Le Covid-19 révèle et accroît le cumul d’inégalités sociales en Seine-Saint-Denis : il vient aggraver les états de santé déjà dégradés des classes populaires urbanisées et racisées [1] qui y habitent (voir « Covid-19 en Seine-Saint-Denis (1/2) »). Le système de santé a, lui aussi, joué un rôle dans la surmortalité qui a touché la population du département, en raison des inégalités de prise en charge médico-sociale qui résultent de décennies de libéralisation, de restrictions budgétaires et d’indexation des politiques de santé sur des impératifs de rentabilité (Abecassis et al. 2019 ; Juven et al. 2019). L’état dégradé du système de santé, combiné à une gestion de la crise sanitaire qui a surexposé au virus celles et ceux qui travaillaient en première ligne, explique que celui-ci ait touché, plus qu’ailleurs et de manière différente, les habitant·es de classes populaires et les professionnel·les de santé en Seine-Saint-Denis [2].
© Ministère des solidarités et de la santé, dossier de presse, 30 avril 2020.
Un désert médical urbain mis en lumière par l’épidémie
Hôpitaux ou médecine de ville : quelle que soit l’entrée dans le système de santé que l’on envisage, la Seine-Saint-Denis apparaît comme un « désert médical », expression longtemps restée associée aux départements ruraux. La particularité du département est d’être un désert médical urbain. Pour poursuivre la comparaison avec le Grand Est, la majorité de la population de la Moselle vit dans des aires urbaines de moins de 50 000 habitants et dans des communes rurales ; or, la Seine-Saint-Denis compte moins de lits d’hôpitaux publics, moins de cardiologues, moins de médecins généralistes pour 100 000 habitants.
À l’échelle nationale, en termes de ressources et d’équipements sanitaires, la Seine-Saint-Denis est classée systématiquement au bas de l’échelle et derrière la Moselle (figure 2) : 94e sur 100 départements pour le nombre de lits d’hôpitaux publics pour 100 000 habitants (la Moselle se place au 70e rang) ; 91e en termes de lits médicalisés pour les plus de 75 ans (Moselle : 79e) ; 89e département sur 100 pour le nombre de généralistes pour 100 000 habitants, avec près d’un tiers de médecins en moins que la moyenne hexagonale (Moselle : 77e).
© PopSanté 2020. Sources : CNOM, STATISS-DREES et Insee.
Qui plus est, l’évolution ces cinq dernières années du nombre de médecins généralistes pour 100 000 habitants montre un décrochage de la Seine-Saint-Denis plus fort qu’ailleurs (figure 3).
© PopSanté 2020. Sources : CNOM et Insee.
Un département mal traité par les politiques de santé
En Seine-Saint-Denis plus qu’ailleurs, le « virage ambulatoire » qui structure les politiques de santé depuis une quinzaine d’années a tout du mirage (Juven et al. 2019, p. 41). La réduction constante de l’offre de soins en médecine de ville, conjuguée à la sous-dotation du département en lits hospitaliers, voire à la réduction de leur nombre comme notre enquête à Rouvil l’a montré entre 2012 et 2016, affecte la prise en charge médicale de la population. Le cas de la Seine-Saint-Denis impose d’inclure « l’offre et la qualité des soins – c’est-à-dire la manière dont s’organisent le système de soins et les professions de santé » (Gelly et Pitti 2016, p. 9-10) dans l’analyse des inégalités de santé. Les patient·es des hôpitaux séquano-dionysiens, dont la précarité économique et sociale complexifie la prise en charge pour les professionnel·les du médico-social qui peuvent les juger comme de « mauvais » patients, sont souvent tenus pour « non rentables » dans une économie hospitalière désormais construite sur la distinction entre patient·es qui rapportent et patient·es qui coûtent.
