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Chicago : une pensée de la ville en « coupe »

L’architecte et historien Jean Castex retrace la croissance extraordinaire de Chicago au début du XXe siècle. Il montre comment le manque d’espace constructible a conduit ingénieurs et architectes à inventer des rues à étages et des édifices hybrides, donnant ainsi naissance à un modèle urbain inédit : celui de la ville en réseaux.

Recensé : Jean Castex. 2010. Chicago 1910-1930. Le chantier de la ville moderne, Paris : Éditions de la Villette.

Chicago joue un rôle de premier plan dans l’histoire des États-Unis, ayant réussi à s’imposer comme un élément clé de l’organisation territoriale. Ce devenir n’avait rien de programmé, qui aurait permis d’imaginer l’expansion en ces lieux pour le moins inhospitaliers, en quelques décennies seulement, de l’une des plus puissantes métropoles nord-américaines. Le « chantier » auquel s’intéresse Jean Castex dans son ouvrage Chicago 1910-1930 est celui qu’entreprend une ville encore jeune – elle fête ses 80 ans en 1910 –, grandie très vite – elle compte déjà plus de 2,2 millions d’habitants – pour s’affirmer comme l’une des principales capitales économiques, jouant à jeu égal avec sa rivale New York. L’auteur, avec l’extrême précision caractérisant l’ensemble de ses recherches, décrit l’incroyable ingéniosité alors mise en œuvre pour réaliser cette « ville moderne » on ne peut plus ambitieuse.

La naissance d’une métropole

Dès sa fondation en 1830, le développement de Chicago résulte d’une succession de paris pour en faire un lieu d’attraction sans égal pour les esprits d’entreprise en tout genre. L’historien William Cronon le rappelle dès les premières pages de Nature’s Metropolis [1] : l’histoire de Chicago est indissociable de celle du Great West, ville et grandes plaines se nourrissant mutuellement, entretenant et stimulant leur croissance respective. Raison pour laquelle Frank Lloyd Wright ne voyait pas en elle une City – à la différence de New York – mais une big town, symbolisant les liens inextricables entre mondes urbain et rural.

L’histoire de Chicago ne se comprend que par la référence constante à ces échelles croisant local et national, ou continental. De la même façon que la ville ne se donne à lire qu’en intégrant le principe des doubles forces antagoniques qui la caractérisent : forces centripètes – d’hyper concentration, ou congestion –, et forces centrifuges – de diffusion sur un territoire sans limite, car assimilé à celui des grandes plaines. La rivière Chicago et les écheveaux de voies ferrées venant butter contre ses rives constituent les terrains d’observation privilégiés de Jean Castex. De fait, contrairement à nombre de métropoles, européennes notamment, où ces réseaux viennent se heurter à un tissu urbain constitué plus ou moins important, ville et réseaux s’édifient simultanément à Chicago, sur un même territoire, dans une même dynamique. Ces flux, assurant la prospérité de la ville, expliquent à la fois la congestion observée sur la superficie restreinte du Loop et la diffusion de l’urbanisation sur l’étendue illimitée des grandes plaines.

Toute l’attention de Jean Castex se focalise sur un mile carré de la ville, le Loop, et sur vingt ans d’histoire (1910-1930), période de grande prospérité pour la ville. Une vision de l’histoire qui se « rétrécit » donc, comme l’explique Castex dans sa conclusion, et qui s’attache à analyser les transformations qui vont se produire, pendant deux décennies, à la croisée de ces flux vitaux pour la ville que représentent la rivière, les voies de chemin de fer – et leurs terminus –, avant que l’automobile ne s’affirme elle-même comme un nouvel élément de mobilité à prendre en compte. Jean Castex décrit avec minutie les bouleversements que vont connaître, en moins de deux décennies, ces sites stratégiques – non seulement à l’échelle du Central Business District de la métropole, mais aussi à celle de l’entière région, cœur des États-Unis. Décrire les transformations qui s’opèrent alors en ces lieux suppose, pour Castex, le recours à une méthode éprouvée : la lecture typo-morphologique, permettant de croiser les différentes échelles et dimensions de la conception architecturale. Les sources et références mobilisées pour construire sa démonstration sont riches, comme l’est l’iconographie de l’ouvrage [2].

Une ville « à étages »

Un des intérêts majeurs de l’ouvrage de Jean Castex est la lecture « en coupe » qu’il offre des morceaux de la ville en construction. Ces analyses « en coupe » nous plongent dans la profondeur du sol et dévoilent un monde souterrain inattendu, pourtant vital à la ville. La congestion, à laquelle il est si fréquemment fait référence, est rendue évidente par cet « objet » mythique qu’est le gratte-ciel, mais dont la partie non visible est habituellement négligée. Jean Castex la révèle ici, nous donnant à découvrir son fonctionnement, les innovations constructives mises en œuvre pour sa réalisation, de même que pour la gestion du/des sol(s) – et des fameux air rights [3] –, les répercussions sur les édifices émergeant à la surface. L’abondante iconographie permet de mieux comprendre l’ampleur et l’ambition caractérisant les projets étudiés, comme l’illustre parfaitement (p. 116) la « coupe perspective et façade de la gare du North-Western » de Granger et Prost (1906-1911).

