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Le « bien vivre » en petite ville : le rôle des pouvoirs publics locaux

À travers l’étude des politiques publiques menées à Foix, Pamiers, Auch et Figeac, quatre chercheuses analysent comment se fabrique la notion de « bien vivre » dans ces agglomérations de petite taille.

« Bonheur brut », « qualité de vie », « bien-être », « bien vivre » : ces termes reflètent la préoccupation montante d’envisager le développement territorial sous d’autres auspices que la dimension économique et fonctionnelle. Depuis quelques années, les sciences sociales mobilisent de nouveaux indicateurs d’évaluation des conditions de vie (Stiglitz et al. 2009 ; Jany Catrice 2016, Bourdeau-Lepage 2018, Bouba-Olga 2018). Elles cherchent à préciser les contours de la richesse locale, en distinguant développement humain et croissance économique. Ce sujet, traité en géographie dès les années 1980 par la notion de bien-être (Bailly 1981), recouvre son acuité face aux crises actuelles. Différents travaux sur le bien vivre, croisant approche sud-américaine (Acosta 2014) et explorations européennes (Ottaviani 2021), permettent de comprendre autrement, dans une perspective critique, ce qui compte pour la qualité de vie dans les territoires (Merckaert 2018). Cette notion de bien vivre territorial vise, à partir de l’étude de quatre cas du Sud-Ouest français, à rendre compte des mutations territoriales vécues et pilotées dans les petites villes [1].

Dans ces villes et leur intercommunalité s’observe une diversification des engagements associatifs autour de collectifs citoyens et habitants, relatifs aux conditions de l’habiter : logement et espace public, mais aussi formes de consommation, vie culturelle, mobilité, liens à la « nature ». En parallèle, les acteurs publics locaux prennent en charge des pans de la vie locale à travers de nouveaux formats d’intervention, en associant les acteurs de la société civile et économiques, en assumant l’expérimentation (Klein et al. 2019), en se saisissant, de manière située, de dispositifs sectoriels et transversaux, tels que Petites villes de demain [2]. Partant du constat de fortes disparités d’une ville à l’autre, nous interrogeons ici l’engagement politique local comme facteur de bien vivre territorial. En effet, dans une recherche précédente analysant le bien vivre territorial à Foix [3], nous avons identifié trois dimensions essentielles de ce bien vivre – le rapport à soi par la facilitation des opportunités individuelles, le rapport aux autres par la possibilité de renforcer les liens et les engagements collectifs, le rapport aux lieux par la qualité et l’hospitalité des espaces (Sibertin-Blanc et Barthe 2023) ; le poids et l’articulation de ces trois dimensions se sont avérés dépendants d’une « enveloppe facilitatrice » liée à la structuration d’une stratégie publique locale. L’analyse comparative permet ici de poursuivre la compréhension des logiques variées de structuration de cette enveloppe facilitatrice.

Des contrastes issus de trajectoires et stratégies singulières

La mise en perspective des cas étudiés – Foix, Pamiers, Auch et Figeac –, par l’analyse des documents cadres et les apports d’entretiens [4], révèle en premier lieu de forts contrastes relatifs aux trajectoires socio-territoriales, aux partis pris des politiques publiques et aux formats d’engagement entre sphère publique et sphère privée. En reprenant les trois dimensions du bien vivre territorial (perspective individuelle, dynamique collective, hospitalité des lieux) et l’enveloppe facilitatrice, reposant sur l’engagement politique et l’ingénierie technique, de franches singularités locales se dessinent.

Caractéristiques des quatre petites villes étudiées en Occitanie

Sources : INSEE, site Wikipédia des villes.

À Foix, l’action politique est guidée par une logique partagée à différentes échelles et fondée sur une vision politique en faveur de l’éducation populaire. Le gouvernement local ouvre des espaces d’expression à une diversité d’acteurs, partageant des engagements autour de la priorité donnée à l’humain, à son émancipation. Cela passe par une attention portée aux différentes trajectoires et âges de la vie, et à un puissant soutien aux services publics. Les trois dimensions du bien vivre sont investies, et la place de l’enveloppe facilitatrice revendiquée dans la description de ce que signifie habiter ce territoire montagnard : « tout se tient, il faut que le développement économique, l’urbanisme, le social et le culturel soient traités ensemble : si l’un est bancal, tout bascule ! » (un élu local).

