Les outils de concertation se multiplient, comme les précautions prises par le législateur en matière de projets d’aménagement (études d’impact, enquête publique, débat public…). Pourtant la contestation des choix d’aménagement et la conflictualité autour des usages de l’espace ne cesse de progresser. Les signes ne manquent pas : augmentation du nombre de recours auprès des tribunaux administratifs en matière d’urbanisme et d’aménagement (Barre et al. 2006), multiplication des associations de défense de l’environnement ou du cadre de vie de type nimby [1] (Lecourt et Faburel 2008), oppositions relayées par les médias et la presse quotidienne (Darly 2009).
En découle le sentiment qu’il est devenu difficile de faire aboutir les projets d’infrastructures ou d’intérêt public, ou de conduire à bonne fin la construction de grands équipements d’utilité publique tels qu’aéroports ou infrastructures de traitement des déchets.
Or, les conflits sont le plus souvent l’expression de revendications légitimes et d’oppositions démocratiques à des projets d’aménagement qui ne font pas l’unanimité. Une société dans laquelle n’existent pas de conflits est une société bloquée, voire une dictature qui ne laisse pas de place aux oppositions et musèle les différentes formes d’innovation ou de créativité (Torre 2011 ; Torre et Traversac 2011). À l’inverse, un excès de conflictualité peut conduire à la recherche de la destruction des adversaires et à l’entropie. Ainsi, ne naturalisons pas les conflits d’usage, qui ne sont intrinsèquement ni bons ni mauvais. Expressions de désaccords et d’oppositions souvent légitimes, ils contribuent à redessiner les préférences et les points de vue des acteurs, ainsi qu’à valider l’intérêt général chemin faisant.
Les conflits, marqueurs de l’innovation territoriale
Les conflits d’usage [2] constituent des marqueurs des évolutions sociales, techniques et économiques : des révélateurs de la façon dont les innovations naissent et pénètrent dans les territoires. Portés à la fois par des acteurs associatifs (qui regroupent des résidents et des intervenants sociaux), publics (État, collectivités locales) et privés (entreprises), ils s’avèrent, dans leur diversité, très éloignés du seul phénomène nimby et marquent des oppositions multiples, desquelles n’est pas exclue la dimension stratégique.
Nous savons que tout changement provoque des résistances, plus ou moins fondées. Qu’il s’agisse du projet de construction d’un nouvel aéroport ou d’une installation de traitement des déchets comme de la tentative d’empiétement d’un voisin sur une servitude de passage, ces résistances peuvent se transformer en conflits. Ainsi, les conflits sont à la hauteur des objets. Les petits conflits sont circonscrits au niveau local à quelques personnes, les conflits liés aux grandes infrastructures durent de nombreuses années et impliquent des acteurs de tous horizons, pas toujours présents localement (voir l’intérêt et l’engagement pour la défense d’espaces remarquables ou les tracés du TGV).
Ces conflits, qui témoignent des oppositions et des négociations autour de la mise en œuvre de nouveautés sont également des facteurs d’innovation. Pendant les phases de conflit, parfois longues, se mettent en place des recompositions sociales et des changements de nature technique ou juridique. De nouveaux groupes d’intérêt apparaissent ou prennent le pouvoir ; les riverains d’une usine polluant une rivière vont faire entendre leur voix et imposer certains de leurs choix, les nouveaux résidents d’une zone périurbaine vont progressivement imposer leurs vues en matière de construction d’infrastructures face aux habitants traditionnels. Ils entraînent des changements techniques : modifications de tracés des routes, protections phoniques, enfouissement ou abaissement de bâtiments, modifications des PLU (plans locaux d’urbanisme). Après le conflit restent les nouveaux accords au niveau local, les nouveaux modes de gouvernance, les nouvelles configurations des tours de tables. Ce sont ainsi des moments d’innovation et de créativité, à la fois issus et à l’origine des évolutions territoriales.
Les caractéristiques principales des conflits d’usage de l’espace
Les études menées dans une douzaine de zones tests du territoire français [3], notamment autour des villes et sur les bandes côtières, montrent que les conflits d’usage de l’espace présentent à la fois une grande diversité et des régularités fortes et que l’étalement urbain et l’influence des agglomérations jouent un rôle essentiel dans ces processus. Une part importante des conflits relève de l’extension urbaine proprement dite et pose la question des caractéristiques d’un habitat plus ou moins dense. D’autres sont liés à la disposition d’infrastructures pour la ville (infrastructures de transport, de production d’énergie ou de traitement des déchets), situées sur le front d’urbanisation ou dans des zones périurbaines plus éloignées.
- Le premier et le plus important objet de conflit concerne la maîtrise foncière et le développement résidentiel : cela renvoie aux questions d’occupation des sols et de concurrence foncière, de permis de construire ou de définition de zonages (PLU ou SCOT – schémas de cohérence territoriale), particulièrement dans les zones périurbaines et littorales (Kirat et Torre 2008).
- Viennent ensuite les contestations autour de la construction d’infrastructures privées (usines, bâtiments industriels et commerciaux, etc.) ou publiques (infrastructures de transport, d’énergie et de gestion des déchets).
