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La prison, une peine spatiale

L’ouvrage du géographe Olivier Milhaud, présenté ici par Jean Bérard, analyse la place de la prison dans la société française contemporaine, à partir d’une enquête sur les logiques socio-spatiales de l’implantation territoriale et du fonctionnement interne des édifices pénitentiaires.
Recensé : Olivier Milhaud, Séparer et punir, une géographie des prisons françaises, Paris, CNRS Éditions, 2017, 320 p.

Dossier : Architecture carcérale et sens de la peine : formes et usages contemporains de la prison

Séparer et punir, une géographie des prisons françaises est le livre que le géographe Olivier Milhaud a tiré de sa thèse, récompensée par le prix Gabriel Tarde de criminologie. Il est nourri par une structure et une écriture très claires, qui rendent compte des résultats d’une enquête d’une ampleur impressionnante, mobilisant archives, bases de données et entretiens avec des interlocuteurs divers : responsables de l’administration pénitentiaire, architectes, élus locaux, riverains et personnes détenues. Cette recherche témoigne, au-delà de l’engagement de l’enquête, d’un engagement personnel fort : au plan académique d’abord, pour faire entrer les prisons dans le champ de l’investigation géographique [1] ; mais également au plan éthique et politique, puisque l’auteur, même s’il souhaite que ses propres positions ne débordent pas sur le contenu scientifique de l’ouvrage, restitue les questions difficiles (changer les prisons ? abolir les prisons ?) qui ont jalonné le temps de sa recherche (p. 67).

Olivier Milhaud avance une idée qui forme la charpente de ses questionnements : la prison est un « dispositif spatial contradictoire » auquel incombe la charge de réinsérer dans la société tout en séparant de la société. Concrètement, la prison est prise dans une série de « distances et proximités, continuités et discontinuités » (p. 13) que l’ouvrage étudie en faisant varier les échelles d’observation : le territoire national, l’agglomération, l’édifice carcéral et les espaces internes à la détention.

La France carcérale

En examinant de près la carte pénitentiaire, Olivier Milhaud s’interroge sur les effets de mise à distance des personnes détenues par la relégation spatiale des établissements. De ce point de vue, son constat est nuancé. En ce qui concerne les maisons d’arrêt, destinées aux personnes prévenues et condamnées à de courtes peines, il montre la « présence massive des établissements dans les préfectures et sous-préfectures » (p. 80) et la « concentration des populations incarcérées dans les aires urbaines les plus importantes du pays », malgré un déficit de places à Paris et en Seine-Saint-Denis. La relégation des établissements pour peine, qui enferment les personnes condamnées à des peines supérieures à un an, est en revanche plus forte : « les condamnés, en particulier à de longues peines, sont hébergés dans la quasi-totalité des cas dans des communes au mieux chefs-lieux de canton et très souvent excentrées par rapport aux réseaux de transport et aux masses démographiques de la population française » (p. 83). C’est plus particulièrement le cas des maisons centrales, qui hébergent notamment les personnes condamnées à de longues peines, dont seulement 6 % sont incarcérées dans leur département d’origine (contre 65 % des personnes détenues en maison d’arrêt). Très minoritaires, les femmes sont souvent incarcérées dans de grandes villes, mais moins souvent dans leur département d’origine.

À quoi tient cette distribution territoriale ? Au XIXe siècle, la France hérite d’un maillage serré de petites prisons, continuation des maisons de mendicité, prison municipales et seigneuriales, royales, maisons de force, quartiers de force des hôpitaux d’Ancien Régime. Le XIXe siècle est celui de la construction de maisons centrales excentrées, parallèlement au remplacement des prisons locales par des maisons d’arrêt plus grandes, dans les villes principales des départements.