Le département cumule ainsi un triple handicap : moins de médecins, généralistes ou spécialistes ; moins d’hôpitaux et moins de lits ; mais aussi moins d’accès et de recours aux soins. Une proportion très élevée de personnes y bénéficie de la couverture maladie universelle (devenue en 2016 protection maladie universelle), qui vise à permettre aux personnes sans emploi ou aux chômeurs et chômeuses non indemnisé·es de bénéficier d’une couverture sociale, et plus encore de la CMU complémentaire, complémentaire santé pour les personnes à faibles revenus. Début 2016, 7 % des habitant·es de Seine-Saint-Denis bénéficient de la CMU/PUMA contre 3,7 % en Île-de-France ; 14,4 % de la CMU-c contre 7,5 % en Île-de-France. Or, une étude récente du Défenseur des droits a montré que la CMU comme l’Aide médicale d’État pour les patients étrangers sans titre de séjour occasionnaient chez de nombreux soignant·es des refus de soin (Chareyron et al. 2019). Qui plus est, nombre de patient·es n’ont tout simplement pas de couverture et ne peuvent payer une consultation ; beaucoup n’ont pas de mutuelle et ne peuvent avancer les frais médicaux.
L’échelle départementale masque cependant d’importantes disparités intercommunales, notamment en matière de soins de premier recours – en particulier selon qu’il s’agisse de médecins généralistes libéraux ou salariés (exerçant en centres de santé, municipaux, associatifs ou privés ou encore en centres de protection maternelle et infantile). Rouvil apparaît ici moins défavorisée que le reste du département : on y trouve une densité plus forte de médecins généralistes libéraux (61 pour 100 000 habitants contre 55,1 à l’échelle du département en janvier 2016), complétée par une offre de soins municipale et associative plus importante qu’ailleurs dans le département (plus d’un tiers des médecins généralistes exerçant en « médecine de ville », i.e. ailleurs qu’à l’hôpital, sont ainsi salariés en centres municipaux de santé fin 2016). Cette spécificité, liée à une politique locale de santé dont l’histoire précède de plusieurs décennies le tournant territorial de l’action publique en matière de santé à l’échelle nationale (Mariette et Pitti 2019), n’est toutefois pas représentative de l’offre de soins communale sur l’ensemble du département. Olivier Klein, maire de Clichy-sous-Bois, en témoigne : « Les quartiers populaires sont de vrais déserts médicaux, l’État doit repenser la médecine de proximité et réinventer une politique publique de centres territoriaux de santé. Il existe dans certaines communes des centres municipaux de santé, mais cela coûte cher aux municipalités. Dans ma ville, je n’ai pas les moyens [3]. » La Seine-Saint-Denis est un miroir grossissant du double mouvement d’accroissement des inégalités sociales et territoriales que produit le supposé « virage ambulatoire » des politiques de santé, tant « le transfert d’activité de l’hôpital vers l’ambulatoire se traduit par […] un transfert de charges de la Sécurité sociale vers les collectivités territoriales, qui financent en partie le médico-social » (Juven et al. 2019, p. 47).
En Seine-Saint-Denis, les délais d’attente pour obtenir un rendez-vous en médecine générale demeurent plus longs qu’ailleurs (Millien et al. 2018, p. 3), alors même que les besoins sont plus importants en raison de l’état de santé des populations et que les spécialistes sont eux aussi moins nombreux. Cette offre de soins est très faiblement compensée par la proximité de Paris, en raison du tarif des consultations médicales dans la capitale (Vergier 2016, p. 3). Libéraux ou municipaux, les cabinets de médecins généralistes sont donc souvent surchargés.
Clusters médicaux et médecine de pénurie
Au plus fort de l’épidémie, ces cabinets surchargés ont pu constituer de vrais « clusters médicaux », avant même que la suroccupation des logements, conjuguée à la plus faible proportion de télétravailleurs en Seine-Saint-Denis qu’ailleurs, aient accru les « clusters familiaux », et ce d’autant que l’alerte sur la propagation du Covid-19 en France a tardé à être lancée par le gouvernement (Marichalar 2020) malgré les remontées de plusieurs services d’infectiologie hospitaliers [4]. Tout autant que les hospitaliers, voire davantage d’après les premiers résultats d’une enquête nationale [5], les médecins de ville ont été confrontés à la pénurie d’équipements de protection. Elles et ils ont payé un lourd tribut à l’épidémie : dès le 26 avril, on dénombrait 34 décès de personnels soignants du Covid-19 en France, parmi lesquels presque la moitié de médecins généralistes en libéral. Un quart d’entre eux exerçait en Seine-Saint-Denis [6].
