Chaque trimestre, la presse économique publie une batterie de chiffres sur la santé du marché de l’immobilier de bureau en Ile-de-France et dans les principales métropoles françaises. Depuis 2023, de nombreux articles pointent du doigt les difficultés du marché francilien : la demande de bureaux a chuté avec le développement du télétravail et le nombre de bureaux vides a doublé depuis 2020, pour atteindre 4,8 millions de mètres carrés [1]. Cette tendance fait suite à plusieurs années de discours optimiste sur le dynamisme du secteur, même après la crise du Covid-19, lorsque les experts soulignaient la forte « reprise » du marché. Qui produit ces chiffres sur les marchés de l’immobilier de bureau, pour qui et avec quels objectifs ?
Contrairement au marché du logement, l’immobilier de bureau est détenu en grande partie par des investisseurs dits « institutionnels » (fonds de placement immobiliers, foncières cotées, etc.), qui en tirent des revenus locatifs et des plus-values à la revente, caractéristique de la financiarisation du secteur. Sur ce marché, la production des chiffres est assurée par les cabinets de conseil en immobilier d’entreprise privés (BNP RE, CBRE, Cushman & Wakefield, JLL, etc.), dont l’activité principale porte sur la commercialisation des bureaux (location, achat, vente). Par les études de marché qu’ils produisent, ces cabinets se présentent ainsi comme les promoteurs de la « transparence » des marchés pour les investisseurs internationaux.
À rebours de ce discours, cet article analyse ces chiffres non pas comme une information neutre qui viserait à éclairer les choix des investisseurs, mais comme des outils de pouvoir, dans une perspective de sociologie de la quantification (Desrosières 2008, 2014). Derrière une apparente « transparence », ces cabinets produisent des formes d’ignorance [2] sur le marché de l’immobilier de bureau, au service de leurs intérêts et de ceux de leurs clients-investisseurs. Ils participent alors à encourager et légitimer la production de bureaux et la valorisation des biens immobiliers sur ces marchés.
ImmoStat : la construction d’un oligopole au nom de la « transparence »
Comment des cabinets de conseil en immobilier d’entreprise ont-ils acquis le statut de référence en matière de description du marché de l’immobilier de bureau ? En 2001, les principaux cabinets [3] s’associent au sein d’un groupement d’intérêt économique (GIE), nommé ImmoStat, dans lequel ils mettent en commun les données sur les transactions qu’ils réalisent en Ile-de-France et construisent des indicateurs de marché harmonisés (sur l’offre, la demande, les prix). Auparavant, les chiffres produits par chaque cabinet différaient. La création d’ImmoStat est alors présentée comme un moyen d’accroître la « lisibilité [4] » du marché et l’attractivité de la place immobilière française à l’international.
Mais ImmoStat est avant tout un outil de pouvoir économique, l’information sur les transactions immobilières (prix, localisation, clients, etc.) constituant une ressource clé pour les acteurs de ce marché. La mutualisation des données donne un avantage compétitif important aux membres du GIE. Ainsi, plusieurs cabinets de conseil de taille intermédiaire ont cherché à intégrer le groupement, mais se sont confrontés au blocage des membres d’ImmoStat, qui n’y ont pas vu de valeur ajoutée en matière d’information immobilière. Dès lors, par précaution face à une potentielle attaque pour concurrence déloyale, le GIE s’est doté d’un avocat accompagnant la constitution du groupement. En 2015, le GIE propose un accès payant aux données agrégées par secteurs géographiques, ce qui contribue à limiter les critiques d’un verrouillage. Autrement dit, la construction de la légitimité d’ImmoStat s’est faite progressivement, en composant avec les autres acteurs en présence.