Dans les programmes récents, depuis les années 1980 en particulier, dans des moments de croissance carcérale et d’austérité budgétaire, les constructions d’établissements sont prises dans des contraintes de coût et d’accessibilité difficiles à concilier. D’un côté, l’embourgeoisement des centres-villes et la hausse des prix des terrains rendent difficiles une implantation dans les villes. D’un autre côté, l’administration pénitentiaire cherche une proximité avec les villes et avec les moyens de circulation. Ces tensions aboutissent à des compromis qui prennent la forme d’implantations périphériques. Au fond, l’implantation des prisons suit une logique qui reste proche de celle de la prison de Fresnes, construite à la fin du XIXe siècle :

Un éloignement de Paris qui s’apprêtait à accueillir l’exposition universelle de 1900 (le site de la prison de Mazas faisait d’ailleurs face à la gare de Lyon, un des lieux d’arrivée des futurs visiteurs de l’exposition), un éloignement du centre de Fresnes (le conseil municipal ayant demandé que le domaine soit à au moins un kilomètre du centre du village), une situation le long de la RN 186 allant de Choisy-le-Roi à Versailles, ce qui facilitait le transport de ceux qu’on appelait à l’époque les prisonniers, la proximité de la canalisation d’entrée, sous la route nationale, qui permettait l’arrivée de l’eau courante dans cette future prison modèle au point de vue de l’hygiène, et enfin le prix de la propriété foncière l’un des plus bas de la région en dépit de la surface de 18 hectares qui couvrait un sixième de la commune (p. 104).

En ce sens, s’il est difficile de conclure à un « rejet des détenus dans un espace clairement tenu à l’écart » (p. 108), l’auteur affirme cependant que les prisons tendent à se voir confinées « dans les périphéries où toute ressource et [tout] prétexte à investissement public sont les bienvenus, et à distance des habitations pour permettre une acceptation plus facile par la société locale » (p. 150). Ce mouvement signe la disjonction entre le palais de justice, lieu noble et central où la justice se rend, et la prison, excentrée et masquée, où les peines sont mises à exécution.

Une tache dans le paysage ?

Le livre mène une intéressante analyse des conflits engendrés au niveau local par la perspective d’installation d’une prison. Lorsqu’un programme de construction est initié, des villes se portent candidates pour bénéficier des emplois créés, de l’activité économique induite et de l’apport de population. Le besoin est plus vif pour les territoires en crise économique et/ou démographique à la suite du départ d’une entreprise ou d’un service public, comme une base militaire. Les mairies motivées peuvent alors proposer à l’État de céder un terrain.

Mais l’implantation d’une prison sur un territoire engendre parfois des contestations de la part de la population et des élus locaux. L’ouvrage analyse le cas de l’agglomération d’Orléans. Deux emplacements y sont envisagés. Le premier est situé à Saran (immédiatement au nord d’Orléans). La nouvelle de l’arrivée de la prison suscite une mobilisation, qui aboutit à un référendum local où 92 % des voix se prononcent contre l’implantation de la prison dans la commune. Un élu local voit dans ce résultat le refus d’une stigmatisation continue de leur commune populaire, Saran se voyant toujours confier ce dont les autres ne veulent pas, et non des équipements plus prestigieux comme des hôpitaux. Sur un second site envisagé (Cercottes, au nord de Saran), les habitants expriment aussi leur refus, motivé à l’inverse par la volonté de préserver un « imaginaire bucolique » (p. 142). Les habitants craignent aussi les logements à construire pour les surveillants et les transports à mettre en place. Différentes logiques d’opposition se dégagent, donc. Dans le cas d’espèce, la prison s’installera finalement à Saran en bordure de Cercottes (p. 144).

Distance physique, distance sociale

L’ouvrage étudie également les conséquences du lieu d’affectation des prisonniers, sur leurs proches et sur eux-mêmes. Là, Olivier Milhaud retrouve des résultats assez bien connus, sur les effets déstabilisants des transferts pour les prisonniers, surtout lorsque ceux-ci se répètent – c’est le fameux « tourisme pénitentiaire ». Il montre également les contraintes qui pèsent sur le maintien des liens avec les proches, car « à l’immobilité forcée répond la mobilité contrainte des familles […] pauvres et appauvries par l’emprisonnement, submergées par les contraintes de l’incarcération ou la révélation du crime de leur proche » (p. 127).

Les riverains, quant à eux, lorsqu’ils n’ont pas réussi à éviter son installation et habitent désormais à côté d’une prison, ne veulent qu’oublier cette proximité. Olivier Milhaud montre que les liens économiques entre la prison et les entreprises locales sont faibles, malgré des exceptions locales comme « à Grasse, où les détenus conditionnent des parfums » (p. 132). La prison a des liens plus fréquents avec les forces de l’ordre et l’hôpital local. En ce sens, « la rupture spatiale relèverait moins de l’urbanisation, avec des prisons loin des riverains, que du manque de proximité socio-économique » (p. 133).

