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Les grandes exploitations agricoles face aux concurrences foncières dans le district d’Abidjan

À l’ouest d’Abidjan, les grandes exploitations agricoles, possédées par des multinationales et tournées vers l’exportation, se heurtent aujourd’hui à l’étalement urbain de la capitale et à la montée des revendications foncières des communautés autochtones spoliées de leurs droits coutumiers.


Dossier : La grande exploitation dans un nouvel âge du capitalisme agricole et des rapports villes-campagnes

La sous-préfecture de Songon est située à l’ouest de la métropole abidjanaise, à 23 km de la commune du Plateau. Elle s’étend sur une superficie de 627,71 km² (figure 1).

Figure 1. Situation de la sous-préfecture de Songon dans le district d’Abidjan

Avec une densité de 132 hab/km², c’est un espace rural en voie de périurbanisation occupé majoritairement par le peuple autochtone [1] Ébrié. La circonscription bénéficie d’un climat subéquatorial propice à la culture du palmier à huile, de l’hévéa et de la banane. Depuis l’époque coloniale, l’administration y a encouragé l’installation d’opérateurs publics et privés pour le développement de l’agriculture, favorisant ainsi l’implantation de plusieurs grandes exploitations agricoles. Aujourd’hui, il n’en reste que cinq, principalement des Sociétés privées anonymes (SPA), appartenant pour certaines à des multinationales, qui mobilisent de vastes surfaces de cultures, allant jusqu’au millier d’hectares.

Cet article rend compte d’une recherche qui vise à analyser les différents modes d’accès à la terre des opérateurs publics et privés (achat, location, héritage et concessions par bail emphytéotique), gestionnaires des grandes exploitations agricoles dans la sous-préfecture de Songon. Il s’agit d’une recherche exploratoire sur des logiques peu étudiées alors que ces terres font l’objet de plusieurs revendications dans cette marge de la métropole abidjanaise. Une méthode alliant recherches documentaires et enquêtes de terrain a été adoptée. La recherche documentaire a été effectuée dans les locaux de l’antenne du ministère de l’Agriculture et de l’Agence nationale d’appui au développement rural (ANADER) de Songon. Les premières informations fournies par cette structure et les observations sur le terrain permettent d’inventorier les grandes exploitations et leur(s) village(s) de rattachement. Des rencontres et entretiens ont également été réalisés avec des responsables d’exploitations, des agents des SPA et les autorités coutumières des villages environnants, notamment Abadjin-Kouté, Songon-Kassemblé, Songon-Dagbé, Abiaté, Nonkouagon.

Des grandes exploitations constituées en société anonyme et tournées vers le marché international

La sous-préfecture de Songon compte cinq grandes exploitations recensées dans le tableau et la carte ci-dessous.

Tableau 1. Les grandes exploitations agricoles de Songon

Sources : Sous-préfecture de Songon : rapport annuel, 1999 ; enquête terrain 2015, 2018.

Figure 2. Grandes exploitations de la sous-préfecture de Songon

Toutes ces grandes exploitations, structurées en SPA nationales ou internationales, ont des caractéristiques communes quant à leur organisation, aux moyens mobilisés et à la destination des productions. Elles abritent deux grands ensembles, comme le décrit Chaléard (1979, p. 256) : les blocs de culture s’étendant sur des dizaines, voire des milliers d’hectares de monoculture et les infrastructures d’accueil (figure 2). Ces exploitations mobilisent d’importants moyens matériels et humains. La main-d’œuvre employée est nombreuse, les effectifs variant d’une exploitation à une autre selon la taille de la zone de culture (Chaléard 1984, p. 330). L’exploitation la plus importante (SCB-CDBCI) s’étend sur une superficie de 2 292 ha (y compris des plantations en dehors de Songon) et emploie 2 102 manœuvres, soit une moyenne d’un manœuvre par hectare. Cette main-d’œuvre provient de différents lieux et reçoit un salaire mensuel moyen variant entre 80 000 et 100 000 FCFA [2].

Ces grandes exploitations produisent et commercialisent du caoutchouc naturel (TRCI, CNRA), de la banane dessert (SCB-CDBCI, BATIA-SPD & Cie), de l’huile de palme et des graines de palmiste (Palmafrique). La majeure partie de la production est destinée aux marchés étrangers et une infirme partie au marché local.

Figure 3. Plantation d’hévéas dans la sous-préfecture de Songon

Photo : A. M. Koffi-Didia, 2018.

Figure 4. Plantation de bananes desserts dans la sous-préfecture de Songon

Photo : A. M. Koffi-Didia, 2018.

Une diversité de modes d’accès aux ressources foncières des grandes exploitations

L’établissement d’une typologie du statut des terres occupées par les grandes exploitations, à partir des données recueillies, a permis d’identifier plusieurs modes d’accès à la terre : l’achat, la location, l’héritage et les concessions par bail emphytéotique (tableau 2).

