Dans les pays développés ayant connu la révolution verte, les systèmes agricoles ont suivi une trajectoire de spécialisation considérable marquée par le déclin des exploitations en polyculture élevage et une simplification des rotations en grandes cultures. En Europe, cette tendance, parallèle à la concentration foncière des exploitations, s’est accentuée depuis les années 1980, se traduisant au passage par un recours accru aux intrants de synthèse.
La spécialisation régionale en grandes cultures amorcée dès le début du XXe siècle et poussée à l’extrême par la concurrence internationale sur les marchés mondiaux explique qu’aujourd’hui, l’essentiel des flux qui entrent en Île-de-France depuis la province ou l’étranger est constitué de fruits et légumes et de produits carnés et laitiers (Fichiers des douanes 2010 et du Sitam 2011 traités par de Biasi et Ropital 2017). La production francilienne ne couvre que 10 % de ses besoins en produits maraîchers et seulement 1,5 % et 1 % de ses besoins respectifs en lait et viande (de Biasi et Ropital 2017).
Cependant, on note aussi des contre-trajectoires dans lesquelles les exploitations modifient leur modèle pour diversifier leurs productions (Meynard et al. 2017 ; Magrini et al. 2016 ; Messéan et Meynard, 2014 ; Thoyer et al. 2014). La diversification agricole peut s’observer à l’échelle des exploitations existantes, en particulier les exploitations en grande culture, principal réservoir de foncier agricole dans l’ensemble du bassin parisien. Dans le cadre du projet de recherche Cap-IDF (Conditions pour une agriculture de proximité en Île-de-France), financé par le programme PSDR4 (4e programme de recherche partenariale pour et sur le développement régional), nous nous sommes penchés sur ces dynamiques à partir de l’exploitation des données du Registre parcellaire graphique (RPG), saisies entre 2007 et 2013.
Une hypothèse répandue (mais qui manque souvent de vérification empirique) est en effet que la revalorisation sociale et économique associée à certaines activités agricoles et para-agricoles (produits frais, cueillettes, plantes d’ornement, etc.) peut permettre de stabiliser les revenus des structures d’exploitations dans le contexte de très forte pression foncière de l’Île-de-France. Afin de préciser cette hypothèse, nous avons vérifié si la structure foncière des exploitations agricoles localisées dans un vaste périmètre autour de l’agglomération parisienne expliquait une part significative de leur pérennité. La multilocalisation des parcellaires offrirait en effet des perspectives de développement originales que nous plaçons au centre des stratégies de pérennisation des exploitations dans les campagnes périurbaines.
Une approche par le foncier d’exploitation déclaré dans le Registre parcellaire graphique (RPG)
Le Registre parcellaire graphique (RPG) est une base de données administratives renseignée chaque année par les exploitants agricoles souhaitant bénéficier d’aides dans le cadre de la Politique agricole commune (PAC). Les agriculteurs déclarent pour chaque îlot [1] les différentes parcelles [2] de culture pour l’année à venir [3]. Nous avons pu avoir accès par convention à la version anonymisée de ces données [4]. S’agissant de déclarations sur la base du volontariat, certaines exploitations ne sont pas présentes dans cette base ou pas toutes les années. C’est notamment le cas des exploitations spécialisées dans des cultures de diversification pour lesquelles il n’est pas toujours intéressant de solliciter le régime d’aides de la PAC (Cantelaube et Carles 2014).
Par ailleurs, l’étude des cultures dominantes par leur surface pose un problème de surreprésentation des productions agricoles en grande culture (telles que les céréales), au détriment des cultures plus intensives, mais sur de faibles surfaces (comme le maraîchage et l’arboriculture). Afin de réduire ce biais, nous avons utilisé un indicateur de la valeur de production, la « Production brute standard » (PBS), qui permet de représenter le potentiel unitaire de chaque type de culture, exprimé en euros par hectare [5].
La diversification des cultures dans les paysages de grandes cultures
Une première série de traitement de données a été réalisée dans un périmètre que nous avons appelé le « Bassin parisien central », constitué de l’Île-de-France et des départements limitrophes. Nous avons cherché à qualifier la diversité des cultures à l’échelle de l’exploitation et des territoires, telle qu’elle est saisie par le RPG en 2013. Malgré une demande locale forte pour des productions plus diversifiées, notre analyse confirme la prééminence paysagère de la grande culture présente dans 84 % des exploitations du Bassin parisien central et 94 % en Île-de-France (carte 1).
