me poser de question, je vais pas trouver ça bizarre, alors que si elle l’avait mise mais qu’elle l’enlevait de temps en temps, j’aurais des doutes, oui.
À la suite de certaines suspicions sur les déplacements de son petit ami, Louane, 14 ans, est à l’initiative de la demande de partage de localisation avec ce dernier, qu’elle justifiera ainsi : « Voilà, maintenant on ne peut plus se mentir. » En instituant le recours à la SnapMap comme une étape à part entière dans leur relation, elle sous-entend l’existence d’un avant et d’un après, ce qui souligne une dimension disruptive dans les usages sociaux d’un outil désormais gratifié du pouvoir d’arbitrer.
Compétences techniques, exposition de soi et vulnérabilité
Une majorité des adolescent·es interrogé·es s’avèrent intransigeante·s face au manque de maîtrise dans le partage de la position géographique : « Si la personne a accepté d’être géolocalisée, j’ai envie de dire que c’est son problème, si t’actives tu prends un risque, si tu t’en rappelles pas et que tu te fais choper, il faut assumer derrière », développe Océane, rejointe par Claire, 15 ans, selon qui « il y a des gens qui laissent leur position à tout le monde donc ils se souviennent même plus qu’ils l’ont partagée. Ils se posent pas de question derrière, c’est bête ». Dans les propos de ces deux filles aux parents très diplômés, le fardeau de la faute semble davantage peser sur les épaules de celui ou celle qui « ne sait pas faire », davantage que sur celui ou celle en capacité d’exploiter les données collectées. Ces compétences techniques liées à l’affichage et à la dissimulation de sa position, mais aussi la connaissance des normes implicites relatives aux « bonnes pratiques » des outils, rendent ainsi celles qui en sont dépossédées doublement vulnérables, à leur capacitation à protéger leur vie privée d’une part, au regard des pairs à la suite d’un potentiel oubli ou mésusage d’autre part.
Or, dans notre enquête, ce sont les jeunes filles issues de parents peu ou pas diplômés et originaires de quartiers populaires qui sont davantage affectées par les mésusages de la SnapMap et les enjeux réputationnels qui peuvent en découler. Les pratiques de l’outil apparaissent socialement plus punitives, pour deux raisons qui sont cumulatives. D’une part, comme le montre l’enquête de Margot Déage sur Snapchat (2018), les jeunes filles issues de milieux défavorisés sont moins familières des formes de modération et d’autocontrainte liées aux usages des réseaux socionumériques, qu’elles soient préconisées par l’environnement scolaire ou par des parents au capital culturel (dont le capital numérique n’est de facto qu’une composante [Granjon et al. 2009]) plus élevé. D’autre part, et alors que les adolescentes des classes populaires préfèrent le plus souvent socialiser ailleurs que dans le quartier pour échapper au contrôle social exercé par leurs pairs masculins mais aussi dans une moindre mesure féminins (Blanchard et Hancock 2017), la surveillance par géolocalisation pourrait bousculer ces codes. La collecte de la position géographique permet en effet de voir l’ici et l’ailleurs à la fois, et pourrait compromettre la préservation de territoires physiques qui échappent au regard des pairs.
En tant que marqueur numérique d’une présence dans les territoires physiques de la ville, la géolocalisation participe donc pleinement de l’hybridation de ces espaces (de Souza e Silva 2006), de même qu’elle gratifie l’observateur ou l’observatrice d’un regard zénithal sur les activités, la localisation du domicile, les déplacements et les fréquentations de l’observé·e. Pour les jeunes filles de l’enquête, mais plus rarement aussi pour les jeunes garçons dans le cadre des relations sentimentales, la géolocalisation des pairs semble se traduire par une charge mentale relative à la gestion permanente des données et contenus qu’ils et elles choisissent d’exposer en ligne, ou omettent de ne plus afficher. Comme le souligne Noémie, 17 ans, « parfois tu oublies la map, mais la map elle ne t’oublie pas ».
Bibliographie
- Aïm, O. 2020. Les Théories de la surveillance. Du panoptique aux Surveillance Studies, Paris, Armand Colin, coll. « U ».
- Balleys, C. 2015. Grandir entre adolescents. À l’école et sur Internet, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, coll. « Le savoir suisse ».
- Blanchard, S. et Hancock, C. 2017. « Enjeux de genre et politiques urbaines : les enseignements d’une recherche à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis »), Géocarrefour, n° 91.
- Boyd, D. 2014. It’s complicated. The Social Lives of Networked Teens, New Haven : Yale University Press.
- Bruna, Y. 2023. « Géolocalisation des pairs à l’adolescence et enjeux relationnels : les usages sociaux de la SnapMap », Questions de communication, n° 42, p. 291-312.
- Bruna, Y. 2022. « Usages et enjeux de la géolocalisation dans le contexte de la surveillance parentale », Tic&Société, vol. 15, n° 2-3, p. 127-159.
- Davies, C., Coleman, J. et Livingstone, S. (dir.). 2014. Digital Technologies in the Lives of Young People, Londres : Routledge.
- Déage, M. 2018. « S’exposer sur un réseau fantôme. Snapchat et la réputation des collégiens en milieu populaire », Réseaux, n° 208-209, p. 147-172.
- Granjon, F., Lelong, B. et Metzger, J.-L. (dir.). 2009. Inégalités numériques. Clivages sociaux et modes d’appropriation des TIC, Paris : Hermès-Lavoisier.
- Handyside, S. et Ringrose, J. 2017. « Snapchat Memory and Youth Digital Sexual Cultures : Mediated Temporality, Duration and Affect », Journal of Gender Studies, vol. 26, n° 3, p. 347-360.
- Marwick, A. et Boyd, D. 2014. « Networked Privacy : How Teenagers Negotiate Context in Social Media », New Media and Society, vol. 16, n° 7, p. 1051-1067.
- de Souza e Silva, A. 2006. « From Cyber to Hybrid. Mobile Technologies as Interfaces of Hybrid Spaces », Space and Culture, vol. 9, n° 3, p. 261-278.