Tableau 2. Mode d’accès à la terre des exploitations agricoles (toutes les données sont en hectares)

* Chiffre non parvenu.
Sources : Sous-préfecture de Songon : rapport annuel, 1999 ; enquête terrain 2015, 2018.

L’achat est un contrat qui confère, contre le paiement d’un prix défini à l’avance, l’acquisition d’une portion de terre. Ainsi, la SCB-CDBCI a racheté les exploitations de certains anciens propriétaires détenteurs de titres fonciers, afin d’étendre son activité et renforcer sa production. Il en est de même pour la société BATIA-SPD & Cie, qui a acquis 6 ha auprès d’une famille du village de Songon-Dagbé.

La location consacre l’occupation d’une portion de terre en contrepartie du paiement d’un loyer en nature ou espèce. L’entreprise n’est pas propriétaire de la terre qu’elle exploite. Ainsi, BATIA-SPD & Cie loue une parcelle de 16 ha à la communauté villageoise de Songon-Dagbé pour un loyer de 40 000 FCFA par an. La SCB-CDBCI assure quant à elle, sous forme de contrat en location-gérance, le fonds d’exploitation des terres agricoles appartenant à des propriétaires privés (gérance d’un fonds agricole dénommé AILLOT SARL du 26 juillet 2011 au 31 juillet 2017).

L’héritage quant à lui correspond à une transmission par voie successorale des propriétés. Le CNRA dispose de 579,41 ha de titres fonciers coloniaux et d’arrêtés d’attribution des ministères de l’Agriculture et des Eaux et Forêts. Il s’agit de patrimoines hérités des anciennes institutions de recherche publiques créées depuis l’époque coloniale et au début de l’indépendance du pays après 1960.

Enfin, les concessions par bail emphytéotique caractérisent les terres concédées par l’État [3]. Le « bail emphytéotique » est une convention de bail portant sur une terre rurale et consenti pour une durée comprise entre 18 et 99 ans. Cette forme de cession fait partie des mesures d’accompagnement de la privatisation ou réorganisation des sociétés d’État dont la plupart ont été ébranlées par la grave crise économique des années 1980. Ainsi, dans la sous-préfecture de Songon, le Domaine hévéicole de l’État (DHE) d’Anguédédou est racheté en 1995 par une SPA et rebaptisé TRCI (Tropical Rubber Côte d’Ivoire) tandis que la station Sodepalm (Société pour le développement du palmier à huile) d’Anguédédou est cédée à la SPA « Palmafrique » en 1996 (Koffi 2007, p. 130-131 ; MINAGRA 1999). En outre, le CNRA, un regroupement des instituts de recherche créé en 1998 a obtenu la gérance des plantations expérimentales d’État d’Anguédédou d’une superficie de 500 ha.

Cette diversité de modes d’accès au foncier contribue au développement des grandes exploitations qui juxtaposent plusieurs modes de faire-valoir : le faire-valoir direct, quand propriété et exploitation se superposent, le faire-valoir indirect, quand propriétaire et exploitant sont différents, et le plus souvent des modes mixtes, selon le statut des terres.

Les exploitations agricoles aux prises avec l’extension urbaine et les revendications coutumières

L’immobilisation de vastes surfaces par les exploitations et l’extension de la métropole d’Abidjan vers les aires agricoles de Songon ont fortement accru la pression sur le foncier, entraînant localement des effets induits. Ils se manifestent par des conflits impliquant les villages et les communautés et des contraintes subies par les grandes exploitations.

La présence des grandes exploitations dans le paysage métropolitain est une source potentielle de conflits avec les villages riverains. En effet, elles occupent des terres appartenant originellement aux Ébriés, propriétaires coutumiers de cette zone (figure 2), qui estiment qu’ils n’ont pas été purgés de ce droit. Aussi revendiquent-ils leur droit de propriétaires coutumiers au fur et à mesure que les terres s’amenuisent, accroissant la pression foncière ressentie localement (N’Koumo 2015, p. 55). Ces revendications s’expriment parfois de façon violente, comme en 2015, lorsque les communautés villageoises d’Abiaté, Nonkouagon et Songon-Agban, riveraines de la SCB, se sont soulevées. Elles peuvent aboutir à l’obtention de primes de compensation versées par les SPA. Le village d’Abadjin-Kouté reçoit ainsi, de la part de la TRCI, 20 000 000 FCFA par an comme prime de compensation des terres occupées à l’issue d’arrangements entre les deux parties (10 000 000 FCFA en numéraire et 10 000 000 FCFA en matériels). Le village de Songon-Dagbé a obtenu 40 000 FCFA par an et une assistance sociale à la suite de négociations conclues avec BATIA-SPD & Cie. Ces revendications sont un appel aux grandes exploitations pour qu’elles endossent une responsabilité sociétale.

