Alors que se poursuivent les démolitions des logements sociaux en France (Epstein 2013) et que les dispositifs d’urgence reviennent comme solution providentielle aux crises contemporaines du logement (Bonnet 2016), l’ancienne cité de transit de Beutre fait figure de singularité. Construite en 1969 dans les bois non loin de l’aéroport de Mérignac, la cité est un ensemble de quatre-vingt-treize logements d’urgence. Elle se confond aujourd’hui dans la ville pavillonnaire située au-delà de la rocade à l’ouest de la métropole bordelaise. Cinquante ans après sa construction, la cité de Beutre nous interpelle sur l’existence d’un habitat aux marges du logement. Face à l’absence d’entretien, dont le bailleur social Aquitanis a récemment reconnu la responsabilité, les habitants n’ont eu d’autre choix que d’autoproduire des travaux. En outrepassant leur statut de locataire, ils ont permis la pérennisation de l’architecture provisoire au fil de quatre générations. De la précarité des conditions d’habitat d’origine (Liscia et Orlic 1974 ; Tricard 1977 ; Cohen et David 2012) à la réalité architecturale d’un habitat en autoconstruction, il faut prendre au sérieux la place des habitants dans la transformation des édifices, et rendre compte des expériences vécues (Pétonnet 1968 ; Lion 2015) ainsi que des savoirs habitants dans leur complexité et diversité. Entre logiques de survie, inventions du quotidien et pratiques d’économies morales, les transformations de l’architecture de Beutre constituent la réalité ordinaire (Chauvier 2011) d’un habitat populaire continuellement modifié, étendu et réagencé par ceux qui y vivent (Abenia et al. 2021).
Dans un contexte de forte croissance urbaine liée au projet d’aménagement métropolitain Aéroparc, le bailleur a lancé en 2019 un projet de réhabilitation architecturale de la cité. L’agence Christophe Hutin Architecture [1] a été commanditée pour y répondre. Il s’agit d’une commande relativement rare, où un bailleur attend des architectes, en plus d’une mise aux normes techniques des édifices, une mission de médiation auprès des habitants [2]. Face à la particularité de la cité de Beutre, l’agence d’architecture a pris le parti d’un mode d’action appelé la « transformation architecturale » (Hutin et al. 2021). Cette approche se situe d’abord à l’opposé des opérations de démolitions : elle se fixe pour objectif de garder les familles chez elles et de préserver le bien commun que sont les architectures informelles et les jardins réalisés au fil du temps par les habitants. Dépassant ensuite les démarches qui se limitent aux réhabilitations techniques sans amélioration des espaces à vivre, le projet de transformation élève les exigences architecturales à celles du logement contemporain, en prévoyant notamment des espaces en plus [3] (Druot et al. 2004). Pour mettre en œuvre la pratique de la transformation architecturale, l’agence a composé une équipe pluridisciplinaire d’architectes, de paysagistes et d’anthropologues. Elle a choisi de s’installer pendant plus de deux ans dans l’une des maisons de la cité, au numéro 53, afin de concevoir le projet de transformation au plus près des processus préexistants mis en œuvre par les habitants. Cette méthode a permis de concilier le respect des travaux que les habitants n’ont cessé de pratiquer en autonomie et les impératifs d’ajustements prévus par les travaux des architectes destinés à mettre à jour l’architecture avec des objectifs contemporains.
La posture de l’auteure de l’article est à la fois celle d’une praticienne et celle d’une chercheuse, qui a été en charge du projet de Beutre durant trois ans. À partir de l’expérience de Beutre, cet article explicite la méthode de transformation architecturale avec les habitants, en proposant la notion de conception ouverte. Associant les outils de l’action à ceux de la recherche, cette notion définit un mode de pratique exploratoire, où l’enquête architecturale, habituellement anecdotique, est en fait inséparable du travail de conception (Howa 2022).
