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Qu’est-ce qu’une prison modèle ? L’exemple des « centres-types » espagnols

L’innovation en matière de conception architecturale des prisons prétend modifier la nature même de la peine carcérale. Pourtant, comme le montre Valérie Icard dans son étude des nouvelles prisons espagnoles, l’assimilation à la ville et les efforts de normalisation visant un rapprochement avec la vie extérieure n’empêchent pas la perpétuation des logiques institutionnelles traditionnelles au nom des impératifs d’ordre et de sécurité.

Dossier : Architecture carcérale et sens de la peine : formes et usages contemporains de la prison

Les transformations contemporaines de la conception architecturale des dispositifs carcéraux ont abouti, entre autres innovations, à l’émergence d’un nouveau modèle architectural actuellement promu en Espagne : le « centro tipo penitenciario » (centre-type pénitentiaire). Présenté comme avant-gardiste en Europe par l’administration pénitentiaire espagnole [1], le centre-type se distingue par son architecture innovante, la qualité de ses infrastructures et l’amélioration des conditions de détention en son sein. L’espace carcéral n’y est plus seulement conçu en fonction des missions traditionnelles de garde et de sécurité, mais également soumis aux nouvelles finalités découlant de la loi pénitentiaire de 1979 : « La législation pénitentiaire espagnole est particulièrement avancée, ce qui exige un effort supplémentaire et une organisation plus complète que celle dans d’autres pays européens. […] Dans la mesure du possible, il faut donc faire en sorte que les établissements pénitentiaires offrent infrastructures et installations afin que les détenus puissent accomplir leur peine dont la fin primordiale est la rééducation et la réinsertion » (Secretaría General de Asuntos Penitenciarios 1992, p. 3).

L’architecture des nouvelles prisons espagnoles repose sur la normalisation des conditions de détention, objectif inscrit dans les Règles pénitentiaires européennes de 2006. Articulée à la reconnaissance de nouveaux droits des personnes détenues, la normalisation carcérale renvoie à l’alignement des conditions de vie en détention sur les standards de la vie extérieure. Pour cela, l’administration pénitentiaire espagnole mise sur l’assimilation à la ville, pour définir les nouvelles normes architecturales et l’organisation de l’espace au sein des centres-types. Cette évolution s’inscrit dans le mouvement actuel d’importation des codes de la ville à l’intérieur même des prisons (Salle 2012), et qui se fait en parallèle d’un éloignement des prisons des centres urbains.

Si l’assimilation à la ville structure la conception de ces nouvelles prisons, notre enquête montre que les efforts de normalisation de l’espace n’empêchent pas le maintien de fait des logiques institutionnelles traditionnelles, perpétuées notamment au nom des impératifs de sécurité et d’ordre intra-muros. En nous appuyant sur un travail de terrain mené dans deux centres-types espagnols [2], nous analyserons l’organisation concrète de la détention au sein de ces centres-types, pour montrer que la normalisation de l’espace est réappropriée à des fins d’ordre et de discipline, en promouvant de nouvelles formes de contrôle.

Faire advenir la prison démocratique par et dans l’espace


La transition démocratique qui succède au régime franquiste en Espagne amorce une dynamique de réforme globale de la société et des institutions espagnoles. La prison n’échappe pas aux nouveaux impératifs démocratiques, qui mettent à l’épreuve son image et sa légitimité : il s’agit de reconstruire un système carcéral en accord avec l’avènement de l’« État social, de droit et démocratique » découlant de la nouvelle constitution de 1978. Symbole du changement, la loi pénitentiaire du 26 septembre 1979 est la première loi organique votée par le nouveau régime politique. Elle redéfinit les finalités primordiales de la prison autour des objectifs de réhabilitation et de rééducation sociale des personnes incarcérées et reconnaît aux personnes détenues de nouveaux droits. L’ambition est de cantonner la peine de prison à l’unique privation d’aller et de venir, en permettant aux reclus de bénéficier d’un régime de détention qui s’apparente le plus possible à la vie en liberté. La prison consiste, certes, en un lieu d’enfermement et de discipline, mais elle doit également devenir un espace d’hébergement, de restauration, de formation, de soins, de travail, d’activités culturelles et sportives, et de visites des proches.

