« Cinq terrains de foot artificialisés en France, toutes les heures. » Le constat de Sylvain Grisot est sans appel. En tant qu’urbaniste, fondateur de l’agence Dixit.net et chercheur associé à l’université de Nantes, il alerte sur la situation inquiétante de la fabrique de la ville, chiffres à l’appui, et affirme l’urgence d’agir. Il démontre les limites de la croissance urbaine et le besoin d’un changement de modèle : mettre fin à l’étalement cette machine à artificialiser des sols, qui a perdu le sens et l’efficacité. Le rythme de consommation des sols pour bâtir la ville dépasse de très loin l’accroissement de la population et les services rendus aux citadins sont toujours plus limités et éloignés. La voiture, « moteur de l’exposition » (p. 29), est au cœur du problème. L’évolution de la ville s’est réorganisée autour des flux motorisés, changeant notre rapport à l’espace comme au temps. S’ajoute le motif pavillonnaire, un mode de production à la fois privé et planifié de l’habitat, délaissant les centres urbains. C’est l’éloignement progressif des lieux de résidence et de travail, des services et des commerces : les fonctions sont dissociées. En France métropolitaine, l’artificialisation des sols a progressé de près de 600 000 hectares depuis 2006, principalement aux dépens des terres agricoles, et constitue le premier facteur de perte de biodiversité par la destruction et le mitage des écosystèmes. Le sol est pourtant un allié de taille, ne serait-ce que dans le stockage du carbone. L’imperméabilisation des sols – environs deux tiers des sols artificialisés [1] – accroît ruissellement, risques d’inondation [2] et îlots de chaleur. Ce choix a « disloqué » et « fragmenté » la ville, rendant plus difficiles ses conditions de vie.
Boucler la boucle
Pourtant, dès les années 1980, des outils réglementaires et documents d’urbanisme se sont succédé pour lutter contre la consommation des sols [3], mais restent insuffisants. Même la nouvelle étape de l’objectif ZAN (Zéro artificialisation nette) semble inefficace. Issue d’une stratégie gouvernementale inscrite au plan biodiversité en 2018, elle demande aux territoires de baisser de 50 %, d’ici à la fin de la décennie, le rythme de consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers (NAF), avec un objectif national d’absence de toute artificialisation nette des sols en 2050. Ces « mesures ambitieuses [4] » demandent d’agir par un « développement des territoires équilibrés, sobre en consommation d’espace, qui veillent à un meilleur usage des terres et préviennent la crise sociale » (p. 65). Dans ce cadre, malgré la promotion du dispositif réglementaire « éviter/réduire/compenser » des impacts environnementaux des projets d’aménagement, c’est souvent la compensation qui prévaut avec des gains écologiques dans seulement 20 % des cas [5].
Face à ce bilan préoccupant, l’auteur appelle à un renversement du système ; l’urbanisme « circulaire » apparaît comme une alternative frugale aux processus linéaires classiques. Il consiste à appliquer les principes de l’économie circulaire à la fabrication urbaine : cette méthode privilégie des processus en boucles, les plus courtes possible, dans une démarche d’optimisation, d’économie des ressources et de création de valeur. Dans l’ouvrage, trois boucles sont proposées pour transformer la ville sur elle-même, plutôt que de s’étendre :
- Intensifier les usages : optimiser la ville existante pour éviter de construire en jouant sur les temps et l’organisation (programmations hybrides, mutualisation d’espace, de matériel, d’énergie) et le frottement des usages. Citons l’exemple de Plateau Urbain, qui accompagne certains acteurs – dont la rentabilité n’est pas la priorité et qui n’ont pas accès à l’immobilier traditionnel – à occuper des bâtiments vides en transition : artistes, jeunes entreprises, domaine de l’ESS, etc. Cette coopérative cherche à investir ces interstices « temporels ». L’urbanisme temporaire et solidaire fait émerger des alternatives à l’économie de marché.
- Transformer l’existant : identifier les gisements fonciers, densifier le tissu existant, convertir les bâtiments pour répondre aux nouveaux besoins. Il faut révéler le potentiel de transformation du lieu plutôt que déconstruire. Lors du réaménagement de l’île de Nantes par Alexandre Chemetoff, le travail sur la matérialité de l’espace public révèle cette capacité à s’adapter : l’utilisation d’un modèle unique de pavé préfabriqué, posé sur lit de sable, suit une trame stable, facile à manipuler, à mettre en œuvre et à démonter. On peut « faire, défaire et refaire » la ville au gré de ses transformations.
- Recycler les espaces : gérer les « déchets » spatiaux produits par l’urbanisme linéaire, comme les friches urbaines, les « silences de la ville » ou le contexte périurbain économique qui allie bâtiments vacants en forte augmentation et vastes espaces imperméabilisés sous-exploités. Considérer le métabolisme urbain, c’est-à-dire « l’ensemble des ressources (matières, énergies…) qui entrent et sortent d’un territoire » (p. 147), telle la démarche lancée en 2017 sur le territoire de Plaine Commune sous la forme d’un plan d’action opérationnel centré sur le BTP. À l’aide de clauses contractuelles ou de chartes, le réemploi et le recyclage des matériaux sont privilégiés en mobilisant l’ensemble des compétences des acteurs de la construction (aménageurs, bailleurs, promoteurs, démolisseurs, etc.).
En présentant des démarches exemplaires, l’auteur montre que ces alternatives à l’étalement reconstruisent cycliquement la ville sur elle-même selon deux grands principes : évolutivité et réversibilité.
