Les États tiendront-ils leurs engagements en matière de réduction de l’empreinte écologique des mobilités ? À l’heure de l’urgence climatique, les transports produisant 31 % des émissions territoriales françaises en 2019 (CITEPA 2021), la réduction de l’empreinte des mobilités s’avère cruciale pour les politiques publiques. Face à cet objectif, cet article sonde le rôle des pratiques que l’on peut qualifier d’informelles, c’est-à-dire l’ensemble des écarts à la norme, pour montrer que ces dernières constituent à la fois un point aveugle et un facteur essentiel de l’échec, et peut-être un jour, de la réussite, de ces politiques.
Souvent utilisé pour décrire un secteur économique éloigné d’un cadre juridique donné, l’informel recouvre plus largement l’ensemble des activités qui se situent à distance d’un tel cadre, que ces dernières soient engagées par des acteurs institutionnels ou par des citoyen·nes. Une telle approche, dont Colin McFarlane (2016) a montré l’intérêt pour les études urbaines, n’exclut pas que les protagonistes concernés déploient par ailleurs des pratiques conformes à la norme. Une entrée par les pratiques des acteurs (Shove et al. 2012 ; Caletrío et al. 2015 ; Bourdieu 1980) renouvelle ainsi le regard porté sur la transition (attendue) des mobilités, pour en réduire l’impact climatique. Elle se dégage de la focale dominante, qui en fait surtout une affaire de technologies et favorise la procrastination et la sous-estimation de leurs effets pervers. Par exemple, la production des voitures électriques, très émissive, n’est pas suffisante pour en faire un outil efficace de transition des mobilités, et il importe de l’articuler à une réflexion sur la diminution du parc automobile et sur sa mutualisation, ce qui implique des changements de pratiques considérables.
L’enquête présentée ici [1] aborde les politiques de transition des mobilités en France dans trois territoires contrastés, mais disposant a priori de conditions politiques, économiques et urbaines favorables à la transition des mobilités : une ville-monde et son arrière-pays immédiat (Paris et l’Île-de-France), une métropole régionale (Grenoble) et l’île de la Réunion, au littoral fortement urbanisé.
L’informel à l’œuvre se décline sous trois formes principales. On observe d’abord une absence de réalisation des obligations fixées par les politiques, sur fond d’objectifs contradictoires, notamment à l’échelle étatique. Cet écart à la norme en favorise d’autres dans la mise en œuvre des politiques locales, mettant en lumière le rôle des acteurs publics qui, sur le terrain, s’arrangent avec la norme. Enfin, ces processus donnent lieu à des appropriations et à des contournements des règles de la part des entreprises et des citoyens.
État et collectivités locales en porte-à-faux face à leurs propres objectifs
Sur la période 2015-2018, les émissions territoriales françaises ont dépassé les limites prévues par la stratégie nationale bas carbone, notamment en raison d’un fort dépassement dans le secteur des transports. Le plafond d’émissions a alors été revu à la hausse en 2018 jusqu’à la période 2019-2023, et, dans le secteur des transports, jusqu’à 2024-2028. Cette « stratégie révisée » n’évite donc pas vraiment l’écart à la norme, elle en prend acte, l’État étant en mesure de modifier la règle.
Dans des domaines moins visibles, il arrive également que l’État enfreigne ses propres obligations, sans pour autant les faire évoluer, comme l’évoque un responsable du ministère de la Transition écologique : « il y a un certain nombre d’obligations qui avait été fixées par la loi qui sont loin d’être atteintes, y compris par l’État qui ne respecte pas ses propres règles, loin de là, sur la part des véhicules dits “propres” dans son propre parc de véhicules ». Dans la mesure où des obligations existent plus largement pour les flottes publiques, notamment de transport urbain par bus, le message envoyé aux acteurs urbains s’avère contre-productif.
Les intercommunalités urbaines doivent quant à elles décliner les objectifs nationaux de réduction des émissions dans leurs politiques à travers les plans climat-air-énergie territoriaux (PCAET) et les plans de déplacement urbains (PDU). Leur dépendance à l’action d’autres acteurs publics à fortes compétences, notamment en ce qui concerne les leviers fiscaux et juridiques de l’État, est régulièrement soulignée, comme par cette responsable du PDU à Grenoble-Alpes Métropole : « on n’a pas voulu mentir dans les résultats de l’évaluation [environnementale] du PDU en disant : “c’est bon, on y arrive”. En fait, tout seuls, on n’y arrive pas ».
