Le soir du second tour des élections présidentielles de 2007, la droite nordiste exulte. Dans le département du Nord, terre de mission pour la droite, Nicolas Sarkozy arrive en tête au premier et au second tour de l’élection devant sa concurrente, Ségolène Royal. Cette victoire est avant tout celle d’un camp mobilisé depuis la fin de l’année 2004 derrière son leader. Dans le Nord, comme dans la plupart des autres départements français, l’UMP connaît depuis ce moment une véritable effervescence militante : le doublement des effectifs de l’UMP nordiste n’en est que l’une des manifestations parmi d’autres.
Un an après, la situation s’est inversée. La campagne des élections municipales de 2008 s’achève sur un cuisant échec, notamment dans la métropole lilloise qui nourrissait tous les espoirs des ténors. Le candidat tourquennois est éliminé dès le premier tour, quand le leader de l’opposition à Lille arrache sa qualification au second tour sur le fil. Les effectifs partisans s’effondrent pour retrouver peu ou prou leur niveau de 2003. À la mobilisation succède la démobilisation. Pour comprendre les logiques qui ont présidé au désenchantement de la base militante de l’UMP dans le Nord, il faut revenir sur les formes de cette mobilisation, initiée par la direction nationale, et observer ses effets sur la configuration locale et les pratiques militantes. On doit, pour cela, tenir compte du profil des engagés. La difficile coexistence de générations militantes aux propriétés sociologiques et aux attentes distinctes permet, en effet, de comprendre les tensions qui ont éclaté au sein de cette société militante locale lors des élections municipales de 2008. Elle éclaire ainsi, pour partie et de façon originale, les difficultés d’un parti présidentialisé à mobiliser lors de scrutins locaux.
L’usage d’un répertoire de mobilisation « modernisateur »
Dès son élection à la tête du parti, et en prévision des élections présidentielles de 2007, le président de l’UMP, Nicolas Sarkozy, engage son parti dans une vaste campagne de recrutement de nouveaux adhérents qui se conclut, selon les chiffres officiels, par le triplement du nombre d’adhérents du parti. De près de 100 000 adhérents en 2004, les effectifs auraient atteint 300 000 à la fin de l’année 2006.
Cette campagne de recrutement accompagne et s’accompagne du développement d’une rhétorique modernisatrice et de pratiques managériales et participatives. Initiée et dirigée par le siège national, elle concourt au renforcement de la centralisation des procédures décisionnelles. Les délégués nationaux chargés de coordonner l’action des fédérations [1] et de recruter des « nouveaux adhérents » recourent à toute une panoplie de techniques développées dans le monde de l’entreprise pour inciter les responsables fédéraux à « faire du chiffre » : des « contrats d’objectifs » sont fixés aux fédérations, des outils d’évaluation des « performances » sont développés (classement des fédérations en fonction de leurs résultats), des « enquêtes qualité » sont menées, une éthique de la « responsabilité » et de la « transparence » est promue, le « web marketing » est rendu plus efficace, etc. Cet impératif de « modernisation » est indissociable d’une entreprise de légitimation de Nicolas Sarkozy, prétendant au trône non désigné et non désiré par Jacques Chirac et ses partisans, qui passe par la disqualification des « anciens » modes d’investissement et d’encadrement partisans.
Mais il ne suffit pas de recruter de nouveaux adhérents, encore faut-il les faire s’exprimer de façon à bénéficier de l’onction militante : trois scrutins, organisés en l’espace d’un an sur internet par la direction « sarkozyste », se muent en véritables plébiscites en faveur de Nicolas Sarkozy. Cette entreprise de captation du parti en perspective des élections de 2007 n’a pas seulement eu des effets nationaux. Les fédérations du parti ont toutes été confrontées, sans doute à des degrés divers, à l’arrivée de nouveaux adhérents aux profils et aux attentes distincts de ceux des anciens. Dans la fédération du Nord, c’est près de 3 500 adhérents qui se sont engagés en l’espace de deux ans.
