Dossier : L’empreinte de la guerre d’Algérie sur les villes françaises
La société nationale de construction pour les travailleurs algériens (Sonacotral) est créée en août 1956 [1], sous le ministère Guy Mollet, dans la foulée du vote des pouvoirs spéciaux en Algérie [2]. Il s’agit de construire des foyers pour une seule catégorie de travailleurs immigrés, les « FMA » (« Français musulmans d’Algérie »), comme on les appelle dans les textes officiels, depuis que le statut de 1947 en a fait des citoyens français [3].
Côté jardin, le constructeur va offrir aux ouvriers entassés dans les taudis et les bidonvilles un habitat d’un confort inédit avec les « foyers-hôtels ». On a placé pour cela à la présidence de la société l’ancien ministre de la Reconstruction, Eugène Claudius-Petit (1907-1989), l’un des politiques les plus innovants en matière de logement et d’urbanisme. Côté cour, la Sonacotral n’est autre que la première pièce de la politique du logement des immigrés « algériens » qui prend forme avec la guerre, dans le double objectif de désamorcer l’influence nationaliste et de mieux contrôler les migrants. Conformément aux vœux du ministère de l’Intérieur, la Sonacotral construit des foyers mono-ethniques, plus facilement soumis à une surveillance spécifique.
Avec la Ve République, à partir de 1958, cette politique sociale à l’égard des Algériens étend son domaine d’action et est confiée au Délégué spécial Michel Massenet. Celui-ci lance notamment en 1959 un plan de résorption des bidonvilles, avec un financement spécial, le fonds d’action social (FAS). Or les bidonvilles sont notamment composés de familles, dont le nombre a beaucoup augmenté avec le développement de la guerre en Algérie. Alors que l’hébergement des Algériens était jusque-là surtout destiné à des travailleurs isolés, la résorption des bidonvilles pose donc aux pouvoirs publics la question nouvelle du logement des familles algériennes.
La Sonacotral devient alors un des instruments principaux de cette politique, puisque c’est elle qui est chargée de mettre en œuvre le relogement des habitants des bidonvilles. Elle les reloge, en premier lieu, dans des cités de transit. Solutions d’urgence, celles-ci obéissent aux logiques coloniales d’assimilation, avec une fonction éducative : les familles, regroupées (et surveillées), sont censées y apprendre la civilisation urbaine. Au-delà de cet habitat transitoire, Eugène Claudius-Petit, « patron » de la Sonacotral, et son « équipe passionnée » de collaborateurs (Jacques Bador ou Guy Pellennec), imprégnés, comme lui, d’humanisme chrétien, proposent des logements HLM pour les familles algériennes.
La ville de Nanterre et ses bidonvilles concentrant une très forte population algérienne, elle est à la fois une des principales cibles des opérations de police et le laboratoire des résorptions de bidonville. C’est donc naturellement dans cette ville que la Sonacotral met en œuvre le premier projet d’ensemble HLM pour reloger les familles algériennes : l’ensemble des Canibouts est ce modèle pionnier.
Une « entreprise-pilote »
Avec cette nouvelle facette de sa mission, la Sonacotral entre dans le monde valorisant de la construction HLM et de l’aménagement urbain. Le directeur de la société présente le projet des Canibouts lors d’une des premières réunions sur la résorption des bidonvilles en région parisienne, le 19 mai 1959 : « Il s’agit d’une entreprise-pilote qui doit servir de modèle à d’autres réalisations ; il s’agit, d’autre part, d’un projet indispensable à la résorption des 400 familles vivant dans le bidonville » [4].
Les statuts de la Sonacotral, société d’économie mixte, ne lui permettent pas de profiter des prêts HLM. En rachetant une société HLM en faillite, elle crée sa première filiale HLM, la Logirep. C’est le point de départ du groupe Sonacotral, qui s’enrichit ensuite de plusieurs « Logis » en province, la Logirem à Marseille, la Logirel à Lyon, etc. Concernant la Logirep, le ministère des Finances fait diligence pour accorder l’autorisation d’achat. Les autres institutions en jeu sur le site de Nanterre font de même et l’action est menée sur le mode volontariste, avec des « réunions régulières autour du préfet Garnier pour suivre l’avancée du dossier Canibouts » [5].