La ville qu’il faudrait désirer
L’auteur invite à généraliser ce type d’initiatives, trop souvent isolées, et à partager les retours d’expérience pour accélérer le changement de modèle vers la circularité et répondre aux enjeux de la ville frugale (en sol, en matériaux, en énergie). L’urbanisme circulaire accorde une attention toute particulière à la connaissance de la ville existante tout en privilégiant une densité et une mixité d’usages, une résilience des aménagements, une évolutivité sur le long terme et une compensation réelle et qualitative. D’autre part, retisser la ville de proximité en limitant notre dépendance à la voiture ; resserrer les distances, permet d’intensifier les usages en rapprochant les fonctions : exacerber les formes urbaines, les ambiances, les rencontres. Cette proximité se traduirait par des échelles de dialogue entre acteurs plus proches de l’écosystème local, sans réduire la dynamique à un enchaînement linéaire d’étapes hermétiques : croiser les regards, les compétences, coopérer. Il est également question de concevoir la ville pour tous avec une réelle interrelation entre ville-centre et ville périphérique, réduisant les inégalités sociales et spatiales en prenant acte de la fin d’un urbanisme fragmentaire et de l’éloignement. Un urbanisme capable d’accueillir le vivant, indispensable pour tendre vers une ville résiliente, qui reconnaît les aléas et s’adapte aux risques pour amortir les chocs de la crise climatique.
Faut-il encore construire ?
Face à l’émergence de nouvelles aspirations, notamment en termes de nature de proximité, le « dur » est-il encore la réponse première ? Des usages non urbains deviennent nécessaires, davantage dédiés à la biodiversité. Un équilibre reste à trouver entre activation et sanctuarisation. Cet enjeu soulève la problématique de la densification des « dents creuses » de la ville, au cœur de l’urbanisme circulaire, face à la tendance de protection du sol de pleine terre. Notamment sur les friches urbaines, où le coût de la dépollution peut décourager la construction.
Le temps devient une matière première ; le dépassement du temps politique, souvent réduit au mandat électoral, induirait de réinscrire l’action dans le tempo long de la ville et de ses cycles de mutations. Sans oublier les autres temporalités et rythmes, plus fins, palpables et concrets : les heures de la journée, les semaines, les saisons. La prise en compte du temps réinterroge l’enjeu économique : si l’étalement urbain coûte moins cher à court terme, le coût global renverse indéniablement la balance à long terme : suivi, gestion et constructions induites (infrastructures notamment), coût carbone (ressources énergétiques) et écologique (mesures compensatoires coûteuses et souvent inefficaces, perte en « services » rendus par la nature). La vision lointaine invite à la culture de l’incertitude : un lâcher-prise en faveur d’une plus grande adaptabilité.
La traduction de ces principes s’opérera par l’émergence de nouveaux acteurs, avec leurs compétences, et de nouveaux outils stratégiques, tout en déconstruisant l’idéologie concurrentielle entre les territoires. En proposant de réviser les méthodes actuelles, majoritairement contraintes au sein de périmètres rigoureusement tracés (de l’îlot aux limites administratives, notamment communales), le dialogue entre les lieux serait renforcé. C’est en estompant et affinant les échelles d’action au plus près de la vie locale, avec ses flux et ses temporalités, que des modèles coopératifs pourraient se tisser.
Un discours à s’approprier
L’ouvrage est un appel à rectifier la logique urbaine en place en s’articulant autour de trois temps majeurs. La première partie expose un état des lieux de la conception actuelle de la ville occidentale, depuis la seconde moitié du XXe siècle. Accompagné de chiffres significatifs, l’argumentaire démontre l’obsolescence du raisonnement dominant en termes de santé publique, de sécurité alimentaire, de ressource en eau, de biodiversité, de climat, de dépenses économiques et énergétiques, de fractures sociales et spatiales. Un bilan nécessaire pour percevoir les limites de ce système dominant et le besoin de nouveaux horizons.
Dans un second temps, une méthode alternative est proposée : le système des trois boucles – intensifier les usages, transformer l’existant, recycler les espaces –, illustré par des exemples de démarches et projets. L’ambition est de révéler le mouvement en cours qui tend vers de nouvelles planifications de la ville. Rendre visibles ces pionniers permettrait de démultiplier les initiatives en vue de leur généralisation. Enfin, sous la forme d’un manifeste, l’ouvrage traduit ce postulat de la circularité. Plus généraliste mais accessible, cette dernière partie retranscrit des bases communes de ce changement de paradigme.
Bien qu’alarmiste dans son constat, l’auteur privilégie un regard tourné vers une transition et la révélation de dynamiques déjà opérantes : l’urbanisme circulaire n’est pas à inventer, mais à diffuser. Ce manifeste semble poser les fondements d’un renouveau du modèle urbain, qui nécessiterait d’être partagé activement auprès d’un public élargi (élus, habitants) tout en renforçant les expertises dans le domaine de la circularité. Principalement orientée sur la « matière urbaine » bâtie, la réflexion reste à mener sur les espaces non bâtis sous toutes leurs formes, et, pour beaucoup, imperméabilisés. Quand les bâtiments n’occupent que 18 % de la surface des sols artificialisés, près de la moitié concerne les autoroutes, voiries, voies ferrées, ronds-points, vastes plaques de parkings, d’emprises logistiques ou d’aires de stockage [6] : des espaces à fort potentiel de transformation qui sont de véritables ressources urbaines. Bien que l’unité de la ville soit le mètre carré, la démonstration invite à appréhender la ville dans son épaisseur. Soulignons que ces réflexions sur les volumes bâtis gagneraient à être davantage accompagnées d’une connaissance des volumes non bâtis : le sol et la végétation. La matière vivante est aussi une « matière urbaine » existante à intensifier, recycler, déployer.