Dans cette perspective, la transformation de l’espace carcéral représente une solution idoine afin de démontrer une mise en conformité de l’institution répressive avec le nouvel État de droit proclamé (Salle 2008). Cette image renouvelée de la prison, construite sur la qualité de ses infrastructures, est régulièrement rattachée aux objectifs de la peine dans les discours des enquêtés et dans des rapports administratifs. L’agencement architectural permet de traduire les évolutions des fonctions sociales de la prison. Dès lors, l’espace se transforme en un « véritable actant de l’enfermement, support de délégation de la peine de prison » (Milhaud 2015, p. 140). Cette ligne a des conséquences tangibles sur la construction d’établissements pénitentiaires et sur leur configuration spatiale.

Le parc carcéral espagnol est renouvelé dans sa quasi-totalité : 85 % des centres pénitentiaires actuels ont été construits pendant cette période post-franquiste [3]. Le 5 juillet 1991, un « plan d’amortissement et de création de centres pénitentiaires » est adopté, afin de couvrir le déficit de places de prison, de moderniser le parc carcéral et d’améliorer les conditions de détention.

Un modèle architectural unique est adopté : le centre-type pénitentiaire, qui devient la norme pour la plupart des nouvelles constructions. Il s’agit de macroprisons d’une capacité théorique de 1 008 places, soumises en pratique à la surpopulation [4]. La configuration spatiale de ces établissements repose sur le principe de normalisation : une continuité des conditions de vie à l’extérieur et à l’intérieur des murs des prisons est ainsi promue. On doit pouvoir trouver en prison les infrastructures et services nécessaires pour assurer une prise en charge individualisée des personnes incarcérées, en vue de leur retour dans la société libre. Le centre-type – macroprison – se revendique de la petite ville autosuffisante.

Le centre-type ou la prison conçue comme une ville


Le centre-type [5] se définit comme « un modèle de ville pénitentiaire », la métaphore urbaine étant filée tout au long du document de présentation du prototype [6]. Il s’agit de proposer un « cadre de vie et de travail agréable » aux détenus et aux personnels.

L’espace s’organise à partir d’un modèle pavillonnaire en intégrant les codes de la ville (figures 1 et 2). L’établissement est entièrement à ciel ouvert, en dehors des bâtiments « d’hébergement » et « d’équipements ». Au centre, on trouve une « grande place aménagée » avec de vastes espaces verts et des sculptures (figure 3). Comme dans le bourg villageois, la place se veut « espace de socialisation ». La tour de contrôle, trônant au milieu, pourrait presque s’apparenter au clocher du village. « Dans cette ville », l’espace est aménagé de façon orthogonale avec les « zones de résidence » sur les côtés et celles dédiées aux « équipements » au centre, séparées par deux axes de circulation appelés « rues principales ».

Figure 1. Maquette du prototype du centre-type espagnol

Source : Secretaría General de Asuntos Penitenciarios 1992, p. 24. Dessin graphique : Almudena Marañón et Paloma Vallhonrat.

Figure 2. Schéma de la configuration spatiale d’un centre-type pénitentiaire

Source : Conception propre de l’auteur avec l’aide de Nicolas Vilet.

Figure 3. « Place centrale » d’un centre-type

Source : Site web du Secrétariat général des institutions pénitentiaires (Secretaría General de Instituciones Penitenciarios), ministère espagnol de l’Intérieur (Ministerio del Interior), rubrique « Centres-types » (« Centros penitenciarios de régimen ordinario »).

Les zones de résidence sont formées de 14 bâtiments d’hébergement, dits « modules ». Regroupés par quatre, ils forment une « rue commune » avec un espace vert au centre offrant un « accès unique aux équipements de la ville ». Chaque module, d’une capacité théorique de 74 places, est pensé comme une unité de vie autonome, disposant de « ses propres dépendances ». On y trouve un bâtiment d’activités, un bâtiment résidentiel avec les cellules aux étages [7] et une cour de promenade. Tout module dispose ainsi d’un atelier, d’un gymnase, d’une salle de classe, d’un salon de coiffure, d’un réfectoire, d’une salle de vie avec poste de télévision, d’un office de cuisine et d’un petit magasin appelé économat. Les repas et moments « libres » sont partagés obligatoirement avec les codétenus, afin de favoriser « la vie en collectivité [8] ». Les couleurs vives des murs remplacent celles ternes habituelles, des plantes sont disposées dans certains espaces communs, la lumière naturelle pénètre l’infrastructure (figures 4 et 5).

