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Pendulaires au long cours : comment vivent ceux qui voyagent pour travailler ?

Qui sont les personnes dont les déplacements professionnels les conduisent à vivre longtemps loin de chez eux ou à parcourir de longs trajets chaque jour ? Comment vivent-ils ce mode de vie, dont on observe actuellement le développement ? Une enquête sur les grandes mobilités liées au travail dans quatre pays européens apporte des éléments de réponse.
Recensé : Emmanuel Ravalet, Stéphanie Vincent-Geslin, Vincent Kaufmann, Gil Viry, Yann Dubois, Grandes Mobilités liées au travail. Perspective européenne, Economica, 2015, 199 pages.

Aujourd’hui, on observe à la fois le « développement de plusieurs pratiques de déplacements, souvent qualifiées de grandes mobilités », et une « injonction à la mobilité » particulièrement forte dans le monde du travail (p. 1). C’est cette réalité que l’ouvrage explore. Il définit la grande mobilité liée au travail comme des déplacements quotidiens longs, avec un trajet domicile–travail de plus d’une heure aller, ou l’absence du domicile pour raisons professionnelles – défini par 60 nuits ou plus par an passées hors du domicile –, la multi-résidence, ou encore la relation de couple a distance, quand « les deux partenaires ont deux lieux de résidence propres pour des raisons professionnelles, avec au minimum 50 km entre les deux logements » (p. 18). Ces mobilités sont examinées dans quatre pays européens : l’Allemagne, l’Espagne, la France et la Suisse. Le sujet et l’approche méthodologique sont ambitieux, et le résultat est à la hauteur.

Les grandes mobilités : un phénomène ancien et commun aux pays observés

L’originalité de ce travail tient à l’approche choisie, « quantitative, européenne et longitudinale » (p. 19). Le livre s’appuie sur un ensemble de données constitué par deux vagues d’enquêtes en 2007 et 2011 en Allemagne, Suisse, Espagne et France. Ce panel permet des analyses biographiques et des comparaisons entre les pays. Une partie qualitative basée sur des entretiens type « récits de vie » (p. 23) et de la « photo-élicitation » (p. 23) a également été conduite en France. La photo-élicitation consiste à convier les enquêtés à prendre des photographies « durant leurs déplacements d’éléments qui leur sembl[ent] signifiants » (p. 23). Par la suite, les photographies sont « interprétées conjointement par le chercheur et l’enquêté lors de l’entretien de restitution » (p. 23). Dans la suite de l’ouvrage, les résultats issus des différentes approches sont articulés de façon précise et convaincante. La méthodologie choisie rappelle celle utilisée dans le cadre du programme ANR MEREV (« Mobilités circulaires entre les métropoles européennes et reconfiguration des espaces de vie » [1], Imbert et al. 2014).

Le livre d’Emmanuel Ravalet, Stéphanie Vincent-Geslin, Vincent Kaufmann, Gil Viry et Yann Dubois est divisé en dix chapitres, appréhendant chacun une des facettes de la grande mobilité, et pouvant ainsi se lire de façon indépendante pour qui souhaite un éclairage court sur un point précis. Chaque chapitre propose, en outre, en introduction un état de l’art.

Les auteurs s’attachent tout d’abord à dresser un panorama de la grande mobilité, de ses acteurs et de son évolution. Ils s’appuient pour cela sur des données de l’enquête européenne « Job Mobilities and Family Lives in Europe », conduite dans six pays depuis 2006 (p. 18). Malgré « des différences nationales importantes, tant en termes économiques, culturels et territoriaux (géographie et infrastructures de transport) », on observe des situations relativement proches en Allemagne, Espagne, France et Suisse (p. 28). La grande mobilité renvoie pour les auteurs aux « ancrages spatiaux multiples » d’une partie de la population européenne (p. 33). La question de la définition est ici cruciale. Les auteurs le soulignent par ces mots : « Les Européens se déplacent certainement plus loin pour leur emploi que les générations précédentes, mais les jeunes travailleurs qui se déplacent aujourd’hui plus de deux heures par jour ou s’absentent plus de 60 nuits par année ne sont pas plus nombreux que ne l’étaient les jeunes des générations précédentes » (p. 42). En revanche, les jeunes générations connaissent des « trajectoires de mobilité plus fluctuantes, avec des épisodes de mobilité plus courts, que leurs aînés au même stade de la carrière » (p. 42).

Une réalité plurielle

Abondant dans le sens d’autres recherches, les auteurs battent en brèche l’image d’Épinal d’une grande mobilité pratiquée par les hommes possédant un haut niveau de formation et de revenu. Il est vrai que les hommes ont deux fois plus de chances que les femmes d’être des grands mobiles. Les personnes disposant d’un haut niveau de formation et d’un haut niveau de revenus ont également deux fois plus de chances d’être grands mobiles par rapport au reste de la population. Cependant, les auteurs notent que « si, d’une manière générale, les personnes des catégories socio-économiques supérieures ont davantage tendance à recourir à la grande mobilité au cours de leur carrière, elles ne sont pas plus nombreuses à pratiquer la grande mobilité sur le long terme » (p. 43).

