« Le ciel est bas mais l’impression de grisaille, presque poisseuse, ne vient pas de là [1]. Dans ce quartier de Saint-Étienne, ce sont les immeubles délabrés qui donnent le bourdon. Les façades sont comme couvertes de suie. Là, des cabanes surplombent le dernier étage d’une construction. Ailleurs, c’est un empilement de bâtiments décrépis au détour d’un escalier. Ici, à quelques pas du palais de justice, dans ce qu’on appelle la Tarentaize, l’un des quartiers déshérités de la commune, même les arrière-cours abritent des bâtisses qui tombent en ruine. Armeville, l’autre nom de la cité de Manufrance, semble être restée “pauvre ville”, la capitale des taudis [2]. »
C’est par ces phrases qu’une journaliste du Monde [3] choisit d’introduire un article paru le 9 décembre 2014, intitulé « À Saint-Étienne, le centre-ville miné par la pauvreté » et assorti d’une photographie d’immeubles délabrés du quartier péricentral de Beaubrun, le plus pauvre de la ville. Dans les jours qui suivent, nombre d’acteurs locaux réagissent vivement à cette publication, critiquant les expressions et connotations fortement stigmatisantes, le style misérabiliste ou encore les biais dans la construction univoque de Saint-Étienne en « pauvre ville », laquelle résonne fortement avec la trajectoire démographique déclinante de la ville et l’appauvrissement de son centre, perçu de manière aiguë localement. Les réactions font appel à divers registres : messages largement diffusés sur les réseaux sociaux, publication de parodies de l’article, blogs dédiés, jusqu’à une banderole déployée par les supporters de l’AS Saint-Étienne dans le stade Geoffroy-Guichard invitant Le Monde à « descend[re] dans le taudis » [4]. En quelques jours, une controverse est née, à laquelle Le Monde consacre une rubrique de son médiateur puis un nouvel article qui, s’il interroge les réactions provoquées, ne remet pas en cause le parti pris de l’article initial associant la ville à la fatalité du déclin [5].
La mobilisation d’habitants contre l’image négative projetée par des médias sur leur espace de vie n’est pas propre à Saint-Étienne. En 2008, après que le journal néerlandais De Volkskrant a qualifié Charleroi de « ville la plus laide du monde », de jeunes artistes proposent un safari dans les rues de la ville avant de tourner un documentaire intitulé « la plus moche ville du monde » [6] dans une logique de « retournement du stigmate » [7]. En 2015, un collectif d’habitants de la Villeneuve, quartier dit « sensible » de Grenoble, porte plainte contre France Télévisions après la diffusion d’un reportage stigmatisant leur lieu de vie avant qu’un documentaire « en colère [et] aussi constructif » [8] ne soit tourné pour tenter de dépasser le traumatisme des habitants. Plus récemment encore, à Albi, élus et habitants ont protesté contre l’image renvoyée par un article du New York Times, publié le 28 février 2017, qui faisait de leur ville l’exemple de la dévitalisation des centres et du déclin des villes moyennes françaises [9].
Si la question de la stigmatisation territoriale fait l’objet d’analyses convaincantes à l’échelle des quartiers (Bacqué et al. 2007), plus particulièrement ceux désignés comme « sensibles » (Wacquant 1993 ; Kokoreff 2007 ; Wacquant et al. 2014 ; Rivière et Tissot 2012 ; Berthaut 2013), elle est moins souvent saisie à l’échelle de la ville entière. Pourtant, les questions d’image occupent une place croissante dans les agendas urbains, notamment dans les villes de tradition industrielle, touchées par des processus de déclin économique et démographique (Beauregard 2003 ; Rousseau 2013). Dans un contexte où les enjeux de compétitivité et d’attractivité (des entreprises, des classes moyennes et supérieures, des touristes, etc.) dominent les politiques urbaines (Harvey 1989 ; Brenner 2009 ; Rousseau 2009), ces villes en décroissance sont souvent considérées comme les grandes perdantes de la transition postfordiste et sont associées à des images dépréciées, qui rejaillissent sur leur capacité de mobilisation. La stigmatisation urbaine (qui cible le « manque de qualités » du territoire urbain, sa laideur, sa saleté, son écart à la « norme ») vient s’imbriquer aux processus de stigmatisation sociale et ethnique dont ces espaces et leurs habitants font l’objet. Comme tout stigmate (Goffman 1975), le stigmate urbain est intériorisé et, par là, il fait obstacle à l’émergence aussi bien de stratégies urbaines que de mobilisations locales fondées sur la revendication d’un modèle alternatif à ce qui est érigé en nouvelle normalité urbaine : la métropole gagnante, attractive et où il fait bon vivre.
Afin de comprendre les réactions locales à l’article du Monde, on les réinsérera dans la longue histoire des jeux et enjeux d’image à Saint-Étienne puis on analysera la diversité des logiques à l’œuvre dans les mobilisations locales que cet article a engendrées.