Par ailleurs, le GIE permet aux cabinets de façonner des représentations du marché au service de leurs intérêts. Si la gestion du GIE se veut indépendante, garantie par une équipe de deux salariés permanents en charge de traiter l’information de marché récoltée par chaque cabinet, les équipes dirigeantes des cabinets sont également impliquées dans la définition des indicateurs et dans les résultats publiés chaque trimestre. Or, ces cabinets de conseil ont un intérêt direct à ce que les marchés de l’immobilier de bureau soient dynamiques (construction de bureaux et augmentation des prix), dans la mesure où la majeure partie de leurs chiffres d’affaires repose sur le nombre de transactions réalisées et sur la valorisation des biens. À ce titre, comme l’évoque l’un des fondateurs d’ImmoStat, ancien PDG d’un de ces grands cabinets, un des enjeux de la création du GIE était de conserver la maîtrise des données par rapport aux autorités publiques, pour légitimer le besoin de construire de nouveaux bureaux :
ImmoStat, on s’est dit que c’était utile pour la profession pour éviter d’être manipulés par l’administration, pour sortir les vrais chiffres. L’administration qui ne voulait pas de bureaux, son rôle est de dire : « Il y a suffisamment de bureaux. » Avec ImmoStat, on pouvait analyser l’offre, la demande, celle qui va sortir, etc. (entretien avec un ancien PDG d’un cabinet de conseil en immobilier d’entreprise).
Cette privatisation de l’expertise par les cabinets s’observe par exemple au sein de l’Observatoire régional de l’immobilier d’entreprise (ORIE), espace de concertation public-privé où sont discutées les évolutions réglementaires en matière d’immobilier d’entreprise : au sein de l’Observatoire, ce sont les cabinets qui détiennent un rôle central dans la description des marchés de l’immobilier de bureau.
Derrière la façade de la « transparence », la production de l’ignorance
Que calculent les indicateurs ImmoStat et que laissent-ils de côté ? Revenons sur trois de ces indicateurs, qui entretiennent le flou sur l’état de la demande et sur la valeur des bureaux.
Le premier de ces indicateurs est le « loyer facial », qui cache en revers le loyer effectivement perçu par les bailleurs-investisseurs. En effet, le loyer facial correspond « à la moyenne des loyers indiqués sur les baux signés par les locataires ». Or, en pratique, des exonérations de loyers, des frais de participations aux travaux ou des mises à disposition anticipées des locaux, etc. – appelées « mesures d’accompagnement » – sont accordés aux entreprises locataires par les propriétaires-investisseurs afin de les inciter à s’installer dans leurs locaux. Depuis la pandémie de Covid-19, les mesures d’accompagnement ont augmenté drastiquement, pour atteindre un quart du loyer facial en Ile-de-France en 2023 [5]. Cette pratique sert ainsi à maintenir artificiellement élevés le niveau des loyers « officiels » et la valorisation comptable des immeubles. En effet, les experts immobiliers de ces grands cabinets, qui ont pour tâche d’évaluer le patrimoine de leurs clients-investisseurs, valorisent les immeubles de bureaux en prenant comme référence le loyer facial, et non le loyer économique (Duros 2019). Si, depuis 2014, ImmoStat communique sur le montant de ces « mesures d’accompagnement » de manière agrégée [6], le loyer facial reste l’indicateur de référence pour les cabinets et la presse économique, tandis que l’opacité sur le loyer économique persiste.
Un deuxième indicateur mis en avant par les cabinets et relayé par la presse est la « demande placée », qui laisse dans l’ombre la demande nette. Cet indicateur renvoie au nombre de mètres carrés loués par des entreprises locataires ou achetés par des propriétaires occupants sur une période donnée. Une augmentation de la demande placée est présentée comme un signe de bonne santé du marché. Pourtant, cet indicateur ne prend pas en compte les surfaces libérées par les entreprises qui déménagent et donc la « demande nette » en bureaux. Or, en Ile-de-France, les grandes entreprises tendent à déménager fréquemment pour s’installer dans de nouveaux bureaux plus modernes, dans cette industrie où l’obsolescence des bâtiments est de plus en plus rapide. Autrement dit, une augmentation de la demande placée n’est pas forcément le résultat d’une installation de nouvelles entreprises, mais peut être le simple fruit de déménagements d’entreprises déjà présentes en Ile-de-France. Alors que, d’un côté, entre 2020 et 2022, la demande placée augmentait de 56 % (passant de 1,4 million à 2,2 millions de mètres carrés), ce qui était présenté comme un signe de reprise du marché, d’un autre côté, le nombre de mètres carrés de bureaux vides, calculé par l’« offre immédiate », augmentait aussi de 59 % (passant de 2,7 millions à 4,3 millions de mètres carrés).