- Les conflits liés à la perception par des riverains de nuisances et de risques divers associés à des activités productives polluantes (pollution, nuisances olfactives ou sonores…) sont également importants. Dans les espaces ruraux, cela se traduit dans les conflits liés aux activités de chasse et à la biodiversité, avec les contestations des modalités d’exercice, la gestion de populations d’animaux sauvages et ainsi qu’à la cohabitation avec le tourisme ou l’usage résidentiel.
- Enfin, la question de l’eau (rivières, bords de mer, aquifères) occupe une place croissante dans les conflits : la concurrence pour la ressource rare est vive pour les activités productives, résidentielles ou récréatives, mais il s’agit également d’une source de risques, avec les inondations ou les crues.
Les vertus de la prise de parole : conflit et démocratie locale
Une bonne part des conflits, en particulier ceux liés aux infrastructures ou aux usages du sol, constituent des plateformes de prise de parole pour des catégories d’acteurs négligées ou oubliées dans les structures de gouvernance ou les arbitrages rendus. On peut considérer, après Hirschman (1970), que lorsqu’une partie de la population juge une décision ou une action contraire à ses attentes, à ses intérêts ou à ses projets, elle dispose de trois solutions :
- la loyauté (loyalty), qui revient à accepter la décision prise et à « jouer le jeu » en silence ;
- la sortie (exit), qui consiste à abandonner le terrain (i.e. se délocaliser ou quitter l’activité exercée) ;
- la prise de parole (voice), qui consiste à s’opposer, de manière légale ou illégale, à la décision prise et à la contester.
L’engagement dans le conflit correspond à la prise de parole. Bien qu’il manifeste un désaccord avec des projets ou des actions en cours ou en projet, il ne conduit pour autant pas à une rupture du dialogue avec les parties adverses et ne vise pas à leur destruction, contrairement aux conflits armés par exemple (Wieviorka 2005). Il s’agit d’oppositions entre des personnes qui cherchent à vivre ensemble au sein d’un même territoire mais divergent quant aux moyens et techniques à mettre en œuvre. Par exemple, un désaccord sur l’occupation d’un espace par un parc de loisir ou par une zone de nature, ou encore l’opposition sur le tracé ou l’opportunité d’une ligne de TGV. Les conflits manifestent la possibilité d’un échange démocratique a minima et d’une discussion ouverte sur les moyens de parvenir à un développement commun. Les finalités mêmes de ce développement, durable ou industriel par exemple, peuvent être en débat, mais l’échange et le dialogue ne sont pas rompus, y compris durant les phases d’opposition les plus tendues.
Essais et erreurs dans les dynamiques de construction des territoires
Les conflits d’usage dessinent un processus d’essais et d’erreurs dans la construction des territoires et les dynamiques de développement territorial. Pour les plus importants, ils constituent autant de tests sur la qualité et la recevabilité des décisions d’aménagement. Cette attitude résulte de l’apprentissage progressif, par les populations locales, des mécanismes de concertation et de la difficulté à faire démolir des ouvrages déjà édifiés.
Contrairement à l’idée selon laquelle les conflits constituent l’aboutissement ultime d’un long processus de dégradation des relations, beaucoup sont anticipés et surviennent avant même le déclenchement d’une action. Le cas le plus frappant est celui des recours aux tribunaux déposés à la suite de déclarations ou d’enquêtes d’utilité publique. Les acteurs locaux (souvent des associations) préfèrent prendre les devants et faire émerger le problème devant la justice ou les médias avant même le démarrage de la construction ou des opérations de production.
On rejoint une idée chère à Sen (2003) : il est possible de corriger les défauts de la démocratie et les imperfections de la prise de décision grâce aux réactions des populations qui intègrent ces éléments dans leurs bases d’information. Par exemple, la décision d’ouvrir de nouvelles zones constructibles et industrielles dans un PLU va provoquer des oppositions locales, puis un conflit, dont l’issue se révélera déterminante pour l’orientation future de la croissance d’une agglomération : plutôt industrielle ou résidentielle ?
Les actes conflictuels donnent ainsi naissance à un processus d’apprentissage territorial, dans lequel se joue un double mouvement : pendant les conflits les agents apprennent les uns des autres, et chaque conflit révèle la justesse ou les limites des décisions prises par des acteurs publics ou privés, auxquelles il offre une arène de réaction ; après chaque conflit on peut rectifier le tir. Ce processus d’essais et d’erreurs construit les sentiers de développement, par exemple en validant ou en refusant la mise en place de nouvelles infrastructures, ou en décidant des modes d’occupation de l’espace.
Les rythmes du débat démocratique
Les dynamiques de conflits et de négociation doivent se comprendre, dans les sociétés démocratiques, comme relevant d’un même processus de gouvernance des territoires, caractérisé par l’alternance de phases conflictuelle et d’apaisement. Fait de moments de conflictualité, où s’expriment les oppositions et les points de vue et se nouent les alliances fondatrices, il repose également sur des étapes plus consensuelles, marquées par la mise en place d’accords, de concessions et de renoncements mutuels. Ces accords constituent un des ferments de la dynamique des territoires, par leur capacité à engendrer des projets communs. Mais ils sont également exclusifs d’autres points de vue et d’autres forces sociales, porteuses de projets d’aménagement ou de société différents, qui vont se constituer et s’opposer par les processus conflictuels, dans un mouvement continu de renouvellement des dynamiques territoriales.