Images et contre-images de Saint-Étienne : une longue histoire
Devoir « faire avec » une image négative : la question n’est pas nouvelle pour Saint-Étienne. La « ville noire » et ses habitants ont fait l’objet d’une stigmatisation précoce, comme en témoigne dès la fin du XVIIIe siècle Jean-Louis Alléon-Dulac, receveur de la Poste à Saint-Étienne et avocat au parlement de Lyon, mentionnant « les étrangers […] étonnés avec raison de ne voir à Saint-Étienne aucun de ces monuments qui annoncent et distinguent une ville opulente. [De fait, ils] n’y trouvent ni règle, ni ordre, ni proportion » (Alléon-Dulac 1765). À partir des années 1880, lors de chaque crise affectant les structures économiques de la région stéphanoise, la question de l’image de la ville resurgit, préoccupant des élites locales qui l’instrumentalisent pour rejeter l’implantation de certaines activités ou garder la main d’œuvre sous contrôle (Vant 1981, p. 201). Cette question monte en puissance dès le milieu des années 1950, sur fond de tendance récessive de l’industrie stéphanoise. La municipalité, le patronat et l’État local convergent alors vers le constat de la nécessité de lutter contre la « mauvaise réputation » de la ville afin de retenir, voire d’attirer, la main-d’œuvre et de créer les conditions de la restructuration économique.
Comme dans d’autres villes industrielles, les politiques d’image se formalisent à Saint-Étienne au cours des années 1960, dans la période que Max Rousseau désigne comme celle du late urban Fordism (Rousseau 2013). Michel Durafour, maire centre-droit de 1964 à 1977, inscrit la politique de contre-image au cœur de son programme politique (Vant 1981, p. 234). Afin de positionner favorablement la ville tout en résistant aux stéréotypes perçus comme autant d’obstacles à la reconversion économique, différents outils sont créés : dès 1969, la municipalité commande des films pour promouvoir Saint-Étienne et sa région et cherche à objectiver, par de multiples enquêtes, les besoins et attentes des habitants qu’elle veut attirer ; en 1971, l’Office d’accueil et d’information de Saint-Étienne devient l’organe de promotion – et de contrôle [10] – de l’image de la ville. Quant à la cible de ces opérations de marketing urbain avant la lettre, elle est claire : sont visés avant tout les chefs d’entreprise, les cadres et leurs épouses ! La stratégie d’image met dès lors en valeur l’environnement (Saint-Étienne n’est ainsi pas l’anti-ville mais la ville-nature, la « ville verte »), les loisirs, la performance industrielle et l’esprit d’innovation.
À partir des années 1980, cette production de contre-images se poursuit en s’alignant sur les stratégies de marketing en plein essor dans la plupart des autres villes françaises et européennes, entérinant la rupture souhaitée avec la ville industrielle : les acteurs locaux développent ainsi l’image de la technopole, avec son centre d’affaires et ses zones d’activité multiples, avant de rejoindre, à partir de la fin des années 1990, celle de la ville « créative » autour d’un renforcement de l’offre culturelle, de l’appel à des architectes de renom et de la mise en place d’une stratégie basée sur le design. En 2014, la municipalité de Gaël Perdriau (Les Républicains), nouvellement élue, reprend le thème de l’innovation comme marqueur de l’identité locale pour mieux insérer la ville dans les dynamiques de la globalisation. Une campagne de communication intitulée « Savez-vous comment Saint-Étienne change le monde ? » met en valeur l’excellence économique du territoire et son esprit d’innovation, le design étant « naturellement » incorporé dans le patrimoine historique et économique de la ville. Le télescopage – fortuit – avec la publication de l’article du Monde renforce alors le procès en stigmatisation du quotidien national.
Source : Ville de Saint-Étienne, 2015.
De la « ville pauvre » à la « pauvre ville » : indignation collective et réactions au stigmate
À Saint-Étienne, la question de l’image de la ville est donc obsédante, à la fois inscrite dans des antagonismes sociaux qui en ont joué dès le développement industriel du début du XIXe siècle – la ville en cours d’industrialisation et ses fumées sont alors considérées comme incompatibles avec la délicatesse des rubans de la bourgeoisie locale – et instituée précocement comme ressort de redéveloppement urbain partiellement déconnecté de la réalité de la ville et de ses habitants. C’est ce qu’a sans doute mal mesuré la journaliste du Monde en élisant la ville comme emblème de la montée de la pauvreté dans les espaces urbains centraux. En laissant de côté les approximations de langage, les erreurs et les imprécisions [11] que les deux journées passées à Saint-Étienne par la journaliste n’ont pas permis de réduire, l’article développe l’assignation à un rôle – celui de la ville pauvre et délaissée après celui de la ville noire –, habillée d’un entre-deux narratif entre journalisme et pseudo-littérature réaliste. Tenu dans un journal de référence, ce propos contribue à enraciner ces stéréotypes qui s’imposent aux réalités urbaines ordinaires, et participe pleinement à la stigmatisation des territoires éloignés de la référence métropolitaine.