Habiter l’informel : les savoirs habitants dans la transformation architecturale
Loin d’être inconnue des autorités municipales et gestionnaires, la réalité architecturale de Beutre est l’histoire d’une double marginalisation. La première a lieu dès l’origine de la cité : l’architecture de transit est un régime d’exception au droit commun du logement (Laé et al. 1988), destiné aux plus vulnérables de la communauté urbaine de Bordeaux. Deux programmes d’habitations temporaires (un « programme social de relogement » et une « cité de logements pour travailleurs migrants ») ont accéléré la construction de vingt bâtiments de plain-pied pour des familles issues des bidonvilles de l’agglomération et du faubourg Mériadeck détruit par le grand projet de rénovation urbaine de Chaban-Delmas, ainsi que des familles exilées du Portugal de Salazar, de l’Espagne de Franco, et d’Algérie et de Tunisie à la suite des révolutions décoloniales. Parce qu’elle est annoncée comme provisoire (les familles ne devaient pas y habiter plus de deux ans), l’architecture de transit est construite selon des critères situés en deçà des normes d’habitabilité du logement de l’époque : les habitations ne sont pourvues à l’origine ni d’eau chaude sanitaire ni de chauffage, la toiture à deux pentes est constituée de plaques d’amiante, les sols en béton et murs en briquettes sont livrés sans finition intérieure, les surfaces sont réduites d’un tiers par rapport aux standards.
La seconde marginalisation de Beutre recoupe l’histoire des cités de transit : ces architectures de logement spécialisé n’ont pas été les lieux de passage attendus (Tricart 1977 ; Laé et al. 1988). Ce qui n’était qu’une solution temporaire de logement existe encore. Quatre générations de familles vivent ainsi dans une architecture laissée pendant cinq décennies en dehors des opérations de réhabilitation courantes [4]. Face aux inévitables dégradations, les habitants ont entrepris, financé et mis en œuvre les travaux en lieu et place de leur bailleur social. Ainsi, l’externalisation des travaux aux habitants a fait de Beutre un système stabilisé d’informalisation architecturale. Alors que l’attribution du logement locatif social se fait en principe seulement sur critère de solvabilité économique des ménages, le fait est que les baux locatifs ont été reconduits dans les familles au fil des générations. Des arrière-grands-parents aux petits-enfants, en passant par les fratries et les alliances, il est courant qu’une famille habite plusieurs maisons de la cité.
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Source : Christophe Hutin Architecture (Howa 2022, p. 387).
Le développement des « autoconstructions », terme désignant l’architecture réalisée sans architecte, est à Beutre un phénomène d’ampleur. L’emprise au sol totale des édifices a doublé en cinquante ans et chacune des quatre-vingt-treize maisons a été transformée différemment. Partitionnement ou décloisonnement intérieur, extensions de chambres, de séjour ou de cuisine, jardins d’hiver, potagers, vérandas, piscines, studios au fond du jardin, puits, chalets, garages, ateliers, hangars de petite production vivrière. Autant de travaux de transformation dont il faut observer la profonde hétérogénéité. Ces systèmes de transformations architecturales ont leur importance, car ils témoignent et résultent de la force des liens de réciprocité et de solidarité (Collectif Rosa Bonheur 2019) qui existent autant entre les générations habitantes qu’avec le réseau de voisinage.
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Source : Christophe Hutin Architecture (Howa 2022, p. 389).
Vécue par la plupart des habitants comme une résistance à cinquante années de relégation, l’histoire des transformations architecturales de Beutre doit être racontée par la diversité des formes d’interpellation, de contournement ou de détournement qu’ils ont dû déployer (Scott 2006). Souvent ignorés des perspectives architecturales normatives, les savoirs habitants constituent précisément une force de transformation de l’architecture (Deboulet et al. 2016). Ces savoirs ne sont pas seulement techniques, mais aussi relationnels et citoyens. Sans doute faut-il reconnaître les valeurs économiques, sociales et symboliques des autoconstructions (Kroll et Kroll 2012) pour mener un projet architectural dans un tel terrain. Certaines maisons constituent par exemple des lieux de recomposition des mémoires transgénérationnelles. Les manières dont chaque génération transforme un peu plus les lieux qu’elle habite traduit entre les murs et dans les jardins un enracinement matériel et symbolique. D’autres autoconstructions représentent des signes de respectabilité, d’ascension sociale, d’une expertise élevée, d’une éthique du soin ou encore des formes de prévoyance face à l’avenir. Mais à côté de certains cas remarquables, Beutre compte aussi un grand nombre de maisons où des travaux informels n’ont pas pu être entrepris ou ont dû être arrêtés. Si bien que les situations d’habitat se révèlent très inégales entre des maisons maintenues en parfait état et celles en dégradation avancée.
