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La financiarisation du petit commerce à Hong Kong : chronique d’une extraction prédatrice

Comment la financiarisation affecte-t-elle les espaces urbains ordinaires ? Natacha Aveline-Dubach montre comment la privatisation des fonds de commerces détenus par la puissance publique à Hong Kong a conduit à l’introduction de nouvelles méthodes de gestion, visant l’optimisation et conduisant à la dégradation des conditions de vie des habitants des quartiers populaires.


Dossier : Les villes à l’ère de la financiarisation

L’éclatement des bulles immobilières récentes aux États-Unis et en Europe a mis en avant l’action croissante de nouveaux types d’acteurs financiers : les global financial landlords (Beswick et al. 2016), qui profitent des crises pour acquérir des logements à des prix dépréciés afin d’en optimiser les revenus locatifs tout en escomptant des plus-values immobilières à la revente.

Plusieurs types d’acteurs institutionnels interviennent sur ces marchés, mais les plus notables sont les Real Estate Investment Trusts (REITs). Ces sociétés d’investissement cotées en Bourse se spécialisent dans la gestion à long terme de biens productifs de revenus et disposent d’une puissante force de frappe pour financer des acquisitions à grande échelle. Dans de nombreux pays, les États ont soutenu l’action de ces REITs pour relancer les marchés immobiliers en détresse (Waldron 2018, Aveline-Dubach 2020) et parfois pour procéder à la vente de logements publics via des véhicules d’investissement financier (Uffer 2011 ; Wijburg et Aalbers 2017 ; Bernt et al. 2017).

Le cas du REIT Link à Hong Kong entre dans cette perspective. Toutefois, la privatisation n’a pas ici concerné des logements, mais des équipements commerciaux et de parking au cœur de grands ensembles sociaux. Ces transferts de propriété vers des investisseurs financiers ont concouru à une dégradation des conditions de vie des occupants des logements sociaux. Et des protestations sont nées en réponse aux initiatives du REIT Link, touchant des fractions croissantes de la population locale.

Les débuts difficiles du REIT Link

C’est en 2004 que le gouvernement hongkongais a entrepris de céder tous les actifs jugés périphériques au métier de bailleur social de la Hong Kong Housing Autority (HKHA), à savoir 151 centres commerciaux, 175 parkings et une soixantaine de wetmarkets [1] au sein de grands ensembles répartis sur l’ensemble du territoire hongkongais (figure 1). Cette décision entrait dans le cadre d’une vague de privatisation de grandes infrastructures et d’équipements publics visant à faire de Hong Kong une place financière mondiale, au lendemain de la crise asiatique et de la rétrocession à la Chine (Lee 2005). Le gouvernement entendait attirer l’investissement institutionnel mondial, non seulement par l’offre de produits de placement attractifs, mais aussi en démontrant sa ferme intention de se conformer aux principes néolibéraux de désengagement de l’État.

Figure 1. Carte des centres commerciaux de la HKHA avant la privatisation

© N. Aveline-Dubach.

Plusieurs banques d’investissement (Goldman Sachs, HSBC Holding, USB AG) s’associèrent pour acquérir en bloc les actifs de la HKHA via une société cotée. La première tentative d’introduction en Bourse du REIT Link fut un succès sans précédent, marqué par une demande vingt-huit fois supérieure à l’offre d’actions. Le gouvernement avait promu la vente des actifs sociaux de la HKHA comme un moyen de « retourner la richesse au peuple » (Chung et Ngai 2007, p. 79), mais n’avait prévu d’offrir que 10 % des actions à la population locale. Il a été pris au mot par une masse de petits investisseurs hongkongais en quête de placements rémunérateurs dans un régime de protection sociale déficient, ce qui l’a forcé à porter à 50 % la part des actions dédiées à la population locale (Aveline-Dubach 2017).