Enfin, l’indicateur de l’offre immédiate participe à sous-estimer la vacance tertiaire. Si ImmoStat mesure « l’offre immédiate » de bureaux, c’est-à-dire le nombre de mètres carrés de bureaux vides mis sur le marché de la location en Ile-de-France, il ne communique pas sur le « taux de vacance », pourtant plus parlant pour estimer l’ampleur de la vacance immobilière. Ce sont les cabinets qui se chargent individuellement de le mesurer et il est ensuite relayé par la presse économique. Or, loin d’être neutre, le calcul du taux de vacance par les cabinets contribue à sous-estimer la problématique de la vacance immobilière. D’une part, au numérateur, les cabinets s’appuient sur le chiffre de l’« offre immédiate », qui ne comptabilise pas les bureaux hors de leur réseau de commercialisation [7]. En outre, certains propriétaires-investisseurs préfèrent retirer leurs bureaux vides du marché de la location, par attentisme spéculatif et/ou parce qu’ils ne préfèrent pas notifier comptablement comme vacants leurs biens (Crague 2020), ce qui pourrait constituer un signal négatif en matière de gestion de leur portefeuille immobilier.
D’autre part, au dénominateur, les cabinets de conseil mobilisent la taille du parc de bureaux calculé par l’ORIE, évalué à 56 millions de mètres carrés en 2022, qui comprend aussi bien les bureaux détenus par ces investisseurs institutionnels que par des propriétaires occupants (principalement des administrations publiques), pour lesquels la vacance est nulle ou quasiment nulle. Autrement dit, le « parc marchand », c’est-à-dire le parc dont les bureaux sont détenus par des investisseurs immobiliers, est plus restreint que le parc de bureaux calculé par l’ORIE : il est estimé à 37,1 millions de mètres carrés selon le Groupe de recherche sur l’économie de la construction et de l’aménagement. Ainsi, si l’on considère la taille du « parc marchand », on obtient un taux de vacance moyen de 12 % de bureaux, contre 8 % si l’on considère le parc immobilier calculé par l’ORIE. Ces choix méthodologiques tendent à réduire l’importance du problème de la vacance de bureaux, alors que plus d’1,2 million de Franciliens sont mal-logés [8].
Les grands cabinets de conseil en immobilier, s’ils revendiquent d’œuvrer en faveur de la « transparence » des marchés de l’immobilier de bureaux, participent en réalité à une mise en forme subtile de l’état des marchés, qui n’entre pas dans la catégorie claire de la vérité ou de sa déformation. Les chiffres qu’ils produisent entretiennent l’image de marchés attractifs et dynamiques, maintenant le flou sur l’état de la demande et sur la valeur des bureaux. Ils viennent ainsi alimenter et légitimer la construction de bureaux et la hausse des prix sur ces marchés. Connaître les producteurs de ces chiffres, leurs intérêts et leurs choix méthodologiques invite à la vigilance quant aux récits sur la « bonne santé » des marchés de l’immobilier de bureaux et à la construction de contre-expertises, utiles dans une période où la construction de bureaux continue d’augmenter (1 million de mètres carrés de nouveaux bureaux prévus fin 2024) malgré la baisse de la demande, et alors que la question de la reconversion des bureaux en logements est d’actualité [9].
Bibliographie
- Crague, G. 2020. « La vacance tertiaire et ses mesures : déséquilibre du marché immobilier ou problème urbain ? », in N. Arab et Y. Miot (dir.), La Ville inoccupée. Enjeux et défis des espaces urbains vacants, Paris : Presses des Ponts, p. 65-81.
- Desrosières, A. 2008. Pour une sociologie historique de la quantification. Vol. 1 : L’argument statistique, Paris : Presses des Mines.
- Desrosières, A. 2014. Prouver et gouverner. Une analyse politique des statistiques publiques, Paris : La Découverte.
- Duros, M. 2019. « L’édifice de la valeur. Pratiques de valorisation dans me secteur de l’immobilier financiarisé », Revue française de socio-économie, n° 23, p. 35-57.
- Duros, M. 2022. L’Édifice de la valeur. Sociologie de la financiarisation de l’immobilier en France (fin des années 1980-2019), thèse de doctorat en sociologie, EHESS, Paris.
- Gross, M. et McGoey, L. 2015. Routledge International Handbook of Ignorance Studies, New York : Routledge.