La latitude des acteurs publics locaux quant à la vraisemblance de leurs documents n’est pas pour autant négligeable : « les PDU, il ne faut pas se le cacher, c’est réglementaire. Il faut les faire, après s’ils ne sont pas mis en œuvre, on ne va pas se faire taper sur les doigts. […] Je serais curieux de connaître le taux de réalisation de ces PDU et [aussi des] PCAET » (chargé des transports à la Réunion). Cet écart à la norme dans la mise en œuvre effective des politiques urbaines apparaît peut-être d’autant plus à la Réunion que la déclinaison uniforme des objectifs nationaux à l’échelle locale s’avère discutable dans une optique de justice territoriale. Les territoires urbains les plus dotés en ressources ne devraient-ils pas faire davantage d’effort, au bénéfice des autres, notamment ultramarins ?
Une échelle plus fine de l’informel est celle de la street level bureaucracy, qui met aux prises acteurs publics et citoyens (Lipsky 1969). En témoigne l’usage discrétionnaire du code de la route abordé par un autre interlocuteur du ministère de la Transition écologique : « À partir du moment où je mets en place une règle, ai-je les moyens de la faire appliquer ? […] [L]e refus de priorité piétonne correspond à [un retrait de] 6 points de permis. Je crois n’avoir jamais vu quelqu’un verbaliser pour un refus de priorité piétonne. » Cette hiérarchisation des infractions dans la pratique policière minore la place de la marche en ville et contribue à freiner l’essor de mobilités bas carbone.
La difficile implication des entreprises
De 2009 à 2015, le dieselgate a spectaculairement pointé l’importance des pratiques informelles de constructeurs ayant frauduleusement déjoué les tests d’émissions de véhicules automobiles. L’existence d’une expertise publique à même de repérer de telles pratiques, et, avec elle, celle de la compétence de l’État, est aussi un enjeu en ce qui concerne le transport urbain. Pour prévenir la corruption, faute de réussir à objectiver la qualité d’un parc, la commande publique de matériel roulant privilégie le matériel neuf et en raccourcit donc le cycle de vie, ce qui revient à en augmenter les émissions : « un transporteur vertueux, qui entretient bien son parc de bus et qui fait en sorte de le garder plus longtemps qu’un autre qui le gère mal, sera moins bien noté […]. [Avec la qualité d’un véhicule] on entre dans du subjectif et sur les critères de marchés publics on a besoin de formules mathématiques » (opérateur de transport à la Réunion).
Au-delà des organisations, les entretiens menés auprès de différents acteurs publics montrent que ces derniers placent beaucoup d’espoir dans le changement de pratiques des salarié·es, à travers les plans de mobilité (inter-)employeurs, qui visent à réduire leur empreinte environnementale. Les entreprises présentes sur un site regroupant 100 travailleurs ou plus sont légalement tenues de disposer d’un tel plan depuis 2018. Mais, comme le reconnaît une responsable de l’institution chargée de leur suivi (Île-de-France Mobilités), nombre d’entre elles n’en sont pas dotées et se placent, de fait, à distance de la norme.
Face à ces constats, une piste réside dans l’instauration de négociations avec les entreprises pour mieux saisir leurs pratiques et les infléchir. Du côté de Grenoble-Alpes Métropole, c’est la logique des partenariats « MPro ». Qualifiés de « vrais contrats », ils contiennent des engagements de l’entreprise à diminuer l’empreinte carbone des mobilités en échange de tarifs spécifiques de transport collectif et la mise à disposition d’animateurs de la métropole fournissant une assistance à maîtrise d’ouvrage dans la réalisation des plans de mobilité. Ce réseau d’entreprises est aussi vu comme une ressource pour tester de nouvelles actions portées par l’intercommunalité, comme le pass mobilité grenoblois prévoyant une gratification du covoiturage.
Comment composer avec la diversité des mobilités individuelles ?