Les résidents des ensembles sociaux n’avaient quant à eux rien à gagner d’une privatisation de leurs commerces de proximité. Représentant 30 % de la population hongkongaise et constitués en partie de personnes âgées indigentes, ils obtinrent le soutien actif d’un mouvement anti-Link agrégeant des forces altermondialistes en émergence et quelques rares personnalités des partis d’opposition. En décembre 2004, une locataire âgée de la HKHA, soutenue par ce mouvement, entama une action judiciaire pour contester la légalité de la privatisation des actifs sociaux. Elle faisait valoir que la HKHA manquait à l’obligation lui incombant, en vertu de l’Ordonnance sur le logement, de fournir un environnement résidentiel adapté aux occupants des grands ensembles publics. L’action en justice ayant eu pour effet de suspendre la cotation du Link, les petits porteurs se mirent en colère. Ils défilèrent dans la rue en accusant les militants anti-Link d’entraver leur enrichissement.

Au terme d’une procédure judiciaire conduite à marche forcée, la cour d’appel confirma la légalité de la privatisation, mais réaffirma l’obligation pour REIT Link de se conformer aux termes de l’Ordonnance sur le logement. Le gouvernement remit alors en vente les actifs de la HKHA en décembre 2005, tout en rehaussant l’offre aux institutionnels à hauteur de 70 %. Par cette transaction en bloc, le Link devint le premier propriétaire de surfaces commerciales et d’emplacements de parkings sur le territoire hongkongais. Ses actions en Bourse connurent une envolée spectaculaire, avec un quadruplement de leur valeur entre 2005 et 2016. Dans le même temps, le volume d’actions détenues par les petits porteurs a été réduit à néant, faisant des investisseurs institutionnels les grands bénéficiaires du transfert de richesses de la HKHA vers le Link.

Des stratégies de création de valeur incompatibles avec le maintien de commerces de proximité abordables

La remarquable performance du Link a été le produit d’une stratégie particulièrement agressive de maximisation de la valeur actionnariale.

Une première démarche a consisté à optimiser la gestion d’actifs dans tous les ensembles sociaux : réduction de la durée des baux commerciaux de quatre-cinq à deux-trois ans et augmentation systématique des loyers de 25 à 30 % lors du renouvellement de bail ; rationalisation du coût d’entretien et de sécurisation des centres commerciaux et des parkings. Dans le même temps, l’effort a porté sur l’élargissement de la zone de chalandise des centres commerciaux. Le Link a fait alliance avec des grandes chaînes de distribution pour implanter des supermarchés dans les grands ensembles. Il a toutefois conservé la soixantaine de wetmarkets dans le but de les aligner à terme sur le modèle des marchés urbains d’Europe. Les tenanciers des étals de nourriture ont été incités, par la promesse de hausses de loyer plus modérées, à entretenir la propreté, s’abstenir de jeter des mégots et de cracher sur le sol, éviter les jeux d’argent et les paris sur le lieu de travail.

Afin de diversifier la clientèle de ses commerces, le Link a également procédé à des initiatives d’amélioration d’actifs (asset enhancement initiatives), consistant à rénover en profondeur trois à cinq centres commerciaux chaque année. À cette occasion, l’offre commerciale a été renouvelée, et une grande partie des petites échoppes existantes ont cédé leur place à des surfaces franchisées. Sans surprise, les hausses de loyer ont été particulièrement brutales dans ces espaces mis aux normes des modes de consommation modernes de jeunes actifs résidant en dehors des grands ensembles.

Plus récemment, à partir de 2014, la législation hongkongaise a été révisée pour autoriser les REITs à réaliser des opérations de promotion immobilière en dehors des ensembles sociaux. Le Link a ainsi pris une part de 60 % dans la construction d’un projet prestigieux de gratte-ciel dans le nouveau centre d’affaires de Kowloon East (The Quayside, devant être livré en 2020).