L’éloignement voulu par les riverains est parfois contrarié par l’implantation urbaine d’une ancienne prison, ou par l’extension urbaine qui rattrape la périphérie carcérale. En la matière, néanmoins, la configuration des lieux, qui rend ou non possible des communications entre l’intérieur et l’extérieur de la prison, compte davantage que leur simple localisation. Certains voisins peuvent tirer bénéfice des possibilités de communication, en louant leur balcon, par exemple (p. 137). Mais ces situations produisent surtout des proximités conflictuelles, analysées à partir de l’exemple de la prison de Mulhouse, enserrée dans le tissu urbain : les riverains souffrent du bruit des discussions entre détenus et proches et des bruits de la prison elle-même (radio, télé, voix) et se mobilisent pour dénoncer le relâchement disciplinaire qui, selon eux, permet ces nuisances. Les voisins mécontents ne sont cependant pas unanimes dans la formulation du problème, certains quittant l’association en dénonçant la tournure raciste que prennent les débats dénonçant des « Maghrébins sans savoir vivre » (p. 139).

Segmenter pour surveiller

La focale de l’enquête d’Olivier Milhaud se resserre ensuite, pour aborder les prisons elles-mêmes comme organisations des espaces de la contrainte. Les analyses portant sur le fonctionnement des édifices et des espaces de la détention sont développées dans un chapitre consacré à « l’architecture compartimentée » des prisons. L’auteur analyse l’obsession de la séparation qui règne en matière de conception architecturale depuis le XIXe siècle, en lien avec la peur d’une contagion criminelle, et reprend le questionnement au vu des orientations les plus contemporaines. Comme nombre d’auteurs l’ont remarqué depuis Surveiller et punir, le plan panoptique – et la surveillance permanente des prisonniers qu’il permet – est en vérité plutôt l’exception que la règle. Les prisons se distinguent des établissements disciplinaires qui visent à produire et objectiver une transformation du comportement de leurs pensionnaires : « à la différence de l’école, de l’atelier ou de l’armée, où le parcours d’un individu peut être évalué par ses performances, la prison permet juste de connaître le respect des règles internes » (p. 157).

Les cahiers des charges des constructions contemporaines intègrent les droits nouvellement accordés aux personnes détenues, en facilitant, par exemple, les circulations entre l’extérieur et l’intérieur. Pour autant, l’architecture des nouvelles prisons demeure centralement contrainte par les nécessités économiques et sécuritaires. Les contraintes sécuritaires reposent sur une série de ruptures majeures entre l’espace libre et l’espace carcéral, et au sein de l’espace carcéral lui-même. La plus évidente est le mur d’enceinte, redoublé à l’intérieur par un glacis et une autre clôture, des miradors armés venant achever de constituer cette frontière contre les tentatives d’évasion. La sécurisation des prisons passe ensuite par le contrôle des accès et des circulations, entre l’extérieur et l’intérieur, mais aussi entre la zone de détention et le reste de l’établissement. La description de ces dispositifs, appuyée sur des schématisations utiles, est un aspect fort du livre. Il montre ainsi que, sous le poids de ces contraintes, une architecture type tend à se disséminer : « dans le carré du mur d’enceinte, l’organisation se fait selon la diagonale avec une entrée par un angle pour profiter des plus grandes distances ; puis un bâtiment assez massif pour l’administration et les services généraux fait barrière à la zone de détention proprement dite ; et, au-delà, des bâtiments de détention en forme de « V » enserrent des cours de promenade et un terrain de sport » (p. 181) (voir figure 1). Le dispositif n’est pas pensé pour d’autres finalités que celle de contenir, par des formes multiples de séparation et d’isolation.

Figure 1. Le centre pénitentiaire de Chauconin-Neufmontiers (Seine-et-Marne)

Source : Olivier Milhaud, Séparer et punir, une géographie des prisons françaises, Paris, CNRS Éditions, 2017, p.181.

L’espace est-il un capital pour les détenus ?