Figure 4. Intérieur d’un module d’hébergement (salle de vie commune et cour de promenade)

Source : Site web du Secrétariat général des institutions pénitentiaires (Secretaría General de Instituciones Penitenciarios), ministère espagnol de l’Intérieur (Ministerio del Interior), rubrique « Régime ordinaire » (« Régimen ordinario »).

Figure 5. Intérieur d’un module d’hébergement (salle de vie d’un module de respect)

Source : Secretaría General Técnica 2011, p. 105.

En outre, l’établissement propose un panel de « services et d’équipements collectifs ». Au centre, on trouve un bâtiment socioculturel (avec salles de spectacle et de culte, salles de classe et bibliothèque), un bâtiment sportif (avec terrain de sport, gymnase, terrains de squash, piscine et vestiaires) et un bâtiment sanitaire. Ces équipements de la ville sont complétés par une cuisine, une boulangerie, une buanderie et des ateliers de production qui se situent à l’arrière. Les personnes détenues peuvent ainsi retrouver des activités « normalement » exercées dans la société libre : aller à l’école, se faire soigner, travailler, exercer une activité culturelle, faire du sport, assister à un culte religieux.

La valorisation d’un continuum entre l’extérieur et l’intérieur est systématique. L’agencement spatial sert à inciter les détenus à se comporter comme des « citoyens-usagers » de la prison. Il s’agit de faire oublier que l’on se trouve dans un lieu de réclusion, en dissipant l’ambiance carcérale, en camouflant le dispositif sécuritaire. Les barbelés sont dissimulés, les miradors supprimés, la hauteur des murs réduite : « Ce n’est pas évident pour le résident de voir qu’il est en prison. On essaie au maximum de cacher ça. C’est un cadre de vie quand même exceptionnel ! », insiste un agent de l’administration pénitentiaire. Au-delà de ces efforts, pourtant, la dimension sécuritaire et disciplinaire persiste : la prison reste, dans les centres-types y compris, un lieu de garde des reclus. Les pratiques reconduisent les logiques de fonctionnement et les missions les plus traditionnelles de l’institution carcérale.

Les espaces à l’épreuve des usages


L’étude des usages concrets faits par les détenus de ces espaces de détention donne une vision plus nuancée de ce que produisent ces innovations architecturales. Force est de noter que les espaces de la « ville pénitentiaire » sont, en réalité, peu utilisés. Leur impact est limité par les impératifs de sécurité intra-muros et périmétrique. Par conséquent, les infrastructures collectives, valorisées en principe, ne sont en pratique que peu accessibles. Ceci tient notamment à la mise en œuvre d’une logique de fragmentation de l’espace. Si le centre-type est pensé comme une ville autosuffisante, chacun des modules a la même prétention. Chacune des mini-prisons est conçue pour ne faire appel aux services communs du centre pénitentiaire que lorsque l’activité ou les nécessités sanitaires débordent les besoins quotidiens. La journée d’un détenu ordinaire peut ainsi se dérouler entièrement à l’intérieur de son module.

À cette fragmentation des espaces s’ajoute une limitation des mouvements des personnes détenues hors module pour des raisons sécuritaires, que redoublent les stratégies professionnelles des surveillants. L’accès libre aux espaces de vie collectifs – prétendus lieux de sociabilité – est en fait réservé aux rares détenus choisis qui bénéficient du droit de circuler seuls dans l’ensemble du centre [9]. Pour tous les autres, les circulations hors du module sont subordonnées à l’accompagnement par un membre du personnel : elles sont par conséquent peu nombreuses et cantonnées aux activités sportives et scolaires.

Enfin, certaines infrastructures sont mises hors service, au nom des nécessités budgétaires et économiques. Derrière ces arrangements, l’enjeu se situe dans une mise en concurrence entre les équipements et dotations affectés aux détenus d’une part, et aux citoyens libres (et pauvres) d’autre part, ce qui représente un frein majeur à la mise en œuvre effective des objectifs de normalisation (Kaminski 2010). Le spectre d’une « prison quatre étoiles » a abouti en 2012 à la fermeture de l’ensemble des piscines dans les centres-types, par décision ministérielle.