Enfin, une dernière stratégie, également démarrée en 2014, a relevé du recyclage de capital, par la cession de plusieurs centres commerciaux en vue de développer le portefeuille d’actifs. Ces arbitrages ont concerné des propriétés à faible potentiel mal desservies par les transports en commun, mais également des espaces commerciaux à forte plus-value vendus à de grands investisseurs américains (Goldman Sachs, Blackstone), souvent à des niveaux très supérieurs aux estimations initiales. Ces revenus ont permis au Link de prendre pied dans les plus grandes villes chinoises, au point que ces actifs continentaux totalisent aujourd’hui 13 % de la valeur du portefeuille.

Cette démarche radicale d’optimisation des profits a abouti à une dégradation des conditions d’approvisionnement commercial des locataires de la HKHA. La rénovation du grand centre commercial de Lok Fu Plaza a tout particulièrement cristallisé le mécontentement des occupants des ensembles sociaux de la HKHA, voire d’une population exaspérée par l’arrogance et l’impunité du Link face à ses multiples violations de l’Ordonnance du logement.

La disparition des petits commerces suite à la rénovation de Lok Fu Plaza

Situé à la sortie d’une station de métro à Kowloon East, le centre commercial de Lok Fu Plaza a fait l’objet d’une rénovation très ambitieuse pour devenir un haut lieu de shopping hongkongais, concentrant près de 150 boutiques et restaurants. Tout comme dans les autres grands ensembles de la HKHA, les espaces commerciaux de Lok Fu Plaza comptaient initialement de petites échoppes à loyer faible, tenues par des marchands à peine mieux lotis financièrement que les résidents des logements sociaux. La rénovation a entraîné une restructuration radicale de l’occupation des surfaces commerciales au profit de la grande distribution et des franchises, créant un environnement très défavorable aux résidents âgés de la HKHA avec une perte de socialisation, un nombre intentionnellement limité de bancs, ou encore la vente de produits inabordables.

Dans l’arcade principale, seuls trois anciens marchands sont parvenus à rester sur place en faisant valoir l’originalité de leurs produits (verrerie d’art, spécialités de thé, pelotes de laine). Alors que leur loyer a plus que triplé depuis la rénovation, ils doivent négocier durement leur maintien dans les lieux à chaque renouvellement de bail. Une vingtaine de vendeurs d’articles plus ordinaires ont également été autorisés à rester sur le site, mais ils sont relégués à l’arrière du centre commercial, dans un emplacement peu fréquenté à l’appellation symptomatique de « Lok Fu Bazaar » (figure 2).

Figure 2. Une boutique du « Lok Fu Bazaar », partie de la galerie commerciale dissimulée derrière l’arcade principale

© N. Aveline-Dubach, 2012.

Cependant, c’est surtout dans le wetmarket, lieu d’approvisionnement en produits de première nécessité (figure 3), que les effets socio-économiques de la gestion du Link ont été les plus dommageables. Quelques mois seulement après la privatisation, les hausses de loyer avaient forcé les marchands à augmenter leurs prix au-delà des capacités financières de leur clientèle traditionnelle. En 2007, Lok Fu Plaza est devenu le point focal d’une vaste manifestation anti-Link, rassemblant plus de 3 000 commerçants issus d’une trentaine de grands ensembles publics. En attirant l’attention par un geste symbolique, la destruction d’un chèque géant représentant le salaire annuel du directeur général du Link, les manifestants espéraient faire chuter la valeur des actions du REIT. Ce fut peine perdue, car les médias relayèrent à peine l’information et la cotation du Link ne fut nullement impactée.

Figure 3. Wetmarket avant rénovation

© N. Aveline-Dubach, 2012.

Avec l’essoufflement des mobilisations, le wetmarket de Lok Fu Plaza a été rénové sans encombre en 2013, entraînant la mise au chômage de nombreux commerçants. La perte de ce service commercial bon marché est acceptée avec fatalisme par les résidents du parc social, malgré les difficultés rencontrées : s’ils ne peuvent compter sur un soutien familial, ils doivent désormais parcourir de longues distances en bus pour s’approvisionner dans des wetmarket publics.