Les projets, de dimensions multiples, donnent à comprendre les travaux gigantesques réalisés pour redresser le cours de la rivière – et l’inverser, de sorte que les pollutions ne soient plus rejetées dans le lac –, de même que pour libérer ses rives des entrepôts, halles, qui la bordaient et, ainsi, « rendre » sa rivière à la ville, et la canaliser à l’aide de nouvelles voies de circulation superposées. Ils permettent de découvrir le monde souterrain des nouvelles gares, les difficultés techniques rencontrées, et surmontées, pour élaborer des structures capables de couvrir les vastes fuseaux de voies à l’origine d’une importante rupture du tissu. Ces opérations de « suture » mettent à jour l’étroite collaboration nécessaire entre tous les partenaires pour mener à bien ces projets, non seulement entre architectes et ingénieurs, mais aussi avec les acteurs économiques – compagnies ferroviaires, Chicago Association of Commerce and Industry,… –, et politiques – la ville de Chicago, le gouvernement fédéral, etc. Le projet du Chicago Daily News building (1928-1929) en rajoute à la complexité, puisqu’il s’agit d’édifier un gratte-ciel sur le nouveau sol artificiel créé au-dessus des voies de chemin de fer. Le regard de Jean Castex s’attache à décrire avec précision toutes les étapes du projet, dans toutes ses dimensions. Les photos de chantiers, notamment, sont là pour attester de la difficulté de ce que l’on entreprend. Les revues d’ingénieurs fournissent à Castex des documents éclairants. Non seulement sur les techniques, les dispositifs constructifs inventés pour édifier cette ville stratifiée, mais aussi sur les débats que ceux-ci suscitent.

Le chapitre « Les boulevards à étages » nous plonge dans le réseau labyrinthique des tunnels irrigant le sous-sol de la ville (de lignes téléphoniques, tubes pneumatiques, transports postaux, systèmes de livraison des magasins et entreprises, etc.), tout en nous faisant prendre de la hauteur, grâce à l’édification du El (Elevated Train), à plus de 6 mètres au-dessus des rues. La description de la « multiplication des trottoirs et des chaussées », et des projets de Michigan Avenue (1918-1920), de Wacker Drive (1924-1926) et de l’Outer Drive (1926-1937), nous surprend par la rapidité de mise en œuvre de dispositifs aussi complexes, démultipliant les sols de la ville, et les circulations.

Enfin, les gratte ciel comme la tour du Tribune (1923-1925), le Jewelers Building (1926), le Civic Opera (1927-1929) et les gigantesques entrepôts – comme le Merchandise Mart (1927-1931) –, véritables villes dans la ville, sont considérés comme hybrides car ils offrent une superposition d’activités auxquelles correspondent des logiques constructives spécifiques. Ils sont édifiés sur des « tissus hétérogènes » et se branchent aux différents niveaux de sols, révèlent des frontières entre rue et édifices qui « s’érodent » (p. 244) et le défi que représente la conception et l’édification de ces « formes extrêmes ». Un « dehors simple [qui] cache en réalité des prouesses de structure pour atteindre une forme extrême » (p. 256), que nous donnent à comprendre les plans, coupes, détails, photographies de chantiers. Jean Castex pointe alors des évolutions essentielles dans la pensée du projet, qu’il nous semble important de considérer encore aujourd’hui. Il explique en effet : « Dans la mentalité des années vingt, l’idée d’un programme complet fixé par avance est abandonnée, pour être remplacée par des « moyens d’approche » fondés sur des hypothèses » (p. 286). De même, l’envergure de tels projets, véritables morceaux de ville, suppose un « déplacement radical du projet d’architecture », qui « change de dimension » du fait de l’intervention de « nombreux spécialistes, d’experts, dont les capacités finissent par influencer le travail du groupe d’architectes » (p. 318). On s’étonne, page après page, de la rapidité déconcertante avec laquelle cette ville moderne à étages est conçue et édifiée -les temporalités des projets étant plus proches de ce que l’on observe actuellement en Asie, plutôt qu’en France.

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Pour citer cet article :

Catherine Maumi, « Chicago : une pensée de la ville en « coupe » », Métropolitiques, 28 janvier 2011. URL : https://metropolitiques.eu/Chicago-une-pensee-de-la-ville-en.html

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