C’est dans ce contexte qu’il faut replacer les réactions qui se sont multipliées aussi bien sur les réseaux sociaux que dans les médias locaux et nationaux. Si elles ont toutes pour point de départ l’indignation par rapport au style et au contenu de l’article, ces réactions sont loin d’être homogènes. Au sein de ce mouvement de « déploiement identitaire » (Bernstein 1997), deux grandes catégories peuvent être identifiées : les réactions de « contre-image » visant à montrer en quoi Saint-Étienne se rapproche des canons de la ville postfordiste ; et celles de « retournement du stigmate » prenant davantage appui sur ce qui l’en sépare.
Source : www.butfootballclub.fr.
La première catégorie pourrait s’apparenter à la revendication de l’identité « majoritaire » (Bernstein 1997), c’est-à-dire de l’appartenance de Saint-Étienne à la « norme » postfordiste. Elle regroupe, sous une forme de fierté urbaine, la majorité des réactions spontanées, ainsi que celles suscitées par les autorités locales. En effet, au lendemain de la publication de l’article, la municipalité poste sur Twitter un message incitant les habitants à « montr[er] au journal Le Monde que Saint-Étienne est une ville chaleureuse, design et innovante » et à partager leurs photos avec le hashtag « #stephanoisfiers ». Cette campagne, relayée sur les panneaux d’information de la ville, obtient un succès important, mais n’évite pas l’écueil de la production d’une contre-image sélective montrant avant tout les principaux « atouts » de la ville (bâtiments iconiques comme la Cité du design ou le Zénith, vues spectaculaires depuis les sites collinaires, proximité avec la nature, etc.) et masquant ainsi d’autres marqueurs de l’identité stéphanoise (l’héritage industriel, la présence de groupes ethniques minorisés, etc.). À ce titre, elle se rapproche des stratégies de mobilisation élaborées dans de nombreuses villes britanniques cherchant à enrôler les habitants autour du récit de la « régénération urbaine » (Collins 2016).
La seconde catégorie de réactions relève davantage du retournement du stigmate (Goffman 1975) ou de la défense d’une identité « spécifique » (Bernstein 1997). Ici, la contestation s’appuie sur une stratégie de confrontation identitaire, en revendiquant voire en forçant les traits les plus négatifs mis en avant dans l’article du Monde. La récente campagne de communication de la Comédie de Saint-Étienne en offre une belle illustration. En faisant appel au célèbre photographe britannique Ed Alcock, elle montre des habitants de la ville dans des paysages urbains dévastés, mêlant traces du passé industriel et signes d’un retour de la ville à la nature [12]. Si cette stratégie a le mérite d’inverser partiellement les valeurs et les symboles, elle se révèle – classiquement – « incapable d’abolir les conditions de production du trait distinctif » (Mathieu 2009, p. 38). « Trop » conscientes de l’image associée à leur ville, les élites culturelles locales cherchent à la manipuler, à esthétiser les marqueurs les plus stigmatisés de l’identité stéphanoise, sans parvenir à sortir de la dialectique image/contre-image.
Source : France 3 Régions.
Au-delà de l’ « union sacrée »
Ainsi, l’article du Monde est venu douloureusement réactiver la dévalorisation symbolique dont Saint-Étienne fait l’objet depuis plusieurs décennies. À travers la reproduction d’images urbaines négatives, le stigmate territorial vient se surajouter à ceux de la classe et de l’ethnicité que subit une partie des habitants. Les deux types d’attitude en réaction au stigmate – la revendication de l’identité majoritaire ou celle de l’identité spécifique – dénotent un attachement réel à la ville de la part d’une fraction mobilisée des habitants et des élites politiques et culturelles. Les uns et les autres peinent, cependant, à se libérer de la contrainte inhérente à la stigmatisation (Bourdieu 1998 ; Fraser 2005) : se positionner par rapport aux images et aux identités peu valorisantes, imposées par des acteurs extérieurs (comme certains médias), mais aussi incorporées, voire instrumentalisées, par une partie de la société locale. Pour intense qu’elle ait été, la mobilisation contre le grand raccourci du Monde – de la ville pauvre à la « pauvre ville » – n’a pas débouché sur la co‑construction d’un récit alternatif qui, nourri d’une lecture démythifiée de l’histoire locale, se serait démarqué, d’un côté, de la posture misérabiliste et, de l’autre, de la volonté de se raccrocher au récit de la métropole dynamique, attractive et par-dessus tout créative. C’est sans doute pourtant la condition préalable pour impliquer les habitants et leurs collectifs dans la production des politiques urbaines et dans la transformation de Saint-Étienne, et plus généralement de nombreuses villes en décroissance.
Bibliographie
- Alléon-Dulac, J.-L. 1765. Mémoire pour servir à l’histoire naturelle des provinces de Lyonnais, Forez et Beaujolais, Lyon : Édition Claude Cizeron.
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