Les pratiques prédatrices des grands investisseurs et leurs effets sociaux négatifs

L’expérience du REIT Link témoigne de pratiques prédatrices par les grands investisseurs financiers, rejoignant le constat d’autres travaux sur les global financial landlords. On y trouve les mêmes effets socio-économiques indésirables des stratégies de maximisation de valeur actionnariale : une grande partie des marchands des centres commerciaux et wetmarkets de la HKHA ont dû cesser leur activité, et si les locataires du parc social n’ont pas été dépossédés de leur logement, ils n’en ont pas moins connu une forte dégradation de leurs conditions de vie. Le transfert de richesses au bénéfice du Link n’a pas davantage profité aux petits investisseurs locaux, de sorte que le sentiment de perte est aujourd’hui ressenti par une majorité de la population hongkongaise. À plusieurs reprises, des représentants du mouvement anti-Link ont exigé que l’État rachète les anciens biens publics de la HKHA. Certains ont proposé que les habitants de Hong Kong se les réapproprient par financement participatif via une plateforme de crowdfunding. De tels projets sont apparus irréalistes du fait du morcellement subi par ce réseau commercial et de sa forte valorisation (le coût d’un rachat public était estimé fin 2019 à 100 milliards de HK$, soit 11,5 milliards d’euros). En tout état de cause, l’exécutif hongkongais n’a jamais envisagé de revenir sur le processus de privatisation. Il a de surcroît œuvré à l’entrée en vigueur de la loi de sécurité nationale imposée par Pékin en juin 2020, qui met fin à toute activité de vigilance citoyenne. Ce virage liberticide accroît la marge de manœuvre des gestionnaires d’actifs du Link, au détriment du bien-être des occupants des ensembles sociaux.

Bibliographie

  • Aveline-Dubach, N. 2017. « Embedment of “Liquid” Capital into the Built Environment : The Case of REIT Investment in Hong Kong », Issues and Studies, vol. 52, n° 4.
  • Aveline-Dubach, N. 2020, « The Financialization of Rental Housing in Tokyo », Land Use Policy. DOI : 10.1016/j.landusepol.2020.104463.
  • Bernt, M., Colini, L. et Förste, D. 2017. « Privatization, Financialization and State Restructuring in Eastern Germany : the Case of Am Südpark », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 41, n° 4, p. 555-571. DOI :10.1111/1468-2427.12521.
  • Beswick, J., Alexandri, G., Byrne, M., Vives-Miró, S., Fields, D., Hodkinson, S. et Janoschka, M. 2016. « Speculating on London’s Housing Future », City, vol. 20, n° 2, p. 321-341.
  • Chung, C. Y. et Ngai, P. 2007. « Neoliberalization and Privatization in Hong Kong after the 1997 Financial Crisis », China Review, vol. 7, n° 2, p. 65-92.
  • Lee, E. W. Y. 2005. « The Renegotiation of the Social Pact in Hong Kong : Economic Globalisation, Socio-Economic Change, and Local Politics », Journal of Social Policy, vol. 34, n° 2, p. 293-310. DOI :10.1017/S0047279404008591.
  • Uffer, S. 2011. The Uneven Development of Berlin’s Housing Provision, thèse, London School of Economics and Political Science.
  • Waldron, R. 2018. « Capitalizing on the State : The Political Economy of Real Estate Investment Trusts and the “Resolution” of the Crisis », Geoforum, n° 90, p. 206-218. DOI : 10.1016/j.geoforum.2018.02.014.
  • Wijburg, G. et Aalbers, M. B. 2017. « The Alternative Financialization of the German Housing Market », Housing Studies, vol. 32, n° 7, p. 968-989. DOI:10.1080/02673037.2017.1291917.

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Pour citer cet article :

Natacha Aveline-Dubach, « La financiarisation du petit commerce à Hong Kong : chronique d’une extraction prédatrice », Métropolitiques, 11 novembre 2020. URL : https://metropolitiques.eu/La-financiarisation-du-petit-commerce-a-Hong-Kong-chronique-d-une-extraction.html

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