L’informel constaté dans les pratiques des citoyen·nes interpelle les politiques de trois manières. Le premier défi est le manque de soutien aux mobilités moins carbonées lorsqu’elles revêtent un caractère auto-organisé ou non technologique, à l’image du covoiturage informel. Un acteur du Groupement des autorités responsables de transport, qui fédère les intercommunalités urbaines en France, critique ainsi la tentation politique consistant à favoriser « des solutions payantes de covoiturage [liées à des plateformes numériques] […] parce que technologiquement c’est plus facile à mettre en avant [contrairement à] tout le covoiturage informel entre collègues, entre famille, etc. ».
Les pratiques alternatives de mobilités, qui investissent des espaces à distance des aménagements qui leur sont destinés, en raison de leur inadaptation, pointent d’autres limites des politiques. À Saint-Denis, à la Réunion, le parking de la grande surface Carrefour de Sainte-Clothilde est de fait pratiqué comme un parc-relais pour rejoindre le terminus de la ligne de bus à haut niveau de service qui dessert le centre historique. Par contraste, le premier parc-relais officiel, Duparc, moins bien situé, ouvert en 2018, ne rencontre pas son public.
Les pratiques non réglementaires de stationnement et de circulation dans l’espace public posent enfin l’épineuse question de leur régulation. Celle-ci devient aiguë lorsque l’espace public, ses usages et ses règles se complexifient : essor des vélos et des trottinettes en free floating sur la voirie et sur les trottoirs et plus largement des mobilités partagées (Huré 2022), instauration de voies réservées aux véhicules moins émissifs ou au covoiturage, ou mise en place de zones à faibles émissions (ZFE). Les ZFE interdisent l’accès aux véhicules les plus polluants, qui sont aussi souvent les plus anciens – enjeu politiquement et socialement sensible. Elles peuvent s’accompagner de contrôles automatisés (vidéo-verbalisation), suscitant de fortes inquiétudes. Pour le Grand Paris, la mise en œuvre des ZFE a été reportée par le gouvernement à l’après-présidentielle, en 2023.
Le jeu informel des acteurs publics, des entreprises et des citoyen·nes avec les normes des politiques publiques n’est ni anecdotique, ni marginal en matière de (dé)carbonation des mobilités. Plutôt que de déplorer son existence, il est important de prendre la mesure de ce jeu des acteurs (au sens de marge de manœuvre par rapport à la règle), de sa dimension politique, et d’engager des actions collectives ajustées à ses diverses formes. Sa non prise en compte laisse en effet de côté bien des mobilités favorisant la transition. L’urgence climatique appelle un urbanisme tactique en matière de mobilités, qui s’inspire de la maîtrise d’usage dont font preuve les individus mobiles, en particulier ceux dont les ressources sont limitées. L’enjeu est aussi de renouveler les instruments informant la puissance publique et, plus largement, l’ensemble des acteurs. La réalisation et le suivi d’indicateurs surplombants ne pourront pas à eux seuls permettre de faire passer ces politiques de l’échec à la réussite.
Bibliographie
- Bourdieu, P. 1980. Le Sens pratique, Paris : Les Éditions de Minuit.
- Caletrío, J., Southerton, D. et Watson, M. 2015. « Perspective multi-niveaux (MLP) et théories des pratiques : une fausse controverse ? », Forum Vies Mobiles, 25 novembre 2015.
- CITEPA. 2021. Gaz à effet de serre et polluants atmosphériques. Bilan des émissions en France de 1990 à 2020, Rapport national d’inventaire.
- Huré, M. 2022. « Mobilités partagées et régulations politiques. Essai sur les mutations de l’espace public », in A. Fleury, J.-B. Frétigny et D. Kanellopoulou (dir.), Les Espaces publics à l’épreuve des mobilités, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Lipsky, M. 1969. « Toward a Theory of Street-Level Bureaucracy », Institute for Research on Poverty, Discussion papers n° 48-69, Madison : University of Wisconsin.
- McFarlane, C. 2016. « Repenser l’informalité : la politique, les crises et la ville », Lien social et Politiques, n° 76, p. 44 76.
- Shove, E., Pantzar, M. et Watson, M. 2012. The Dynamics of Social Practice. Everyday Life and How it Changes, Los Angeles : SAGE.