Nombre de témoignages de personnels soignants engagés dans le mouvement de défense de l’hôpital public depuis plus d’un an, qui ont eu à lutter contre le Covid-19 en Seine-Saint-Denis, vont dans le même sens. Yasmina Kettal, infirmière dans un service d’urgences d’un des centres hospitaliers du département et l’une des porte-parole du Collectif interurgences [7], a ainsi mis en avant la « médecine de pénurie » qu’elles et ils ont eu à pratiquer dans les hôpitaux du département dans ce contexte préalable de sous-équipements et de restrictions, cruellement mis en lumière par la crise sanitaire. Christophe Prudhomme, médecin urgentiste au Samu 93, porte-parole de l’association des médecins urgentistes de France et membre du bureau de la CGT-Santé, le précisait : « Nous avons été le premier département d’Île-de-France à ne plus avoir de lits de réanimation disponibles au pic de l’épidémie. En Seine-Saint-Denis, il y a moins de services publics, moins de médecins et moins d’hôpitaux. Nos hôpitaux sont dans un état lamentable [8]. »
Notre enquête à Rouvil a permis de le mesurer : l’organisation des équipes pour faire face à l’épidémie a reposé sur des formes d’engagement professionnel, que nous avions constatées en amont de l’épidémie et que l’on a vues particulièrement réactivées en contexte de crise sanitaire, caractéristique d’une médecine sociale en territoires populaires, attentive aux inégalités sociales et à une « approche globale » de la santé des populations (Mariette et Pitti 2016). Cet engagement professionnel est souvent le fait de médecins dont les origines sociales sont plus modestes qu’elles ne le sont généralement dans la profession médicale et qui, pour beaucoup, pratiquent la médecine comme une mission de santé publique, voire reconvertissent dans leur pratique médicale des formes d’engagement militant. Sans nul doute, les mobilisations depuis plus d’un an pour la défense de l’hôpital public, parties des professions paramédicales pour finir par gagner les médecins, auront joué dans la capacité des équipes hospitalières à s’organiser pour faire face au raz-de-marée de l’épidémie en Seine-Saint-Denis dans un contexte de pénurie généralisée de masques, de blouses, de tests. Les premiers éléments tirés de l’enquête menée durant la crise tendent en effet à montrer que les liens tissés dans et entre les collectifs mobilisés pour défendre l’hôpital public ont rebattu les cartes des hiérarchies, fortes en milieu hospitalier, et constitué un terrain favorable à la réorganisation locale des équipes, décisive dans la lutte contre le virus. De même, la « parenthèse extraordinaire [9] » qu’a constituée la crise sanitaire dans la gestion de l’hôpital, en termes de moyens comme d’organisation du travail, nourrit la contestation. Reste que, en Seine-Saint-Denis, cette pénurie s’est conjuguée à une sous-dotation ancienne en équipements et ressources sanitaires, qui aura pesé lourd dans le bilan de l’épidémie – jusqu’à en faire le département français où l’on meurt du Covid plus jeune qu’ailleurs.
La solidarité des habitant·es face aux manquements de l’État
Dans les quartiers populaires, des formes de solidarité et d’entraide locale, existant de longue date, ont été reconfigurées avec le processus de désengagement de l’État social depuis les années 1980-1990 (Trenta 2015 ; Oualhaci 2017, p. 197-316). Ce désengagement est allé de pair avec la montée en puissance du monde associatif dans la mise en œuvre des politiques sociales et de santé à l’échelle locale et de délégation de services publics aux associations (Cottin-Marx et al. 2017). C’est cette solidarité et ce tissu associatif – variable selon les communes et les quartiers – que la crise actuelle vient activer, et non pas « réinventer » : ces pratiques de solidarité, portées par de multiples associations, ont été mises en lumière par la crise sanitaire.