Figeac se caractérise par une action publique locale engagée dans une logique de consolidation d’un bassin d’emploi dynamique offrant des conditions de vie favorables. La ville cultive une attention particulière aux besoins individuels dans leur diversité (logement, éducation, culture, social) et aux dynamiques collectives que l’on repère dans l’organisation institutionnelle ou dans les initiatives privées et associatives, comme celle de Figeacteurs [5]. Autre illustration, le projet du Bonheur Local Brut, porté par le PETR Figeac Quercy Vallée de Dordogne [6] , revendique que « bien vivre et bien-être sont contributeurs au bonheur territorial, toujours défini à une échelle collective et territoriale ». Cette configuration locale se distingue par la présence d’une société civile organisée, avec des initiatives autonomes, même si elles peuvent dans un second temps intégrer les stratégies politiques. Comme à Foix, les trois dimensions du bien vivre territorial sont intégrées. « L’enveloppe facilitatrice », identifiable dans des équipes d’accompagnement étoffées, se déploie à diverses échelles grâce à un leadership politique affirmé (présence d’un ancien ministre, maire, président de Région) et à l’affirmation de partis pris marqués dans les politiques publiques.

Par contraste, l’action publique à Pamiers, ville la plus peuplée d’Ariège, s’est longtemps orientée sur l’accueil d’entreprises et de commerces, ainsi que sur le déploiement du pavillonnaire, au détriment de la rénovation du centre-ville et de l’accompagnement de populations plus fragiles. Cette situation a requis l’intervention nationale par le biais de la Politique de la ville : « la ville s’est auto-bombardée, la municipalité précédente sur plusieurs mandats n’a rien fait pour le centre et a découvert le niveau de pauvreté de sa ville en étant classée Politique de la ville » (un acteur associatif). Le contrat de ville de 2014 a permis d’étoffer les équipes d’ingénierie et d’affirmer un projet intercommunal qui mobilise le bien vivre comme socle commun, énoncé dans ses intentions. Le parti pris d’une action publique locale libérale, fondée sur l’accompagnement des entreprises et actifs insérés, a renforcé les ségrégations spatiales. Les possibilités d’épanouissement individuel sont hétérogènes ; l’engagement collectif existe, mais semble en tension en raison d’une très faible reconnaissance publique ; et les attachements aux lieux s’expriment souvent sous la forme d’attente d’améliorations.

À Auch, l’action publique locale met en avant son rôle de ville administrative et de services : « C’est la même chose pour le sport, la culture, les espaces publics : il faut un équipement de qualité ; pour les installations sportives, jusqu’au trottoir dans la rue, les haies… : c’est cette qualité qui participe au bien-être du citoyen » (un élu local). Cette petite préfecture, dotée d’un patrimoine riche et valorisé, est attentive à la fois au quotidien des individus, par exemple en s’impliquant sur les politiques de logement et des sports, à la dimension collective, à l’instar du pôle Cirque contemporain [7], soutenu de longue date, ou encore à la qualité des espaces publics. Le traitement des problématiques locales, plutôt sectoriel, repose avant tout sur les équipements, sans laisser transparaître un positionnement stratégique sur un projet de territoire.

Les facteurs d’une action publique locale attentive au bien vivre territorial

Comment expliquer les différences entre ces quatre petites villes dont les caractéristiques objectives, certes contrastées, n’expliquent pas les stratégies et partis pris de développement local ? Quatre facteurs semblent déterminants.

Le premier est l’approche systémique des modes d’habiter, c’est-à-dire la capacité des acteurs de la petite ville à construire une vision intégrée de son développement. La réponse aux attentes sociales – se loger, se soigner, accéder aux services et commerces, se déplacer dans des espaces accueillants, se distraire – figure au même titre que l’attention accordée à la vitalité économique du territoire et s’appréhende de manière systémique. Les petites villes engagées de longue date dans des démarches de développement local, et qui ont su façonner la coopération territoriale, abordent la conduite de l’action publique de manière transversale et sensible à la qualité des liens entre individus, collectifs et aux lieux – attribuant pour ces derniers une haute valeur ajoutée à la nature en ville.

Un deuxième facteur est l’engagement politique lorsqu’il est fondé sur un système de valeurs humaniste : la solidarité, la justice, l’hospitalité et l’émancipation. Ainsi, l’attention aux personnes nouvellement installées, d’où qu’elles arrivent, constitue l’une des priorités de l’action publique dans certaines villes. L’implication des collectivités étudiées sur les volets éducatif, de santé ou des mobilités, illustre l’incarnation de ces valeurs. Celles-ci ont permis d’amortir les effets induits par le Covid sur de nombreuses populations, en particulier sur les publics fragiles et vulnérables, et ont guidé l’élaboration de nouveaux projets de territoire.