À partir de là, l’opération « grand ensemble » est lancée. Le plan-masse est confié à l’architecte Charles-Roux. Sur les 850 logements prévus au total, une première tranche doit comprendre 634 logements HLM, 40 logements de transit de type Logéco [6] et une tour centrale destinée à un foyer-hôtel de 217 chambres de 11 m² chacune. La liste des équipements est exemplaire : des places de parking, des écoles et des « mètres carrés sociaux » (centre social, club de jeunes). Une certaine liberté des plans et des façades doit éviter la monotonie. La variété est de mise aussi à l’intérieur, avec l’introduction d’appartements en duplex, ce que Jacques Bador salue comme une « architecture vivante et adaptée aux besoins de notre temps » [7]. L’environnement est, lui, moins heureux. Situé dans le quartier éloigné du Petit Nanterre, le grand ensemble reste proche des bidonvilles, qui ne seront résorbés que lentement, entre des usines et la Maison départementale, installée au XIXe siècle (à la fois dépôt de mendicité, prison et hospice devenu hôpital avec le temps).
Les choix de la Sonacotral : HLM sous quotas
Si l’on en croit ces responsables [8], le projet des Canibouts et la possibilité donnée à la Sonacotral de construire et de gérer des HLM répondaient à un double défi. Le premier était de vaincre les résistances des municipalités qui refusaient de céder des terrains pour construire des foyers. On intégrait, en effet, ces derniers à des ensembles HLM, dont les maires étaient demandeurs. Le second était d’apporter la preuve aux bailleurs HLM que les Algériens étaient des locataires comme les autres, qu’ils payaient leurs loyers et étaient « capables de jouir de lieux en bons pères de famille », selon la formule consacrée par le décret HLM de 1954 [9]. Dans le contexte de la fin des années cinquante, où la crise du logement fait rage [10] et où les HLM ont un peuplement de classes moyennes et s’appliquent à écarter les plus pauvres, le projet des Canibouts est bel et bien un défi. Qu’il s’agisse d’organismes privés ou d’offices municipaux, les HLM entendent choisir leurs locataires, ce que permet la pénurie, et protestent lorsque la puissance publique veut leur imposer un plafond de ressources. Longtemps, elles refusent les étrangers, et une note du Conseil supérieur des HLM doit leur rappeler en 1959 que rien dans leurs statuts ne les exclut, pourtant. Quant à la possibilité d’accueillir des familles algériennes, elle est tout simplement ignorée. Jusqu’au milieu des années 1960, le sujet n’est mentionné ni dans les congrès de l’Union des HLM, ni dans la revue HLM ; à l’exception de cette remarque où prolétaires et « nord-africains » sont associés dans la crainte du ghetto :
« Ne créons pas d’îlots uniquement prolétariens. On ne peut aimer entendre parler d’immeubles réservés aux seules familles nombreuses et encore moins aux familles nord-africaines. On a pu dire que les ghettos de la meilleure race ne valent rien. [...] Les groupes fermés sont mauvais du point de vue social. » (Guy Houist, Congrès de Dijon, juin 1955)
La question du ghetto, évidemment centrale dans la gestion des Algériens à l’époque coloniale, l’est encore plus pour la Sonacotral, dont la mission a, par définition, un effet ségrégatif. Comment construire des logements HLM pour les familles algériennes, tout en évitant de fabriquer des ghettos ?
C’est pour répondre à cette exigence contradictoire que l’équipe de Claudius-Petit imagine alors un système de quotas et d’échanges. Un quota, fixé à 15 % par ensemble de logements, limiterait la proportion de ces logements attribués aux familles algériennes. Les 85 % des logements restants seraient l’objet d’échanges avec les autres opérateurs HLM du secteur. Toutefois, aucun dispositif n’est prévu pour vaincre les résistances plus que probables des autres bailleurs. On ne s’étonnera pas que, dans le cas des Canibouts, les offices HLM de Paris et des communes voisines n’aient ainsi pas trouvé de place dans leur parc pour accueillir des « FMA » au moment du brassage.