Les auteurs démontrent la diversité des discours des enquêtés sur leur mobilité. Ainsi, ceux pour qui la grande mobilité est liée à des activités professionnelles multiples, précaires et éloignées du domicile perçoivent celle-ci comme une contrainte économique. Au contraire, les individus ayant choisis un métier mobile – les auteurs citent, par exemple, les conducteurs de train, ou les commerciaux – « prennent du plaisir lors de leurs déplacements, qu’ils considèrent comme une partie intégrante de leur profession » (p. 51). Le temps est également un facteur. Les auteurs montrent l’évolution du discours de ceux qu’ils appellent les « grands mobiles », en fonction de facteurs externes (par exemple, l’évolution de l’emploi dans le pays) ou encore l’habitude.

Plus que la manière dont les individus vivent la grande mobilité, les auteurs veulent comprendre leur « formation » à la grande mobilité. Ils s’appuient à cette fin sur des entretiens (p. 53), qui mettent en évidence l’importance d’une socialisation à la grande mobilité pendant l’enfance. « La proportion de personnes ayant déménagé plusieurs fois durant leur enfance est deux fois plus élevée parmi les absents du domicile que dans le reste de l’échantillon » (p. 61). Ainsi, plusieurs enquêtés, ayant eu une telle expérience enfants, prolongent ce mode de vie à l’âge adulte. D’autres enquêtés veulent, au contraire, rompre avec cette mobilité vécue pendant l’enfance, et prolongée à l’âge adulte, et expriment leur aspiration à un fort ancrage résidentiel (p. 59).

Les auteurs distinguent aussi l’apprentissage de la grande mobilité avant l’entrée sur le marché de l’emploi, de la confrontation subite sans préparation préalable. L’expérience avant l’entrée sur le marché du travail est ainsi perçue par les personnes interrogées comme un test qui leur permet de s’assurer qu’ils sont capables de se recréer ou de maintenir des réseaux notamment amicaux. La confrontation sans préparation préalable est souvent la conséquence d’une contrainte économique. Les témoignages permettent ainsi d’appréhender la complexité des trajectoires et des ressentis, qui va de la continuité d’un mode de vie toujours expérimenté au rejet total. Les auteurs mettent aussi en avant les différentes compétences que permettent d’acquérir les expériences de grande mobilité – comme, par exemple, être « à l’aise dans des lieux inconnus » (p. 61) ou encore la « gestion des liens sociaux et amicaux » (p. 66).

Les auteurs identifient finalement quatre types de personnes en fonction de la place de la mobilité dans leur trajectoire de vie : les personnes connaissant une « mobilité en début et parfois en fin de carrière », celles avec une « mobilité précoce et courte », celles avec une « mobilité longue » et enfin, les personnes vivant une « pendularité quotidienne continue » (p. 78). Les catégories « mobilité longue » et « pendularité quotidienne » regroupent des personnes ayant choisi un métier impliquant des déplacements et vivant la grande mobilité de manière positive. La mobilité peut, en effet, être perçue de façon positive et être valorisée. Cependant, la grande mobilité n’est pas toujours associée à la réussite professionnelle : des personnes plus précaires identifiées par des bas salaires, l’enchaînement des CDD, subissant la grande mobilité par nécessité économique se trouvent également dans les groupes « mobilité longue » et « pendularité quotidienne » (p. 84). Sur ce point, on note des nuances entre les pays. Si la grande mobilité est plutôt associée à une précarité professionnelle en Espagne, ses effets sont positifs sur l’évolution professionnelle en Suisse ou, pour les femmes, en France (p. 89). À la lumière d’analyses portant sur l’arrivée d’un enfant ou sur la rupture conjugale, les auteurs mettent en évidence les liens entre l’évolution des pratiques de grandes mobilités et la vie privée, ici encore variant selon le pays de résidence. La France semble davantage faciliter la conciliation de la grande mobilité et de la maternité que l’Allemagne, l’Espagne ou la Suisse (p. 151).

En conclusion, les auteurs posent brièvement la question des politiques publiques face aux grandes mobilités. Examinant les liens entre le « potentiel de mobilité » individuel, qu’ils nomment « motilité » (Kaufmann 2002 ; Kaufmann et al. 2004), et la mobilité, les auteurs montrent des « formes d’inégalité » face à la grande mobilité, « la contrainte économique, le besoin de trouver un emploi et d’améliorer sa situation salariale pesant lourdement dans l’augmentation des dispositions à la grande mobilité » (p. 109). La nécessité de coordonner « des politiques de transport, du logement, de la famille et du développement économique » est évoquée (p. 180). Prolongeant le débat et la réflexion sur ces thématiques, ce livre se conclut sur ce qui peut être adressé comme un défi pour les politiques publiques : la nécessité d’agir à l’échelle individuelle afin de prendre en compte « les potentialités d’accueil des territoires, la motilité des personnes et les potentialités relatives aux parcours biographiques » (p. 181).

Bibliographie

  • Imbert, C., Dubucs, H., Dureau, F., Giroud, M. 2014. D’une métropole à l’autre. Pratiques urbaines et circulations dans l’espace européen, Paris : Armand Colin, coll. « Recherches ».
  • Kaufmann, V. 2002. Re-Thinking Mobility : Contemporary Sociology, Farnham : Ashgate.
  • Kaufmann, V., Bergman, M. M., Joye, D. 2004. “Motility : Mobility as Capital”, International Journal of Urban and Regional Research, vol. 28, n° 4, p. 745‑756.

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Pour citer cet article :

Clotilde Minster, « Pendulaires au long cours : comment vivent ceux qui voyagent pour travailler ? », Métropolitiques, 23 septembre 2016. URL : https://metropolitiques.eu/Pendulaires-au-long-cours-comment.html

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