La crise économique actuelle n’est pas la première, elle n’est pas la plus grave que les États aient eu à affronter dans l’histoire, mais elle est sans doute l’une des plus pernicieuse. En effet, plus que les autres, elle met en cause l’État pour ce qu’il fait ou ce qu’il ne fait pas et plus encore pour ce qu’il est. Malgré son regain d’influence illustré par le soutien apporté aux banques à partir de 2008, c’est l’impuissance de l’État qui est postulée. L’enjeu est donc de taille pour la sphère publique : surmonter la crise tout en justifiant sa propre pertinence. L’expérience des années précédentes laisse à penser que si l’État est contesté, c’est le niveau local qui sera plébiscité, mais les collectivités territoriales sont, elles aussi, touchées par une double crise, financière et de légitimité. Il revient à l’État de prendre la mesure de ce que la crise économique peut paradoxalement impliquer : une redéfinition tout autant qu’une justification de son rôle et plus largement de l’action publique.
Acte I : la décentralisation initiée face à la crise économique
La crise économique apparue dans la seconde moitié des années 1970 a, dans une certaine mesure, contribué à la relance de la décentralisation par les lois de 1982. En effet, dans le couple ancien formé de l’État et des collectivités locales, l’État est, à partir de cette époque, considéré comme le problème. Le développement de la pensée néolibérale et la dénonciation de l’État interventionniste, caractéristique des Trente glorieuses, poussent à la recherche de solutions locales moins onéreuses en certifiant : « small is beautiful » [1].
C’est dans ce contexte que les lois de décentralisation mettent en place un processus novateur qui donne aux collectivités locales une liberté inconnue jusqu’alors. Depuis 1982, le terme « décentralisation » est entré dans le langage courant sans que le sens juridique de celui-ci ne soit connu de tous. Il s’agit précisément du « transfert d’attributions de l’État à des institutions (territoriales ou non) juridiquement distinctes de lui et bénéficiant, sous la surveillance de l’État, d’une certaine autonomie de gestion » [2]. Cette définition permet de comprendre pourquoi, dans le cadre même de la décentralisation, qui, a priori, concerne les collectivités, l’État est un acteur essentiel. Il reste l’architecte de la décentralisation, le principe de l’État unitaire justifiant le maintien d’un contrôle du représentant de l’État sur les structures territoriales administrées par des conseils nouvellement élus.
L’objectif de réduction de la part de l’État dans la vie publique au profit du renforcement du niveau local est mis en avant. À partir des années 1980, les collectivités territoriales construisent leur autonomie dans le cadre de ces limites et objectifs, et l’État se décharge de politiques coûteuses (en matière d’action sociale, ou d’infrastructures routières notamment) en les transférant au niveau local. Néanmoins, assez rapidement, les nouvelles compétences des collectivités locales pèsent sur leur budget, étant entendu que la compensation financière due par l’État aux collectivités lors des transferts de compétences n’est pas révisée en fonction de l’accroissement des charges.
Acte II : une autonomie financière très ambiguë
Au début des années 1990, dix ans après les premières lois de décentralisation, l’État semble réussir son pari de limiter ses charges, mais à quel coût pour les collectivités ? Celles-ci se voient transférer des politiques nouvelles (développement économique, transports, formation professionnelle, politiques de l’habitat, etc.) en nombre de plus en plus important avec une compensation initiale, mais sans que leurs financements ne soient assurés pour l’avenir. En conséquence, le début des années 2000 est marqué par une demande d’autonomie accrue de la part des collectivités.
C’est dans ce contexte qu’est adoptée la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, couramment dénommée acte II de la décentralisation. Il s’agit d’un acte fort visant à remédier à cette insuffisance en consacrant une autonomie financière des collectivités territoriales. Précisément, le nouvel article 72-2 de la Constitution fait apparaître la notion de ressources propres des collectivités territoriales. Selon ce texte, les collectivités locales doivent disposer d’une autonomie à l’égard de l’État pour une partie de leurs ressources. En effet, les ressources des collectivités territoriales sont schématiquement composées d’une part de fiscalité locale, sur laquelle elles disposent a priori d’une marge de manœuvre, et de dotations de l’État, sur lesquelles elles sont impuissantes.
Mais cette notion d’autonomie financière est ambiguë dès l’origine. Certaines ressources propres prises en compte dans la détermination de l’autonomie financière des collectivités ne révèlent en fait aucune autonomie de la collectivité : c’est le cas, par exemple, de certains impôts nationaux transférés en partie aux collectivités sans qu’elles ne puissent librement fixer le taux de ceux-ci (droits de mutation, taxe intérieure de consommation sur les produits pétroliers, etc.). Ainsi, l’État garde, voire renforce, son contrôle financier sur les collectivités territoriales. La révision constitutionnelle de 2003 constitue donc à la fois une reconnaissance de l’autonomie financière des collectivités territoriales et un approfondissement symbolique de la décentralisation, mais, sur le plan juridique, cette autonomie financière est largement dépendante de l’État.
