101e département français depuis l’année 2011, Mayotte est incontestablement aussi le plus pauvre. En 2020, l’INSEE estimait que 77 % de ses habitants vivaient sous le seuil de pauvreté. De la déscolarisation au mal-logement, en passant par l’insécurité alimentaire ou l’accès insuffisant à l’eau, l’île affiche des résultats alarmants, en matière de développement et de protection sociale. Pourtant, c’est au prisme d’une approche essentiellement sécuritaire et militaire que le ministère de l’Intérieur, sollicité de longue date par certains élus mahorais, a décidé d’intervenir en avril 2023. Avec l’envoi de plus de 500 représentants des forces de l’ordre et une opération « Wuambushu » aux connotations guerrières non dissimulées (en mahorais, ce terme signifie « reprise »), il s’est lancé dans un âpre combat contre trois ennemis identifiés : la délinquance organisée, l’habitat informel et l’immigration incontrôlée. C’est sur le deuxième enjeu que porte cet article, car il fait de l’opération Wuambushu l’exemple le plus récent (mais aussi le plus massif et médiatisé) de réponse publique à une problématique complexe et qui déborde largement du cas mahorais : la question des bidonvilles. L’analyse de la composante d’éradication de l’habitat précaire de cette intervention sert ainsi de porte d’entrée à une réflexion plus large sur le traitement de cette question épineuse par les acteurs gouvernementaux français [1].
L’habitat informel, à Mayotte et au-delà
À Mayotte, une grande partie de la population réside dans des bidonvilles, que l’on appelle, sur place, des « bangas ». En 2017, 38 % des logements de l’île étaient construits en tôles et 37 % de l’habitat en dur ne bénéficiait pas du confort sanitaire de base [2]. Loin de constituer une spécificité mahoraise, la production d’habitat informel apparaît dans de nombreux pays comme une des principales modalités de logement pour des populations à faibles revenus. Si elle s’accompagne souvent de risques (sanitaires, géologiques, climatiques, sociaux, etc.) et de conditions précaires d’existence (accès aux services urbains déficient, constructions hors normes, surpeuplement), elle offre une solution alternative à des millions de familles, dans un contexte de pénurie généralisée de logement abordable.
Historiquement, pourtant, la production informelle d’habitat s’est heurtée à l’hostilité des riverains et des gouvernements, qui n’ont cessé de stigmatiser les bidonvilles et leurs habitants. Tout au long du XXe siècle, la réponse des autorités à la formation et à l’expansion de ces quartiers a oscillé entre deux types de comportements : le laissez-faire, caractérisée par une tolérance tacite, ponctuelle et relative (car de fréquentes « descentes » policières pouvaient tout de même être menées) ; « l’éradication » ou délogement, consistant à expulser les habitants au prétexte de leur statut foncier irrégulier, souvent en détruisant derrière eux les habitations pour empêcher leur retour. Les travaux des historiens (de Almeida Abreu et Le Clerre 1994 ; Gonçalves Soares 2010 ; Vorms 2012) ont documenté la brutalité des opérations de démolition au bulldozer lancées dans certaines villes au début du siècle dernier, dont on semble aujourd’hui retrouver de tardives et très problématiques répliques dans les « décasages [3] » à Mayotte.
Le recours à de telles pratiques a pourtant beaucoup reculé, depuis le milieu du XXe siècle, résultat des avancées normatives obtenues sur la scène multilatérale et de la diffusion progressive de nouveaux modèles d’intervention, fondés sur la reconnaissance et l’amélioration des quartiers autoproduits. À partir des années 1970, l’émergence d’un débat international sur ce qu’on a appelé au départ « les établissements humains » a permis d’enclencher un mouvement de remise en question des modalités violentes d’intervention dans les bidonvilles. Condamnées pour les graves violations des droits humains qu’elles pouvaient générer, les politiques d’éradication ont aussi été pointées du doigt pour leur inefficacité, au regard de leur tendance à « disperser » l’habitat informel. De plus en plus impopulaires, elles ont même fait l’objet d’une mise au ban par certaines organisations internationales, soit par la création de normes spécifiques, soit par l’introduction de clauses de « non-éviction » dans les accords de coopération financière [4]. L’avancée de la recherche a permis la reconnaissance progressive des causes profondes de la production d’habitat informel, réhabilitant celle-ci, sinon comme solution, du moins comme réponse à une demande de logements abordables insatisfaite par les marchés et gouvernements (Deboulet 2016). Des rencontres et discussions multilatérales ont enfin permis d’ancrer dans le droit international des principes fondamentaux de « non-éviction » et de droit au sol et au logement.
