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Coworking et projets collaboratifs, quel mode d’emploi ?

Dans la dernière décennie, l’offre d’espaces de travail partagés s’est démultipliée et inscrite dans les politiques d’attractivité. Au-delà du modèle économique et de la mise en commun des services, ces lieux peuvent-ils faire émerger une sociabilité de travail spécifique favorable à l’activité et à l’innovation ?

Des initiatives singulières d’espaces de travail partagés (ou coworking) s’inscrivent en opposition à la logique de marché (Blein 2016) et puisent dans l’idéal-type du tiers-lieu. Initialement définis par le sociologue américain R. Oldenburg, les tiers-lieux regroupent une diversité d’espaces qui « accueillent des rassemblements réguliers, volontaires, informels et joyeusement anticipés d’individus, par-delà les sphères domestique et professionnelle » (Oldenburg 1989, p. 16). Oldenburg en établit la liste des caractéristiques, positives et floues [1]. Il insiste sur la dimension sociale et communautaire, ainsi que sur la dimension politique des tiers-lieux. En dépit de l’imprécision de cette définition, les travaux actuels sur les espaces de coworking tendent à les catégoriser comme des tiers-lieux (Fabbri 2016 ; Besson 2018 ; Krauss et Tremblay 2019) ou comme un type de tiers-lieux tels que les tiers-lieux de travail (Genoud et Moeckli 2010). En effet, les espaces de coworking sont présentés comme des lieux représentatifs des mutations du travail, combinant des normes domestiques et professionnelles (Burret 2015).

Une série de travaux sur les tiers-lieux indique des décalages entre les réalités observées et les caractéristiques énoncées par Oldenburg, notamment sur le plan des pratiques collectives et collaboratives (Ferchaud 2018 ; Metzger 2019). Ces décalages sont aussi pointés par des acteurs et des actrices attachés à la notion de tiers-lieu, telle qu’elle est définie par le sociologue américain et qui cherchent ce faisant à inventer de nouveaux modes de faire ensemble. En quoi consistent-ils ? En quoi interrogent-ils et renouvèlent-ils la notion de tiers-lieu ?

Cet article s’intéresse à deux initiatives d’espaces de travail collaboratifs spécialisés dans le domaine de la ville identifiées dans notre enquête [2], l’une privée et l’autre en étroit partenariat avec des acteurs publics. L’Atelier d’initiatives urbaines (AIU) a été initié par une entreprise d’ingénierie urbaine (Agence 360). Depuis septembre 2019, l’AIU mêle au sein d’un même espace de travail partagé les neuf salarié·e·s de l’Agence 360 avec des résident·e·s entrepreneur·euse·s [3]. Tous et toutes sont liés par un contrat particulier : les résidents et résidentes consacrent une partie de leur temps à des projets collectifs pour lesquels aucun d’entre eux n’est rémunérés.

La Résidence de l’eau (RE) est un projet associatif porté par l’association Les Canaux, hébergé par la mairie du 10e arrondissement et qui participe de l’action publique urbaine de la Ville de Paris. Depuis juin 2019, la quarantaine de résident·e·s de la RE accède à un poste de travail au sein de la mairie en contrepartie d’un faible loyer et de deux jours par mois consacrés à un projet collectif. Qu’apporte cette forme d’animation, incarnée dans ces deux cas par les projets collectifs ? Favorise-t-elle les collaborations ? En quoi rapproche-t-elle ces initiatives de l’idéal-type du tiers-lieu ?

Le tiers-lieu comme référence

Trente ans après la conceptualisation du tiers-lieu par R. Oldenburg, les acteurs et actrices de l’Atelier d’initiatives urbaines et de la Résidence de l’eau utilisent au cours de nos entretiens le terme de tiers-lieu pour qualifier leurs espaces de travail. Ils et elles sont convaincus des caractéristiques positives mises en évidence par le sociologue américain. Tous et toutes attendent d’un espace de coworking qu’il y règne une ambiance familiale, une dynamique collective et des synergies. Pour eux, l’espace de coworking est également un lieu « tiers » qui autorise à penser autrement, c’est-à-dire à s’affranchir des limites des structures organisationnelles classiques (hiérarchie, verticalité, lenteur de la prise de décision, etc.). Le terme de « ruche » est ainsi utilisé par les personnes rencontrées. Il renvoie à une forte animation et à une créativité débordante, mais aussi à une organisation dont le fonctionnement est collaboratif, communautaire et autonome. La communication externe des espaces de coworking enquêtés met également en avant ces caractéristiques favorables.

Les représentations des enquêté·e·s participent ainsi à l’idéalisation de ces espaces de coworking comme tiers-lieux. L’occupation temporaire des locaux [4] est perçue comme une contrainte positive, favorisant la créativité, l’expérimentation, l’innovation et l’implication de toutes et tous dans cette expérience. Reste que cet idéal-type intégré par les acteurs et actrices rencontrés est contredit par leurs expériences antérieures dans des espaces de coworking : l’esprit de communauté, la bonne ambiance et les collaborations ne sont pas systématiquement au rendez-vous. Certains et certaines se sentent coupables de n’avoir pas su trouver cette sociabilité. La remise en question se place alors à l’échelle de l’individu. D’autres portent la réflexion à l’échelle du lieu, de son organisation et de son animation, pour inventer de nouvelles modalités d’animation.