Le partage du pouvoir d’agir est un troisième levier, fondé sur le rapport de la collectivité aux initiatives citoyennes, émanant de collectifs et/ou d’individus parfois engagés sur des chemins alternatifs. Si le soutien à l’émancipation et à l’expérimentation est encouragé dans certains cas, ailleurs la prudence est de mise, souvent par crainte d’une opposition politique. Si certaines collectivités soutiennent des projets diversifiant le profil des parties prenantes, d’autres sont peu attentives aux engagements collectifs, ou cherchent à les faire entrer dans une logique d’institutionnalisation, en atténuant leur aspect militant, par exemple [8].

Enfin, l’ingénierie mobilisant l’intelligence collective est un facteur très différenciant. Les territoires ont des capacités inégales à s’appuyer sur une ingénierie agile, en prise avec la complexité des défis territoriaux, mais aussi avec les frémissements locaux – rapport à la consommation et à l’alimentation, rapport au travail, à l’entrepreneuriat. Cette ingénierie s’est étoffée avec la compréhension des enjeux territoriaux, d’animation des coopérations et de coconstruction avec la société civile. Elle s’incarne à travers des figures de professionnels généralistes du développement local ou de chargés de mission sectoriels (culture, jeunesse, social, habitat…) capables d’accompagner les porteurs de projets de la société civile et de les mettre en relation avec d’autres acteurs pour que ces nouvelles « fabriques à initiatives » soient reconnues et encouragées. « L’avantage d’être isolé, c’est que les gens se sont organisés », relevait un acteur associatif de Figeac. Mais pour que « les particules s’entrechoquent » au bénéfice du bien vivre territorial, l’action des collectivités est nécessaire, y compris en accordant aux bénévoles une place de choix.

Questionner les leviers du bien vivre territorial met en lumière le rôle des pouvoirs publics locaux : comment ceux-ci fabriquent et/ou facilitent-ils « une ambiance » propice à l’expression de ce bien vivre ? L’étude de ces quatre petites villes déconstruit le déterminisme des catégories spatiales : proximité à une métropole, présence d’une autoroute, histoire industrielle ou paupérisation endémique… Rien ne semble conditionner les trajectoires locales, sinon une volonté farouche de changer le cours des choses, voire d’impulser une rupture face à des évolutions classiques, tel l’étalement urbain, en acceptant la diversité des possibles, à condition qu’elle s’inscrive dans le cadre d’un dialogue ouvert et avec la conviction que les modèles actuels de développement sont dépassables.

Bibliographie

  • Acosta, A. 2014. Le Buen Vivir. Pour imaginer d’autres mondes, Paris : Les éditions Utopia.
  • Bailly, A. 1981. La Géographie du bien-être, Paris : PUF.
  • Bouba-Olga, O. et Grossetti, M. 2018. « La mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) : comment s’en désintoxiquer ? », hal-01724699v2.
  • Bourdeau-Lepage, L., Carré, H. et Texier, P. 2018. « Évaluer les déterminants du bien-être sur un territoire. Illustration à travers le cas d’une commune rhônalpine », Revue d’économie régionale et urbaine, vol. 4, p. 775-803.
  • Jany-Catrice, F. 2016. « La mesure du bien-être territorial. Travailler sur ou avec les territoires ? », Revue de l’OFCE, n° 145, p. 63-90.
  • Klein, J.-L. et al. 2019. Trajectoires innovation. Des émergences à la reconnaissance, Québec : Presses de l’Université du Québec.
  • Merckaert, J. 2018. « Pour le meilleur ou pour le “Pib” », Revue Projet, n° 362, p. 2-3.
  • Ottaviani, F. et Le Roy, A. 2021. « The Sustainable Well-Being of Urban and Rural Areas : Common and Specific Issues. The Case of a French Intermediate Urban Area », Regional Studies, vol. 56, n° 4, p. 668-682.
  • Sibertin-Blanc, M. et Barthe, L. 2023. Culture et jeunesse dans une petite ville. Les leviers du bien vivre territorial à Foix (Ariège), Paris : Autrement.
  • Stiglitz, J. E., Sen, A. et Fitoussi, J.-P. 2009. Mesure des performances économiques et du progrès social, rapport pour la Présidence de la République, France.

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Pour citer cet article :

Laurence Barthe & Florence Laumière & Patricia Panegos & Mariette Sibertin-Blanc, « Le « bien vivre » en petite ville : le rôle des pouvoirs publics locaux », Métropolitiques, 8 février 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Le-bien-vivre-en-petite-ville-le-role-des-pouvoirs-publics-locaux.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1999

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