Le renouvellement sociologique de la base du parti : le cas de la fédération du Nord
À la faveur de cette campagne de recrutement nationale, la fédération du Nord connaît un renouvellement à la fois générationnel et sociologique [2]. Significativement moins âgés que les anciens, les nouveaux adhérents entretiennent un rapport plus distancié à l’égard de l’univers politique institutionnalisé et de l’engagement sociopolitique. Ils sont à plus de 80 % des profanes, sans expérience d’engagement partisan préalable ni mandat électif. De la même façon, ils se singularisent d’une façon générale par un moindre engagement dans des associations, tandis que les « anciens », plus fréquemment multipositionnés, s’investissent dans des associations caritatives (organisations non gouvernementales ou religieuses) ou para-politiques, comme des associations patriotiques.
S’agissant des milieux socioprofessionnels, la fédération du Nord renforce son implantation dans les milieux « entrepreneuriaux ». Cette mobilisation agrège des nouveaux adhérents aux statuts et aux professions hétérogènes, mais qui ont en commun de s’identifier, pour la plupart, à un même groupe d’appartenance ou de référence : les entrepreneurs. Tandis que les adhérents qui se sont engagés avant novembre 2004 sont davantage diplômés de l’université publique (en sciences juridiques, médicales ou humaines), salariés dans le public ou employés dans le privé et membres d’organisations syndicales multibranches, les « nouveaux » adhérents sont, pour l’essentiel, recrutés dans la catégorie des cadres du privé et des chefs d’entreprise, sont non diplômés ou diplômés en gestion, marketing ou commerce et sont affiliés à des organisations professionnelles patronales ou corporatistes.
La prise en compte de ces propriétés sociologiques éclaire les motifs de leur adhésion. Leur engagement est avant tout motivé par des enjeux nationaux. Plus de 80 % des nouveaux adhérents déclarent avoir adhéré en raison de la personnalité de Nicolas Sarkozy. En outre, ils sont significativement plus nombreux à n’avoir jamais adhéré ou réadhéré au niveau fédéral, préférant des modes d’adhésion directement au siège national – et souvent dépersonnalisés : par internet, SMS ou par correspondance. De la même façon, à plus de 40 %, ces nouveaux entrants ne connaissaient aucun adhérent avant d’adhérer. Leur faible appétence pour les enjeux politiques locaux se double d’une compétence restreinte sur ces questions : la part de ceux qui sont incapables d’identifier un responsable local de l’UMP (un élu ou un cadre) atteint même 50 %.
Ensuite, et toujours en comparaison avec les anciens adhérents, les nouveaux entrants motivent invariablement leur engagement par leur identité et leur expérience professionnelles. La réforme abaissant la durée légale du travail à 35 heures hebdomadaires, à laquelle de nombreux patrons sont hostiles, est présentée comme un emblème du déclin de la « valeur travail » dans notre société. En promettant une revalorisation du travail par la remise en cause de cette loi, Nicolas Sarkozy a ainsi réussi à mobiliser une partie des indépendants (notamment du patronat) et des aspirants à l’indépendance, qui mettent systématiquement en avant une culture du travail et de l’effort et l’attrait pour la réussite socioprofessionnelle. Cette croyance en l’investissement dans le travail comme facteur d’ascension sociale s’incarne tout particulièrement dans la figure de l’entrepreneur, qui – par l’image et la position sociale qu’il occupe – est très majoritairement valorisée par les enquêtés. Il est ainsi remarquable de constater que la plupart des nouveaux adhérents salariés envisagent leur reconversion professionnelle dans la création ou la reprise d’une entreprise. Ce sont ces aspirations socioprofessionnelles singulières qui ont été activées par les prises de position de Nicolas Sarkozy sur « le travail et le mérite » et sa posture « modernisatrice ». Si le répertoire de mobilisation « modernisateur », diffusé au travers d’une campagne nationale, a une certaine efficacité sur le recrutement, c’est parce que ce cadrage entre en résonance avec des expériences vécues et des dispositions sociales préexistant à l’engagement.