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Source : Christophe Hutin Architecture (Howa 2022, p. 386).
Transformer l’informel : expérience du projet architectural de Beutre
En juin 2019, l’équipe des architectes et paysagistes démarre un travail d’étude sur le terrain. Pour savoir où et comment intervenir, elle a mis au point une méthode de conception pratiquée comme une enquête architecturale. Suivant l’équation « documenter = projeter » (Dewey 1993), l’enjeu premier a été de mettre en connaissance la nature de transformations des habitats, au moyen d’outils de représentation dynamiques, capables de documenter avec précision l’évolution des architectures (Estevez 2015). Maison après maison, des techniques d’inventaires et des relevés habités (Fijalkow et al. 2021) ont finement renseigné par le dessin ce que les habitants ont modifié et ce qu’ils voudraient voir modifier encore dans leur logement.
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Source : Christophe Hutin Architecture (Howa 2022, p. 383).
Actant la reconnaissance des travaux effectués par les familles et l’expression de leurs souhaits, les documents graphiques ont servi de support de négociations sur les futurs travaux à charge du projet. Des cartographies, rendant visibles les relations entre les maisons, ont permis d’évaluer l’ampleur et la diversité des organisations habitantes. Des séries de diagrammes ont mis en lumière la réalité des écarts entre les maisons, de manière à concevoir, comme une nécessité, l’adaptation des interventions architecturales au cas par cas. Sans perdre la précision du détail, des cartographies ont géolocalisé l’ensemble des variations de travaux prévus à l’échelle de la cité.
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Source : Christophe Hutin Architecture (Howa 2022, p. 386).
C’est ainsi que l’enquête, avec le souci de continuer l’agrandissement des espaces pour les appropriations habitantes, a permis de concevoir quatre-vingt-treize projets différents. Dès lors, dans des contextes d’informalités urbaines, l’enquête peut d’abord servir à documenter les espaces restés dans l’ombre (Aguilera 2019) et devenir un outil de représentation dans un jeu de luttes de légitimité dans l’occupation et la transformation de l’espace. Elle est aussi une technique, à disposition des concepteurs, pouvant servir à consolider les habitats marginalisés par des interventions architecturales dans le but de les prolonger.
Or, celle-ci n’aurait été possible sans l’installation quotidienne et dans la durée des architectes et paysagistes dans la maison dite « 53 ». Lieu de travail et de vie ordinaire, elle a permis de construire in situ une familiarité avec les familles, venant échanger à tout moment avec les concepteurs sur des sujets personnels ou communs. Et l’équipe a pu observer que l’efficience d’une négociation du projet avec les habitants n’est pas seulement atteinte à l’échelle interpersonnelle ou à l’échelle du collectif. La négociation est d’autant plus effective qu’elle est aussi travaillée à des échelles intermédiaires de coopération : par exemple, avec des groupements d’habitants jardiniers aidés par le paysagiste sur la durée du projet ; mais aussi, en mettant à disposition le « 53 » pour des moments de convivialité entre femmes de la cité, conçus comme des tremplins pour des prises de paroles en public ; ou encore, avec des groupements d’expertise organisés pour échanger sur des sujets comme la production maraîchère, entre des experts habitants et des experts extérieurs invités dans la cité. Ces rencontres ont été programmées sur place, et à l’extérieur, en particulier à Venise, où des habitants de Beutre ont été invités à l’occasion de rencontres publiques dans le pavillon français lors de la 17e biennale d’architecture [5]. L’évocation de ces quelques modalités d’action ouvre des pistes concrètes de renouvellement des pratiques de projet d’architecture avec les habitants : singulariser des dispositifs coopératifs, ordinaires et extraordinaires, pour les reconnaître en tant qu’acteurs à part entière de la transformation de leurs lieux de vie.