Outre les conflits entre grandes exploitations et communautés villageoises, une rivalité foncière entre villages voisins peut également émerger. En effet, les grandes exploitations agricoles entretiennent des relations intéressées avec quelques villages privilégiés, si bien que tous les villages situés dans le voisinage d’une grande exploitation en viennent à revendiquer la propriété ou la copropriété des terres occupées. C’est le cas du village de Songon-Kassemblé, se réclamant copropriétaire des terres communautaires que Songon-Dagbé loue à BATIA-SPD & Cie.

Ces conflits sont par ailleurs exacerbés par l’avancée du front d’urbanisation à l’ouest de la métropole abidjanaise, qui accroît la compétition entre espace agricole et espace bâti. Les grandes exploitations agricoles sont progressivement rattrapées par la ville et se retrouvent cernées de projets urbains (implantations de nouveaux logements, équipements, infrastructures et d’activités industrielles) nécessitant parfois l’expropriation des aires occupées par les plantations. Ainsi, TRCI et Palmafrique ont perdu quelques centaines de mètres carrés de leurs terres au profit d’un projet urbain initié par l’État (figures 5 et 6). Des plans d’hévéa et de palmier à huile ont été détruits au profit du bitumage de l’axe Allokoi- Koloukro reliant l’autoroute du nord à la route de Dabou. Toutes les exploitations sont affectées par la pression de l’urbanisation et l’émergence d’activités nouvelles non agricoles dans leur voisinage. Cela les conduit à un confinement dans leur périmètre originel, sans possibilité d’extension.

Figure 5 et 6. Une partie de la plantation TRCI détruite et aménagée au profit du bitumage de l’axe Allokoi-Koloukro – route de Dabou

Photos : J.-L. N’koumo, 2020.

Une juxtaposition complexe de modes d’accès à la terre fragilisée par les revendications locales et la pression foncière due à l’urbanisation

Cette étude des grandes exploitations agricoles de la sous-préfecture de Songon montre la juxtaposition complexe de modes d’accès à la terre avec une subsistance locale de formes traditionnelles liées au maintien d’un droit coutumier. Les terres occupées sont des propriétés privées ou publiques et plus rarement des propriétés communautaires autochtones exploitées sous forme de faire-valoir direct, indirect ou mixte. Ces grandes exploitations sont aujourd’hui confrontées à divers problèmes plus ou moins accentués par la proximité et l’extension de la métropole abidjanaise. Ce sont d’une part des revendications foncières des villages ébriés riverains, aboutissant parfois à des arrangements, d’autre part des réductions de surfaces occupées par expropriation. À moyen et long termes, ces difficultés pourraient encore s’aggraver avec la pression urbaine croissante et poser un problème de maintien des grandes exploitations agricoles dans l’aire métropolitaine, dont l’agrandissement reste l’horizon en termes de modèle économique.

Bibliographie

  • Chaléard, J.-L. 1979. Structure agraire en économie de plantation chez les Abé (département d’Agboville, Côte d’Ivoire), thèse de 3e cycle, Université Paris-10 Nanterre.
  • Chaléard, J.-L. 1984. « Occupation du sol et dynamique spatiale des grandes plantations modernes dans le département d’Agboville (Côte d’Ivoire) », in C. Blanc-Pamard, J. Bonnemaison, J. Boutrais, V. Lassailly-Jacob et A. Lericollais (dir.), Le Développement rural en questions : paysages, espaces ruraux, systèmes agraires (Maghreb-Afrique noire-Mélanésie), Paris : Orstom.
  • Koffi, A. M. 2007. Mutations sociales et gestion de l’espace rural en pays ébrié (sud-est de la Côte d’Ivoire), thèse unique de doctorat en géographie, Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne.
  • Koffi-Didia, A. M. 2019. « “La terre d’Abidjan, c’est pour nous” : une revendication des autochtones Ebrié », Le Journal des sciences sociales, n° 20, numéro spécial hommage, p. 43-61.
  • N’koumo, J.-L. 2015. Les Grandes Plantations agricoles et leur environnement local : le cas de la sous-préfecture de Songon (Côte d’Ivoire), mémoire de master 2, Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne.
  • Ministère de l’Agriculture et des Ressources animales (MINAGRA). 1999. L’Agriculture ivoirienne à l’aube du XXIe siècle, Abidjan : SARA.

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Pour citer cet article :

Adjoba Marthe Koffi-Didia, « Les grandes exploitations agricoles face aux concurrences foncières dans le district d’Abidjan », Métropolitiques, 17 novembre 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Les-grandes-exploitations-agricoles-face-aux-concurrences-foncieres-dans-le.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1855

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