Animer autrement : la participation contrainte à des projets collectifs

Favoriser l’interconnaissance, organiser des événements internes ou des temps de convivialité contribue à l’animation des espaces de coworking. L’importance de l’animation était déjà partagée par les pionnier·ère·s de ce type d’espaces (Pierre et Burret 2014), mais cette dimension tend à disparaître des nombreux espaces de coworking fournis « clés en main » (Liefooghe 2018) que l’on trouve dans les métropoles. Pour les acteurs et les actrices enquêtés, l’addition de personnes dans un même espace ne peut systématiquement entraîner les échanges et les collaborations recherchés, ce que certain·e·s regrettent. L’organisation de projets collectifs dans des espaces de coworking se comprend donc comme la concrétisation d’une aspiration à expérimenter une « nouvelle forme d’animation de tiers-lieu, permettant de créer entre les résidents de véritables collaborations interdisciplinaires et de dépasser les limites des espaces de coworking dans lesquels chacun conduit son travail en parallèle [5] ».

À l’Atelier d’initiatives urbaines comme à la Résidence de l’eau, cette nouvelle forme d’animation est contractuelle. La mise à disposition de bureaux est conditionnée à la participation à des projets collectifs à hauteur de deux demi-journées en moyenne par mois (AIU) et deux jours par mois (RE). Le contrat de l’AIU précise que l’engagement prendra la forme de temps de réflexion collectifs et de temps de production. Non respecté, cet engagement constitue un motif de résiliation.

Figure 1. Atelier de travail collectif à l’Atelier d’initiatives urbaines

© Agence 360 ; octobre 2019.

Des dynamiques de collaboration variables selon les configurations d’acteurs et d’actrices

Les dynamiques de collaboration auxquelles ces projets donnent lieu diffèrent selon les configurations d’acteur·rice·s et leurs rôles au sein de ces deux espaces de coworking. À l’AIU, un projet collectif commun réunit l’ensemble des résident·e·s le temps de quelques semaines. Ce projet est initié par les fondateurs de l’Agence 360 dont le rôle est structurant : un des salariés de l’agence voit son mi-temps dédié à l’animation de l’AIU et l’organisation des temps de travail collectifs. L’agence réussit ainsi à mobiliser les participant·e·s, qui s’impliquent au-delà du temps prévu au plan contractuel. Des journées et des soirées entières sont consacrées au premier projet, dont le format (la réponse à un concours) stimule les participant·e·s. La forte implication de l’agence est à mettre en relation avec les objectifs poursuivis. Au-delà de la communication sur leurs productions collectives, l’AIU permet à l’agence d’afficher de nouvelles compétences et nouveaux domaines d’activité. En cela, le dispositif se rapproche des outils du management de l’innovation, tels que l’innovation ouverte, qui vise à favoriser l’innovation d’une entreprise en y associant une pluralité d’acteur·rice·s internes et externes à l’entreprise (Chesbrough 2003).

À la Résidence de l’eau, la configuration est différente. L’association des Canaux impulse les projets collectifs et assure leur publicité, mais n’y participe pas. La quarantaine de résident·e·s est répartie dans cinq projets collectifs, indépendants les uns des autres et rattachés à cinq partenariats différents (figure 2). Les participant·e·s aux projets sont autonomes dans l’avancement de leurs travaux. Alors que cette autonomie pourrait être un facteur de motivation, nous observons une implication limitée de la plupart des résident·e·s de la RE dans les travaux collectifs. Ils expliquent peiner à trouver une contrepartie suffisante à leur investissement dans un projet qui n’est pas le leur et rencontrent des difficultés à avancer dans leurs projets alors qu’aucune échéance ne leur est donnée.

Figure 2. Thèmes et partenaires des projets collectifs des espaces étudiés

Investissement, épuisement et déception

Malgré des configurations différentes d’un cas à l’autre, un même constat s’impose : cette nouvelle forme d’animation incarnée par les projets collectifs épuise celles et ceux qui y participent. Les acteurs et actrices de l’AIU ont apprécié l’émulation collective du premier projet, mais indiquent ne pas être en capacité de consacrer autant de temps au deuxième sans que cela ne mette en péril l’équilibre de leurs activités professionnelles. Cela est particulièrement saillant pour les autoentrepreneur·euse·s, mais également pour l’Agence 360 elle-même. L’organisation du deuxième projet a ainsi été adaptée, privilégiant les temps de travail individuels au détriment de modalités plus collectives et jugées plus chronophages.