On le voit, l’arrivée de ces nouveaux adhérents se traduit par un recrutement partisan relativement détaché des ancrages sociaux et politiques locaux, ce qui constitue une rupture par rapport aux motivations qui expliquent le maintien dans l’engagement des anciens. Pourtant, certains nouveaux entrants s’insèrent dans le jeu politique local et s’y investissent activement, provoquant des tensions avec les anciens.
De l’investissement au désenchantement militant
Le renouvellement ne touche pas seulement la base du parti, il affecte également la société locale des militants, ébranlant, au passage, l’équilibre partisan et les rétributions du militantisme. Certes, près des deux tiers de ces nouveaux entrants, essentiellement des personnes âgées, n’entretiennent qu’un lien extrêmement ténu avec le parti, se limitant à des dons financiers et au vote d’investiture de Nicolas Sarkozy par internet en janvier 2007. Cette distance à l’égard des activités militantes n’est pas propre aux nouveaux adhérents, puisque les anciens sont également près de la moitié à déclarer une activité militante minimale. Mais, parce qu’ils se sont pris au jeu ou parce que leur engagement était motivé par l’envie de prendre des responsabilités, un tiers des nouveaux adhérents se sont investis dans les activités militantes locales. Aux yeux des anciens, ces nouveaux entrants sont apparus comme des outsiders cherchant à subvertir les règles du système partisan local en promouvant un savoir-être et des savoir-faire « managériaux » correspondant à leurs formations scolaires et à leurs compétences professionnelles.
Partageant des attentes à l’égard de leur engagement, ainsi que des représentations du rôle de militant différentes des anciens, les nouveaux adhérents investissent des espaces militants distincts. Les anciens, en tant qu’élus locaux, monopolisent les responsabilités partisanes dans les unités de base du parti, les circonscriptions électorales et les comités de ville et valorisent le militantisme « de terrain », essentiellement pratiqué lors de scrutins locaux, qu’ils associent à des modes d’action plus « populaires » (le collage, le boîtage et le tractage). De leur côté, les nouveaux adhérents s’investissent dans certaines formes de militantisme spécifique, promues par le siège national et qui ne sont ni adossées à un territoire d’élection, ni en lien direct avec un élu local : participation à l’organisation de meetings du candidat Nicolas Sarkozy, de débats participatifs, animation de blogs militants ou du site de la fédération, investissement dans les comités de soutien à Nicolas Sarkozy et les organisations de jeunesse (les « Jeunes populaires » ou les « Jeunes actifs »).
Les élections municipales de 2008 mettent à l’épreuve leur engagement. Non seulement ils se confrontent à la résistance de certains anciens adhérents, mais en outre les rétributions – en termes de places sur les listes électorales – ne sont pas à la hauteur de leurs attentes. À l’exception de quelques nouveaux adhérents qui sont parvenus à s’implanter dans leur commune de résidence (en s’engageant dans des associations locales ou dans des comités de quartier), qui ont investi les activités des comités de circonscription du parti ou se sont mis au service d’un élu local influent, nombreux sont ceux qui n’ont pas réussi à endosser le rôle du militant et à se doter de la légitimité militante et territoriale nécessaire pour accéder au statut d’éligible. Faiblement insérés dans les systèmes de relations partisans qui comptent, beaucoup d’entre eux se sont retrouvés marginalisés, avant de sortir de l’institution non sans amertume.
On perçoit combien un parti présidentialisé, qui mobilise des nouveaux adhérents ponctuellement sur des enjeux nationaux, dans le cadre d’une campagne de recrutement nationale, peine à maintenir leur engagement dans la durée et à entretenir une dynamique pour les scrutins locaux. Leur désenchantement est lié tout à la fois au décalage entre leurs attentes initiales et la réalité locale, aux résistances des anciens et à la pénurie de postes, accentuée par le contexte politique local. Au final, seule une analyse diachronique localisée, attentive aux pratiques militantes, permet d’éclairer ce phénomène de démobilisation d’un camp dans toute sa complexité.