Acte III : recentralisation ou décentralisation rationalisée en contexte de crise ?
Si la crise des années 1970 a contribué au mouvement de décentralisation, la situation économique actuelle mène, à l’inverse, à un ralentissement spectaculaire de celui-ci. L’État ne souhaite plus transférer les compétences pour alléger ses finances : il réduit directement ses dépenses en opérant une rationalisation territoriale qui se marie mal avec une décentralisation accrue.
Depuis 2007, l’État entreprend une réduction de ses dépenses structurelles. La révision générale des politiques publiques (RGPP) a conduit à la restructuration des administrations d’État dans les territoires. Recentré sur ses missions essentielles, l’État renforce paradoxalement son pouvoir de contrôle sur les collectivités. La réforme territoriale menée en 2010 [3], aujourd’hui rediscutée, confirme le changement de perspective. On assiste à un processus de recentralisation, illustré notamment par la suppression de la clause générale de compétences pour le département et la région (bien que cette suppression ait été largement atténuée par le Conseil constitutionnel), la création du conseiller territorial, « fusion » du conseiller général et régional aujourd’hui abandonnée, et le rôle accru du préfet dans la détermination des périmètres des nouveaux territoires intercommunaux. La réforme de la fiscalité locale confirme cette tendance. La suppression de la taxe professionnelle et son remplacement par plusieurs impôts conduit les collectivités locales à perdre une grande partie de l’autonomie fiscale dont elles disposaient [4].
Ce phénomène est accentué par la rigueur budgétaire que la loi impose aux collectivités territoriales : la règle d’or qui exige l’équilibre budgétaire hors investissements conduit à un effet de ciseau très puissant. En parallèle, la figure tutélaire de l’État reste imposante et les effets de mimétisme sont courants : sans être applicable aux collectivités, la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) a ainsi inspiré beaucoup de grandes collectivités dans la mise en place d’une gestion par la performance.
Acte IV : une réforme de la décentralisation grâce à la crise ?
La logique économique ou budgétaire influence de façon évidente la politique territoriale de l’État. Une réforme de la décentralisation pourrait, pourtant, prendre en compte les contraintes financières dans sa conception plutôt que de les subir dans sa mise en œuvre. La crise économique actuelle pourrait permettre de trouver les voies et moyens d’une réforme efficace de la décentralisation. On peut illustrer cette attente à travers trois exemples.
D’abord, la prise en compte des difficultés structurelles plus que conjoncturelles éclairerait la réflexion sur les échelons territoriaux. La décentralisation depuis 1982 a conduit à un empilement de nouvelles structures sans recherche de rationalisation ni de suppression d’un échelon, communal, départemental ou régional. Cette accumulation donne lieu aujourd’hui à un « millefeuille », voire, étant donné les incohérences manifestes entre les échelons, un « crumble territorial » [5]. La suppression d’un échelon permettrait d’assurer de réelles économies d’échelle, pour des raisons budgétaires mais également par souci de cohérence d’ensemble. Le département est le plus souvent proposé mais la question de l’effacement des communes doit être instruite à la lumière de l’émergence politique des intercommunalités.
Ensuite, l’égalité des citoyens quel que soit le lieu où ils habitent est plus difficile à mettre en œuvre dans un cadre très décentralisé, qui révèle plus naturellement les différences entre les territoires. La question de l’équité entre territoires se pose à travers ce que l’on nomme la péréquation. La péréquation verticale utilisée depuis longtemps (illustrée notamment par la dotation globale de fonctionnement) vise à permettre aux territoires les plus en difficulté de bénéficier d’une aide supplémentaire de l’État par le biais de dotations spéciales. L’avenir semble être à la péréquation horizontale entre mêmes territoires ; ainsi, le fonds de péréquation intercommunal (FPIC), créé par la loi de finances pour 2012, aura pour objet de permettre un rééquilibrage au sein des ensembles intercommunaux. Pour assurer des économies budgétaires, faire peser l’effort sur les collectivités les plus riches et également donner corps au principe d’égalité, il faudrait redéfinir l’ensemble des mécanismes de péréquation pour leur donner une plus grande cohérence.
Enfin, même s’il s’agit d’un objectif plus général, il serait opportun de remettre au centre des réflexions la revitalisation de la démocratie locale. Cet approfondissement aurait le double avantage de rapprocher les citoyens de leurs collectivités mais également de revaloriser l’action publique locale. Les démarches entreprises récemment pour mettre en place une limitation des cumuls des mandats vont dans ce sens, si elles permettent à terme de mettre fin au cumul « dans le temps » [6], de loin le plus problématique.