À la Résidence de l’eau, les personnes qui s’investissent le plus dans les projets collectifs sont également celles qui participent déjà à « la vie du lieu » (formule des acteur·rice·s interrogés pour désigner les personnes qui échangent des salutations, qui prennent part à l’entretien des espaces communs, qui montrent du respect vis-à-vis des autres, etc.). Certain·e·s se tiennent éloignés de « la vie du lieu » comme des projets collectifs, qui ne suffisent pas à les embarquer dans une dynamique conviviale et collective. La déception est grande parmi celles et ceux qui adhérent à l’idéal-type du tiers-lieu. Au point de réfléchir à de nouvelles formes d’animation, plus contraignantes encore : suivi plus rigoureux, conditionnement de la faiblesse du loyer à la participation effective aux projets collectifs, charte de bonne conduite…

Des processus en prise avec la vie politique locale

Du point de vue de la recherche urbaine, l’intérêt pour cette nouvelle forme d’animation dans les espaces de coworking réside dans les partenariats noués avec les acteur·rice·s du territoire. Ces projets collectifs ne constituent pas seulement des prétextes pour initier des collaborations : ils ont pour ambition de participer au développement territorial local. L’opérationnalisation de ces projets implique notamment de s’accorder avec les services municipaux, les habitant·e·s et autres usager·ère·s, mais aussi avec les responsables politiques. Ce processus n’est pas sans embûche. Par exemple, le deuxième projet de l’AIU, co-construit avec la collectivité Grand Paris Seine et Oise, visait l’expérimentation d’un hub multiservices dans une commune. Les acteur·rice·s de l’AIU se sont trouvés pris dans des enjeux politiques relatifs aux élections municipales du printemps 2019. Leur projet de hub multiservices a été retardé en raison des élections, suspendu à cause du confinement et finalement supprimé à la suite du changement de couleur politique de la commune.

L’avancée des projets collectifs de la RE a également été contrainte par le temps de réserve politique précédant les élections. Ces contraintes ont pu être à l’origine du découragement de certain·e·s participant·e·s. Par exemple, suite à un changement d’interlocuteur·rice au sein d’une institution partenaire de la RE, le travail cartographique entrepris par les participant·e·s au projet « Inf’eau pour tous » n’a pas été pris en compte.

Pourtant, la dimension politique des projets collectifs peut aussi constituer un facteur de mobilisation, comme pour le projet « Pète ton bitume », porté par une dizaine de résident·e·s de la RE, ayant pour objectif de retirer le bitume d’un espace public et de sensibiliser les habitantes et habitants à l’infiltration des eaux de pluie. La venue de la maire du 10e arrondissement à un événement animé par l’association Les Canaux avait motivé les participant·e·s à formaliser leur projet, au-delà des déclarations d’intentions. La maire a souligné l’importance de ce type de projet pour contribuer à la transition écologique de la Ville de Paris. Elle affirmait ainsi le rôle de cet espace de coworking dans le développement de politiques publiques locales.

Les travaux de recherche récents sur les espaces de coworking indiquent une forme de standardisation et des collaborations moins fortes qu’attendu. Or, notre enquête menée dans deux espaces de coworking indique qu’une nouvelle dynamique pourrait être à l’œuvre. Elle se traduit par des cadres de travail inédits, où la pluridisciplinarité et le travail collectif sont contraints mais pas rémunérés. Cependant, les dynamiques collaboratives ne se décrètent pas : elles dépendent des configurations d’acteurs (qui initie les projets, pour poursuivre quels objectifs, autonomie des participants, etc.) et de facteurs plus exogènes tels que la vie politique locale. Les limites identifiées aux dynamiques de collaboration pourraient aussi résider dans la participation bénévole, qui constitue une charge de travail conséquente pour les résident·e·s dont l’activité entrepreneuriale débute, comme ils et elles nous l’ont exprimé. On observe pourtant que les résident·e·s dont l’activité est la plus rémunératrice ne sont pas ceux et celles qui participent le plus, peut-être parce que leur manque à gagner est le plus important. Dès lors, les logiques économiques des résident·e·s peuvent constituer un frein aux dynamiques de collaboration et à ces expérimentations visant à se rapprocher de l’idéal-type du tiers-lieu.

Cette recherche fait également émerger la dimension du temps. Dans les deux cas étudiés ici, l’occupation temporaire permet l’expérimentation de cette forme d’animation incarnée par les projets collectifs. Cependant, le temps fait défaut pour laisser s’exprimer toutes les potentialités des projets. Face au manque de temps, on observe la rationalisation des échanges et des temps collectifs, ce qui témoigne d’un vœu de rapidité et d’efficience allant à l’encontre de l’innovation. Les participant·e·s aux projets collectifs ont en effet relevé un déficit de culture professionnelle commune ralentissant le processus de production. Or, cette culture commune (Cléach et al. 2015 ; Michel 2019) s’élabore avec le temps. Si l’innovation n’est pas le résultat de la sérendipité, elle ne semble pas non plus procéder d’une « obligation consentie » (résident J, le 19 janvier 2020) limitée à deux demi-journées par mois.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Flavie Ferchaud & Camille Huberts, « Coworking et projets collaboratifs, quel mode d’emploi ? », Métropolitiques, 8 juillet 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Coworking-et-projets-collaboratifs-quel-mode-d-emploi.html

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Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

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