À partir des années 1990, forte de son expérience sur ces questions et de celle de ses experts, mondialement reconnus, la France s’est positionnée à l’avant-garde de ces débats. Très proactive lors des rencontres onusiennes Habitat II, en 1996, et Habitat III, en 2016, elle s’est prononcée en faveur de l’inscription dans le Nouvel Agenda Urbain du droit à la ville, un concept forgé par le philosophe français Henri Lefebvre. Moins de dix ans après, les images des démolitions massives de bidonvilles à Mayotte semblent pourtant questionner sa propre compréhension et mise en application d’un urbanisme vertueux et inclusif.
Contradictions françaises et exception mahoraise
À en croire Estelle Youssouffa, députée de la première circonscription mahoraise, la loi française défendrait un principe d’application différenciée du droit à la ville, à l’aune du statut des personnes. Et quand, au micro de France Inter, on l’interroge sur la possibilité ou non de reloger tous les habitants de bidonvilles de l’île, la députée rétorque :
Non. Non non, parce qu’en fait, là, dans votre question, ça sous-entend que, parce qu’on occupe illégalement un terrain et qu’on est dans un bidonville, on a droit au relogement. Non, si vous êtes en situation régulière et que vous êtes français, vous avez droit à un relogement temporaire, c’est la loi. [Ce n’]est pas un relogement permanent, c’est un relogement temporaire. Et pour les personnes qui sont en situation régulière ou français[es]. Donc une grande partie des habitants dans les bidonvilles à Mayotte sont des étrangers en situation irrégulière : ils ont vocation à être expulsés et c’est l’application du droit [5].
Deux distinctions font jour dans cette citation. La première, entre les propriétaires et les squatteurs, aboutit à faire de l’accès à la ville un droit payant, conditionné à des facteurs socio-économiques. Un urbanisme d’élite, en somme, que dénoncent plusieurs acteurs associatifs et militants à Mayotte. « Le souci de l’État est de chasser les pauvres de Mayotte. C’est indigne de la France, les maisons en tôle [6] », dénonce Daniel Gros, le référent local de la Ligue des droits de l’Homme.
La seconde distinction, centrée sur le critère de nationalité, implique de n’accorder qu’aux « vrais français » (et résidents réguliers) la possibilité de bénéficier d’un relogement. Un filtrage assez surprenant, au regard de la reconnaissance désormais très large du droit au relogement sur la scène internationale, mais qui a fait la triste renommée de la France au cours des dernières années. Des expulsions répétées de migrants à Calais à celles, plus récentes, du quartier de La Chapelle à Paris, le non-relogement des étrangers semble désormais correspondre à la norme, au pays des droits de l’homme.
Dans ce contexte français déjà particulier, il faut savoir qu’à Mayotte un régime juridique encore plus particulier s’applique en matière de régulation de l’habitat informel. Depuis la loi ELAN de 2018, ce département « bénéficie », avec la Guyane, d’un statut exceptionnel qui permet au préfet de décider de la destruction des bidonvilles qui menaceraient « la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publique [7] ».
En métropole et sur le reste du territoire français, une enquête préalable doit être menée pour justifier l’adoption de mesures d’expulsion : le droit qui s’applique à Mayotte s’inscrit donc dans un régime juridique ad hoc, qui n’est pas sans rappeler « l’état d’exception » du philosophe Agamben (2003). C’est d’ailleurs cette « exception » mahoraise qui a finalement permis à l’opération Wuambushu d’avoir lieu, alors qu’une décision de justice avait, en première instance, déclaré son interdiction [8].
Un des motifs de cet arrêt judiciaire portait encore une fois sur la question du relogement : centrale dans le débat sur le traitement de bidonvilles, mais visiblement très secondaire dans la planification des « décasages » en chaîne qui ont eu lieu à Mayotte depuis le mois d’avril. Plusieurs associations françaises dénoncent à cet égard de graves manquements au respect des droits humains ; elles sont relayées par des médias internationaux scandalisés [9] qui s’interrogent sur le sort des habitants des plus de 500 logements détruits depuis la fin avril 2023. Aux yeux du gouvernement, l’argument de la non-nationalité semble primer sur toute autre considération sociale et sur l’application du droit au relogement, pourtant mentionné dans la loi ELAN.
L’ensemble de ces éléments ne laisse d’interroger quant au bien-fondé de l’approche assumée par les autorités françaises à Mayotte. Pour autant, l’opération Wuambushu est-elle une réaction « exceptionnelle » de la part d’un État au pied du mur ou exprime-t-elle un trait plus fondamental de la politique française en matière de traitement de l’habitat informel ?