Le principe des quotas n’est, toutefois, pas nouveau à cette date, et son invention n’est pas due à la Sonacotral. Des expériences antérieures de logement des familles algériennes s’étaient déjà faites sur la base de la dispersion, avec ce même principe des seuils. À Paris, en 1959, le préfet Pelletier, qui était parvenu à loger des familles dans des conditions identiques aux familles métropolitaines, soulignait, toutefois, qu’il ne fallait pas donner l’impression d’un traitement de faveur aux « FMA » par rapport à tous les mal-logés. À Lyon, où un projet de type Logéco en accession à la propriété est ouvert aux familles algériennes, on limite leur part à 30 % « pour éviter le risque de ghetto » [11].
Mais avec la Sonacotral, le système se fige : les 15 % deviennent un dogme et vont longtemps constituer un alibi. Car, si rien n’oblige vraiment les sociétés HLM à loger les familles algériennes, ce taux très bas est vite atteint par celles qui acceptent de le faire. Alors que le nombre de familles à loger augmente, l’idée d’un seuil à 15 % s’impose à tous les niveaux institutionnels (bailleurs, préfecture, ministère). En outre, la Sonacotral, dont la création avait déjà démobilisé les employeurs en matière de logement de leur main-d’œuvre, contribue à démobiliser les bailleurs HLM de toute mission en faveur des familles immigrées.
Les effets de l’indépendance
L’indépendance de l’Algérie met fin aux illusions de la « France-Afrique » [12] qui avaient soutenu les débuts du plan de relogement des familles « FMA ». Elle fait des Algériens des étrangers, et, de surcroît, des étrangers indésirables, pour lesquels les accords d’Évian ont maintenu la libre circulation. La Sonacotral, libérée de sa mission exclusive, étend alors son action à l’ensemble des étrangers, ainsi qu’aux travailleurs français. Elle devient Société nationale de construction pour les travailleurs (Sonacotra) en juillet 1963. La présence des Algériens est gérée dans la contradiction. Le refus de les voir s’installer durablement conduit à les marginaliser dans le cadre d’une politique sociale désormais étendue à tous les migrants. Les priorités ont changé, la mise en service des Canibouts en 1963 l’illustre de façon éclatante. Outre les 15 % de familles algériennes prévus, la résidence HLM voit entrer une majorité de rapatriés, dont certaines familles harkies. Au-delà du mauvais tour de l’histoire qui impose la cohabitation à ceux que la guerre a opposés, on mesure tout ce qui sépare l’accueil des rapatriés du traitement des familles algériennes autrefois françaises. Ces dernières n’avaient droit qu’à 15 % des logements construits pour elles, alors que les rapatriés ont jusqu’à 30 % de logements réservés dans les ensembles mis en service en 1962 [13]. Que la discrimination soit positive ou négative, on voit que les « quotas » sont prisés à l’époque. Il faut dire que l’extension nouvelle des logements HLM incite à la construction volontariste du peuplement urbain, à travers l’attribution de logements. Dans cette logique, les 15 % adoptés empiriquement pour les Algériens relèvent d’une lecture coloniale du ghetto et non des circonstances liées à la guerre.
Une fois la politique sociale imaginée pour les Algériens étendue à l’ensemble des étrangers, les 15 % devaient s’étendre à la diversité des immigrés. Les Portugais, très nombreux en bidonvilles, ont eu longtemps, de ce fait, un accès marginal aux HLM. Les Italiens et les Espagnols y furent mieux accueillis, ce qui donna, du reste, à beaucoup de communes et d’organismes un alibi pour refuser les Algériens, ce seuil des 15 % d’étrangers étant vite atteint. À la fin des années 1960, alors que la question du logement des étrangers se constitue progressivement en problème de politique publique, les Algériens font l’objet d’une discrimination spéciale. Les demandes de logement HLM des habitants des bidonvilles de Nanterre ne reçoivent jamais de réponse et, après les résorptions, beaucoup sont regroupés dans les cités de transit des environs. Pour les Portugais, le passage en cité de transit fut moins systématique.