Ces formes de solidarité – qui ont pour beaucoup porté sur les questions alimentaires et de logement, en Seine-Saint-Denis comme ailleurs – révèlent en creux les manquements de l’État face à sa mission de santé publique, inscrite depuis 1946 dans le préambule de la constitution de l’Organisation mondiale de la santé. De ce point de vue, promouvoir une égalité réelle nécessite des dispositifs offensifs et volontaristes de réduction des inégalités, en faisant de « la différenciation, [l’]instrument de l’égalité » (Borgetto 2008). Cela suppose aussi de (re)faire de la santé une mission régalienne de l’État et de refonder une politique de santé publique [10] attentive aux inégalités socio-spatiales, c’est-à-dire ni strictement verticale ni médico-centrée. La santé publique ne peut reposer seulement sur des politiques volontaristes à l’échelle des villes ou des initiatives d’acteurs et actrices engagé·es. Elle ne peut pas non plus dépendre de financements « par projet » et d’expérimentations locales à court terme (Mariette 2017 ; Mariette et Pitti 2019). Elle nécessite des financements pérennes et proportionnels aux retards à rattraper. Mais la santé publique suppose aussi d’améliorer l’offre de soins, à savoir la dotation en infrastructures sanitaires et en médecins, de manière prioritaire dans le 93. Faute de quoi, les vies des habitant·es de Seine-Saint-Denis continueront à valoir moins qu’ailleurs.
Bibliographie
- Abecassis, P., Coutinet, N., Juven, P.-A., Vincent, F. 2019. « La santé, un business ? », in Fondation Copernic (dir.), Manuel indocile de sciences sociales. Pour des savoirs résistants, Paris : La Découverte, p. 142-150.
- Borgetto, M. 2008. « Égalité, différenciation et discrimination : ce que dit le droit », Informations sociales, n° 148, p. 8-17.
- Chareyron, S., L’Horty, Y. et Petit, P. 2019. « Les refus de soins discriminatoires : tests dans trois spécialités médicales », Études et résultats, octobre.
- Cottin-Marx, S., Hély, M., Jeannot, G. et Simonet, M. 2017. « La recomposition des relations entre l’État et les associations : désengagements et réengagements », Revue française d’administration publique, n° 163, p. 463-476.
- Gelly, M. et Pitti, L. 2016. « Une médecine de classe ? Inégalités sociales, système de santé et pratiques de soins », Agone, n° 58, p. 7-18.
- Juven, P.-A., Pierru, F., Vincent, F. 2019. La Casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public, Paris : Raisons d’agir.
- Marichalar, P. 2020. « Savoir et prévoir. Première chronologie de l’émergence du Covid-19 », La Vie des idées [en ligne], 25 mars.
- Mariette, A. 2017. « Des agents locaux aux prises avec une catégorie floue d’action publique. Enquête sur la “santé publique” dans une commune populaire de la banlieue parisienne », Lien social et politiques, n° 78, p. 151-170.
- Mariette, A. et Pitti, L. 2016. « “Médecin de première ligne dans un quartier populaire”. Un généraliste en banlieue rouge des années 1960 aux années 2010 », Agone, n° 58, p. 51-76.
- Mariette, A. et Pitti, L. 2019. « Travailler en santé publique, classer des populations : reproduction ou contestation de l’ordre social ? », conférence en session semi-plénière Classer pour soigner ? Pratiques (inter)professionnelles de classement dans le monde de la santé, Congrès de l’Association française de sociologie, 29 août.
- Millien, C., Chaput, H. et Cavillon, M. 2018. « La moitié des rendez-vous sont obtenus en 2 jours chez le généraliste, en 52 jours chez l’ophtalmologiste », Études et résultats, n° 1085, octobre.
- Oualhaci, A. 2017. Se faire respecter. Ethnographie de sports virils dans des quartiers populaires en France et aux États-Unis, Rennes : PUR.
- Trenta, A. 2015. « Les pratiques associatives dans les banlieues de Paris et Buenos Aires. La comparaison de cas contrastés », Espaces et sociétés, n° 163, p. 41-55.
- Vergier, N. 2016. « Accessibilité aux professionnels de santé libéraux : des disparités géographiques variables selon les conditions tarifaires », Études et résultats, n° 970, juillet.