La transformation comme conception ouverte
L’expérience de Beutre éclaire en quoi les métiers de l’architecture, et plus largement de la conception spatiale, peuvent se réinventer (Schön 2008). Dans le champ de la recherche en architecture, elle est particulièrement explicite pour penser la transformation architecturale comme un mode de conception « ouvert » (Howa 2022). Celui-ci désigne un processus exploratoire non prédéterminé, faisant l’expérience d’adapter des interventions architecturales dans le respect des habitats préexistants, y compris dans les contextes qui sont considérés comme complexes ou critiques. Si l’hétérogénéité, le libre usage, l’indétermination et le surdimensionnement des espaces ajoutés, sont ses principes, l’enquête architecturale est sa méthode. Vraisemblablement, ce mode de pratique implique, au-delà des questions techniques, des enjeux d’écologie et de démocratie pensés de façon indissociable (Zask 2022). Ou plutôt, la conception ouverte pourrait devenir un paradigme des nouvelles pratiques de transformation architecturale : à condition de faire basculer l’énergie dépensée dans la destruction des habitats vers le scénario possible de leur amélioration, en partant des ressources transformatives préexistantes que sont les citoyens qui y vivent.
Bibliographie
- Abenia, T., Chénin, M., Dell, C., Duperrex, M., Estevez, D., Howa, M. et Léglise, F. 2021. « Une architecture performative », Perspective, n° 2.
- Aguilera, T. 2019. « L’informalité urbaine aux marges de la connaissance. Statistiques, cartographie et politiques des bidonvilles à Madrid », Anthropologica, n° 61, p. 3550.
- Bonnet, L. 2016. Métamorphoses du logement social. Habitat et citoyenneté, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Chauvier, É. 2011. Anthropologie de l’ordinaire. Une conversion du regard, Toulouse : Anacharsis.
- Cohen, M. et David, C. 29 février 2012. « Les cités de transit : le traitement urbain de la pauvreté à l’heure de la décolonisation », Métropolitiques.
- Collectif Rosa Bonheur. 2019. La Ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, Paris : Éditions Amsterdam.
- Deboulet, A., Kareem, I., Debout, L., Akl, N. et Abousira, M. 2016. Connaissance et reconnaissance des quartiers populaires au Caire. Approches scientifiques et nouveaux outils collaboratifs au Caire, Rapport de recherche, LAVUE-Takween ICD.
- Dewey, J. 1993. Logique. La théorie de l’enquête, Paris : PUF.
- Druot, F., Lacaton, A. et Vassal, J.-P. 2004. Plus : les grands ensembles de logements, Ministère de la Culture et de la Communication.
- Epstein, R. 2013. La Rénovation urbaine. Démolition-reconstruction de l’État, Paris : Presses de Sciences Po.
- Estevez, D. 2015. Conception non formelle en architecture. Expériences d’apprentissage et pratiques de conception, Paris : L’Harmattan.
- Fijalkow, Y., Jourdheuil, A.-L. et Neagu, A. 2021. « Le relevé habité face à la vulnérabilité résidentielle : intérêts et limites », SociologieS, dossier « Penser l’architecture en sociologie ».
- Howa, M. 2022. La Transformation comme conception ouverte en architecture. Expérience de la cité de Beutre, un projet de transformation des logements avec les habitants dans un quartier populaire, Thèse de doctorat en architecture, Université Toulouse 2.
- Hutin, C., Abenia, T. et Estevez, D. 2021. Les Communautés à l’œuvre, Paris : La Découverte-Carré.
- Kroll, S., et Kroll, L. 2012. Tout est paysage, Paris : Sens et Tonka.
- Laé, J.-F., Murard, N. et Marié, M. 1988. Mémoire des lieux : une histoire des taudis, Paris : Délégation à la recherche et à l’innovation.
- Lion, G. 2015. Incertaines demeures. Enquête sur l’habitat précaire, Paris : Bayard.
- Liscia, C. et Orlic, F. 1974. « Les cités de transit : un grand renfermement », Les Temps modernes, n° 341, p. 586-613.
- Pétonnet, C. 1968. Ces gens-là, Paris : Maspero.
- Schön, D. A. 2008. The Reflective Practitioner : How Professionals Think In Action, Londres : Basic Books.
- Scott, J. C. 2006. « Infra-politique des groupes subalternes », Vacarme, n° 36, p. 25-29.
- Tricart, J.-P. 1977. « Genèse d’un dispositif d’assistance : les “cités de transit” », Revue française de sociologie, vol. 18, n° 4, p. 601-624.
- Zask, J. 2022. Écologie et démocratie, Paris : Premier Parallèle.