Penser le cas mahorais dans l’histoire longue du traitement des bidonvilles en France
Dans l’hexagone et depuis la parution de la circulaire du 25 janvier 2018 sur « la résorption des campements illicites et des bidonvilles », le traitement des questions d’habitat informel est l’affaire de la délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement, DIHAL. Rattachée aux services du Premier ministre, celle-ci a pour mission d’accompagner les autorités locales et régionales dans la mise en œuvre de politiques préventives, vis-à-vis de ces espaces. Or la circulaire ne s’applique pas aux Outre-mer, administrés directement par la Direction générale aux Outre-mer, DGOM. Un véritable paradoxe institutionnel, quand la population d’un seul bidonville mahorais parvient déjà à dépasser celle de l’ensemble des bidonvilles de l’hexagone. Ce découpage administratif explique également le fait que les habitants des bidonvilles ultramarins ne soient pas répertoriés dans les recensements nationaux de l’habitat informel.
Si on le replace dans la trajectoire longue du traitement de l’habitat informel en France, le recours quasi systématique à l’expulsion à Mayotte depuis l’entrée en vigueur de la loi ELAN s’apparente à une « règle » plutôt qu’à une exception. À une poignée d’expérimentations près (généralement portées par des organisations de la société civile), le délogement a été un levier d’action privilégié face au développement ou à la persistance de l’habitat informel, dans l’hexagone comme en Outre-mer. En 2016, le Collectif national droits de l’Homme Romeurope faisait « le triste constat de la continuité d’une politique d’expulsions répétées des habitants des bidonvilles et des squats [10]. »
À cet égard, la circulaire de 2018 a certes représenté une avancée en termes d’institutionnalisation de la réflexion sur la question des bidonvilles, mais elle n’a pas fondamentalement changé la donne sur le terrain des politiques publiques. Sous ses allures relativement compréhensives, la « mission bidonvilles » de la DIHAL continue d’ailleurs d’inscrire son action dans une perspective de « résorption », un terme où transparaît encore l’objectif d’éradication, à rebours de la vision d’amélioration ou d’intégration qui est désormais privilégiée dans le débat international.
Une autre constante du traitement de la question des bidonvilles en France, que l’on retrouve dans le cas de l’opération Wuambushu, a été son ethnicisation (Aguilera et Vitale 2015). À partir de la seconde moitié du XXe siècle, en effet, la thématique du mal-logement n’a cessé d’être abordée au prisme d’approches sécuritaires, souvent teintées de xénophobie. De l’importation du terme bidonville en métropole, après l’indépendance des colonies, à la culpabilisation à Mayotte d’un « envahisseur » comorien, en passant par trente années de « question rom » à Paris et dans tout l’hexagone (Aguilera 2020) : l’habitat informel a systématiquement été associé à des enjeux migratoires et des discours sur la délinquance présumée d’une population « externe », d’un ennemi non français. Les spécialistes s’accordent ainsi pour affirmer que la question des bidonvilles, en France, n’a jamais été pensée pour elle-même. Pour le politiste Thomas Aguilera (2020), cet impensé découle aussi de décisions et d’actions délibérées de la part des élites gouvernantes : « le ministère de l’Intérieur et les préfectures sont restés propriétaires de l’enjeu, empêchant explicitement les ministères du Logement ou des Affaires sociales de s’en saisir ». La violence de l’opération Wuambushu et des décisions assumées au cours des derniers mois par le binôme Gérald Darmanin (ministre de l’Intérieur) – Thierry Suquet (préfet de Mayotte) révèle aujourd’hui les implications de cette capture et de la faiblesse du dispositif français en matière de traitement des enjeux d’habitat informel et précaire.
Bibliographie
- Agamben, G. 2003. État d’exception, Homo sacer II, Paris : Éditions du Seuil.
- Aguilera, T. 2020. « Chapitre 9. À l’ombre du Grand Paris : l’impossible gouvernance métropolitaine des bidonvilles franciliens », in P. Le Galès (dir.), Gouverner la métropole parisienne. État, conflits, institutions, réseaux, Paris : Presses de Sciences Po, p. 249-278.
- Aguilera, T. et Vitale, T. 2015. « Bidonvilles en Europe, la politique de l’absurde », Revue Projet, n° 348, p. 68-75.
- de Almeida Abreu, M. et Le Clerre, G. 1994. « Reconstruire une histoire oubliée. Origine et expansion initiale des favelas de Rio de Janeiro », Genèses, n° 16, p. 45-68.
- Deboulet, A. (dir.). 2016. Repenser les quartiers précaires, Paris, Études de l’AFD.
- Gonçalves Soares, R. 2010. Les Favelas de Rio de Janeiro. Histoire et droit, XIXe et XXe siècles, Paris : L’Harmattan.
- Vorms, C. 2012. Bâtisseurs de banlieue à Madrid. Le quartier de la Prosperidad (1860-1936), Paris : Créaphis Éditions.