La normalisation de l’espace comme outil de maintien de l’ordre carcéral


En revanche, un succès indéniable des centres-types tient au maintien de l’ordre intra-muros. La fragmentation et l’atomisation des espaces permettent de limiter les possibilités d’échappée, comme les risques de propagation d’une éventuelle révolte au sein de l’établissement. Le très faible taux d’évasion et de mouvement collectif constaté dans les nouveaux centres-types en témoigne (García España et Diez Ripolles 2012, p. 215‑217).

Plus largement, le modèle architectural des centres-types joue un rôle dans l’émergence de formes renouvelées de contrôle et de discipline. L’espace est un instrument de gestion des populations détenues et un outil de maintien de l’ordre. D’une part, la surveillance à distance permise par les nouvelles configurations spatiales se généralise. D’autre part, l’agencement en modules permet de jouer sur une gestion interne différentielle : on distingue ainsi les « bons » des « mauvais » modules. Dans les « bons modules », les personnes détenues jouissent de sorties régulières (de leur module), les infrastructures internes sont utilisées et des activités quotidiennes y sont dispensées. Inversement, les détenus assignés aux « mauvais modules » y sont le plus souvent relégués et laissés pour compte : les sorties sont rares, l’ensemble des dépendances y est fermé ou inusité, très peu d’activités y sont dispensées. Les détenus doivent mériter leur place dans les « bons modules », soit en remplissant a priori les conditions qui permettent d’être catégorisés comme détenus « normalisés », soit en adoptant un comportement conforme aux attentes institutionnelles durant leur incarcération. De cette manière, la normalisation de l’espace dans les centres-types sert de support matériel à la mise en œuvre d’une logique post-disciplinaire (Chantraine 2006) : il s’agit d’inciter plutôt que de contraindre les détenus à adopter un bon comportement. Les infrastructures participent ainsi à la logique institutionnelle, qui sépare, hiérarchise et distingue, récompense ou sanctionne les détenus. Finalement, les nouveaux droits auxquels pourraient prétendre les personnes incarcérées, loin de se voir octroyés de façon systématique, sont changés en privilèges accordés seulement à certains (Chantraine et Kaminski 2007).

Le primat des objectifs sécuritaires

« On se la raconte aujourd’hui […]. Quand il [homme politique incarcéré] est arrivé, il y avait une chaîne de télévision qui avait raconté sa journée en prison. « Bla, bla, bla, il va à la piscine maintenant. Il va à l’atelier de théâtre. Il joue aux cartes et il peut même prier. » Oui, c’est très beau tout ça. Et puis, faut arrêter avec cette piscine. Ça fait des années qu’elle est fermée ! Mais viens le vivre, viens vivre en prison et on en reparle » (un professeur intervenant en prison).

La conception de l’espace dans les centres-types pénitentiaires espagnols, construits sur le modèle de la prison-ville, sert de faire-valoir dans l’élaboration d’une image moderne de l’institution. Mais cette normalisation carcérale s’inscrit pourtant dans la continuité du fonctionnement le plus classique de la prison. La nouvelle configuration architecturale soutient une atomisation et une différenciation des espaces au sein de l’établissement, afin d’entraver mutineries et évasions, tout en constituant un puissant outil disciplinaire pour maintenir le bon ordre au sein des détentions.

Enfin, si l’amélioration des conditions de détention au sein des centres-types est une évolution notable, cela ne doit pas éluder une réflexion sur les fonctions sociales de l’enfermement et sur la place qu’occupe la prison au sein du système pénal. Entre les années 1990, période d’ouverture des premiers centres-types, et la fin des années 2000, le taux de détention a doublé en Espagne : il est passé de 80 à 160 pour 100 000 habitants. Malgré une baisse depuis quelques années, il reste l’un des taux de détention les plus élevés de l’Union européenne [10]. En permettant dans un même mouvement d’enfermer plus de personnes et de réduire les coûts d’exploitation et de personnel, ces nouveaux établissements ont permis de faire face à une dynamique de pénalisation croissante et d’utilisation accrue de la peine d’emprisonnement.

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Pour citer cet article :

Valérie Icard, « Qu’est-ce qu’une prison modèle ? L’exemple des « centres-types » espagnols », Métropolitiques, 21 décembre 2017. URL : https://metropolitiques.eu/Qu-est-ce-qu-une-prison-modele-L-exemple-des-centres-types-espagnols.html

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