Comment, dans ces conditions, les personnes enfermées elles-mêmes donnent-elles sens aux espaces contraints dans lesquels elles vivent ? Olivier Milhaud retrouve là encore des résultats anciens de sociologie de la déviance sur l’entrée en prison. Si l’expérience varie selon les individus, leur connaissance du monde carcéral et leur proximité avec des personnes déjà enfermées, elle reste largement caractérisée par la dépersonnalisation et la dépossession. S’appuyant notamment sur Goffman (p. 197), le livre analyse les processus d’adaptation par lesquels les personnes enfermées jouent tant bien que mal avec leurs maigres espaces. Des prisonniers parviennent à faire de leur cellule un lieu personnel, par la décoration notamment. Mais celle-ci est également l’espace qui matérialise la contrainte et l’angoisse de l’enfermement, notamment durant les longues nuits de la vie pénitentiaire. C’est également l’espace du viol de l’intimité et de la peur des violences lorsqu’il est partagé malgré soi avec un ou plusieurs codétenus. Il en va de même pour la cour de promenade, espace essentiel pour sortir de cellule, notamment lorsque les personnes ne bénéficient pas d’activités, mais également espace de coprésences subies possiblement menaçantes (p. 234).

Certains espaces carcéraux sont d’accès plus sélectifs et d’usages plus ponctuels, en particulier ceux qui sont liés au travail (atelier), aux loisirs (sport) ou à la santé (infirmerie). Olivier Milhaud esquisse en ce sens une distinction entre trois « façons de parcourir l’espace carcéral » : « soit un repli quasi total sur la cellule, soit une pratique qui articule la cellule et les espaces d’activité les moins carcéraux, soit enfin une fréquentation assidue de la cellule (par force) et de la promenade (pour retrouver ses pairs) » (p. 237). À ces usages correspondent au moins en partie des différences d’âge et de position sociale : ainsi, la cour de promenade est un lieu « souvent fui par les détenus âgés ou issus de classes moyennes ».

La réticence de l’auteur à ramener les expériences vécues aux caractéristiques sociales des personnes enquêtées, où se manifestent une rigueur et un souci de la nuance louables, témoignent également des limites du cadre conceptuel dessiné autour de la spatialité. L’auteur explique qu’il est « bien difficile de distinguer les espaces partagés et ouverts à tous et les espaces réservés » du fait que « des dimensions très personnelles entrent en ligne de compte (âge, sexe, délit ou crime, type de travail ou d’activité) » (p. 241). Mais ces dimensions sont moins des différences personnelles que des variables sociologiques, que l’analyse aurait pu mieux prendre en compte. Le chapitre donne des indications permettant d’éclaircir les différences – par exemple, en cellule, ce sont « les plus faibles et les plus pauvres, dépendants, [qui] doivent nettoyer la cellule ou subir des sévices sexuels » (p. 221). Mais d’autres variations restent peu élucidées.

L’auteur mentionne ainsi l’idée que les personnes détenues n’ont pas le même « capital spatial » (p. 228) en détention. Mais la spatialité n’est pas à proprement parler un capital dont les personnes disposent et qui permettrait d’expliquer les différences : c’est plutôt un effet qui pourrait être éclairci par la distinction des capitaux qui le détermine. De quoi dépend la capacité à se déplacer et à occuper l’espace carcéral ? Comment articule-t-elle la diversité des trajectoires et des dimensions individuelles, pénales et pénitentiaires ? Tient-elle du « capital guerrier [2] » ou du « capital scolaire » ? Est-elle corrélée au stigmate pénal ou au parcours pénitentiaire ? Sur ces points, l’analyse spatiale s’avère utile pour comprendre l’expérience de l’enfermement, mais les notions de distance, de continuité, ou de proximité ne fournissent pas, en tant que telles, les outils analytiques nécessaires à la compréhension des différences observées, au-delà des variations personnelles. La conclusion invite à ouvrir un programme de travail qui fasse de la géographie une science « morale et politique » (p. 262). On pourrait peut-être aussi suggérer, suivant le mouvement d’intégration des historien·ne·s dans les sciences sociales, d’aller plus loin dans la direction d’une socio-géographie carcérale.

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Pour citer cet article :

Jean Bérard, « La prison, une peine spatiale », Métropolitiques, 23 avril 2018. URL : https://metropolitiques.eu/La-prison-une-peine-spatiale.html

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