Après l’expérience, l’enquête : le seuil de tolérance entre les lignes (1968)
Pour justifier leur refus de locataires maghrébins, les bailleurs HLM évoquent des handicaps spécifiques (familles trop nombreuses, salaires trop bas), mais aussi des problèmes de cohabitation avec les Français. C’est pourquoi la Sonacotra diligente une enquête sociologique sur la vie aux Canibouts, quelques années après la mise en service. Elle est réalisée en 1968 par un centre d’études sociologiques créé par Jacques Bador, le CEAL (Centre d’études appliquées au logement). Elle aboutit à un ouvrage en huit tomes dactylographiés, intitulé La cohabitation des familles françaises et étrangères [14]. L’analyse, très statistique dans le goût de l’époque, s’appuie sur une comparaison entre les Canibouts et une autre opération Logirep, la Cure à Fontenay-le-Fleury. « Le pourcentage d’étrangers est à peu près équivalent à la Cure et aux Canibouts », mais à la Cure ce sont en majorité des Italiens et des Espagnols, alors qu’aux Canibouts « le taux plus important d’Algériens est renforcé par l’impression d’un “mouvement arabe continu dans la cité” ». La démonstration tend à faire de l’importance de la population maghrébine le facteur discriminant en matière de difficultés de cohabitation. Avec le bruit et les déprédations qui suscitent de nombreuses plaintes aux gardiens, la question scolaire est au cœur des frictions. Le Groupe scolaire des Canibouts (La Fontaine) compte, dit-on, 70 % d’enfants d’étrangers en maternelle et 60 % en primaire. L’instituteur affirme que le maximum supportable est de 25 % d’élèves étrangers, ce qui correspondrait à 10 % de ménages. L’enquête explique que les Français cherchent à mettre leurs enfants ailleurs (Colombes) et que l’école recrute en dehors des Canibouts pour remplir les classes.
La lecture de ces volumes laisse une impression contradictoire. On y retrouve beaucoup de problèmes pointés dans les autres enquêtes sur les grands ensembles. Mais la conclusion présente l’« ambiance raciste » comme le problème numéro 1. Pour cette étude par ailleurs bienveillante à l’égard des habitants algériens, les difficultés dans une résidence HLM se mesurent à l’aune de la présence plus ou moins visible de ces derniers. Sur la base de l’avis de l’instituteur, le seuil des 15 % est revu à la baisse : « il paraît nécessaire de ne pas dépasser les 15 % de familles étrangères, en cherchant au maximum la diversification des origines à l’intérieur du programme. Si la diversification est impossible, ne pas dépasser les 10 % ». On voit ainsi comment, des quotas d’installation, on est passé au seuil d’alerte quantitatif. Le problème n’est plus d’éviter le ghetto, mais de ne pas dépasser un seuil de tolérance supportable pour la société française.
Cette enquête est la seule de l’époque à s’intéresser aux étrangers en HLM. Elle va, à son tour, faire office de référence. Même si la formule « seuil de tolérance » ne figure pas dans le texte, on en situe habituellement là l’origine [15]. Non sans raison puisque, peu de temps après, l’usage en devient familier à la Sonacotra. Une enquête de la Logirel, « Logi » Sonacotra de Lyon, est intitulée « État des seuils de tolérance de l’immigration étrangère dans la région Rhône-Alpes, Lyon et Saint-Étienne » [16]. La question des seuils d’étrangers est à l’ordre du jour en ce début des années 1970, où se pose officiellement la question de limiter leur nombre, ce que tenteront de faire les circulaires Marcellin-Fontanet (1972). Ici et là, les préfets enquêtent sur les taux de saturation en étrangers (20 % par commune). Dans certains ensembles HLM, on traduit aussi en chiffres l’inquiétude qui se développe autour des concentrations de familles d’immigrés. Car, contrairement à l’illusion des responsables qui avaient imaginé que les quotas pouvaient permettre la dispersion harmonieuse des Franco-Algériens dans la cité, l’entrée des étrangers en HLM se fait sur le mode contrasté des regroupements et des évitements. Un processus dont a fort bien rendu compte la formule de Patrick Weil : « comment fabriquer des ghettos avec des quotas » [17]. Aujourd’hui, l’ensemble des Canibouts est considéré à Nanterre comme une cité difficile. Il fait l’objet d’une vaste opération de rénovation urbaine, avec un travail associatif qui s’attache à recueillir la mémoire des habitants.