A. Delebarre, INRA SAD-APT, 2016.
Sources : ASP 2013 ; INRA US ODR 2013 ; IGN 2013.
Cependant, lorsque l’on prend comme indicateur la valeur produite par les cultures (production brute standard), la situation est plus contrastée. En 2013, on note ainsi que suivant cet indicateur, une minorité non négligeable des exploitations agricoles ont une production brute standard (PBS) majoritairement générée par les surfaces en cultures maraîchères (valeur à l’hectare supérieure à celle de la grande culture), soit 10 % dans le Bassin parisien central et 6 % en Île-de-France (carte 2).
A. Delebarre, INRA SAD-APT, 2016.
Sources : IGN 2011 ; ASP, INRA ; US ODR 2013.
Par ailleurs, on observe que les exploitations orientées majoritairement vers le maraîchage, que ce soit en termes de surfaces ou de valeur de production, ont des caractéristiques différentes selon l’échelle à laquelle on se situe. À l’échelle du Bassin parisien central, ces exploitations consacrent des surfaces plus importantes aux cultures maraîchères (40 ha par exploitation) et des îlots en moyenne plus grands (3,5 ha) qu’à l’échelle de l’Île-de-France (25 ha par exploitation et îlots de 2,5 ha).
La présence de cultures maraîchères extensives, comme les pommes de terre (liées à la proximité des industries agroalimentaires, dans une région comme la Picardie, par exemple) peut expliquer ce résultat. Il n’est pas exclu que d’autres facteurs interviennent, comme les caractéristiques des sols ou la pression foncière et urbaine. Paradoxalement, les exploitations qui déclarent une valeur de production majoritairement due au maraîchage consacrent dans la plupart des cas plus de surfaces cultivées aux grandes cultures (les grandes cultures représentent en effet 77 % des surfaces de ces exploitations à l’échelle du Bassin parisien central).
Ainsi, la base RPG enregistre l’introduction de productions maraîchères au sein d’exploitations agricoles qui continuent à cultiver principalement leurs terres pour des grandes cultures. La diversification à l’échelle des régions agricoles est donc le résultat de stratégies de diversification à l’échelle des exploitations agricoles.
Les trajectoires foncières de la diversification en grandes cultures
Pour approfondir les ressorts fonciers de ces dynamiques de diversification, nous nous sommes penchés sur l’évolution dans le temps de la structure foncière des exploitations.
D’une année à l’autre, un exploitant agricole peut décider, en fonction de ses objectifs, de contraintes ou d’opportunités foncières, de cultiver la même superficie de terres (pas forcément sur les mêmes parcelles), d’augmenter cette superficie en cultivant de nouveaux terrains ou encore de la diminuer en n’exploitant plus certaines parcelles. Nous avons utilisé une méthode de filiation des exploitations (Bouty 2015) pour, d’une part, décrire entre 2007 et 2013 les trajectoires de mobilité parcellaire des exploitations, et, d’autre part, identifier leurs séquences de culture (Delebarre 2017). Nous obtenons dix sous-groupes de trajectoires de mobilité parcellaire d’exploitation agricole (figure 1) [6].
S. Darly. Source : Delebarre 2017 ; données : RPG 2007 à 2013.
On note que dans les régions agricoles d’Île-de-France entre 2007 et 2013, près de la moitié des exploitations ont connu une évolution de leur parcellaire exploité : une partie d’entre elles (20 %) suivent une trajectoire croissante, d’autres, moins nombreuses (8 %), une trajectoire décroissante, et d’autres enfin des trajectoires mixtes. Le maintien des structures foncières sur la période est donc associé à la fois à la stabilité des surfaces exploitées (obtenue avec ou sans échanges déclarés), mais aussi à des trajectoires de mobilité parcellaire par extension ou contraction des surfaces.
À ces évolutions parcellaires s’ajoutent des évolutions dans le choix des productions, que nous avons saisies en détectant l’introduction de cultures de diversification (maraîchage, arboriculture et herbe) au cours de la période (figure 2). Les exploitations dont le parcellaire est stable ou en croissance ont majoritairement déclaré l’introduction d’au moins une culture de diversification (au moins une fois ou durant plus de la moitié de la séquence). Cependant, il s’agit le plus souvent de l’introduction de prairies temporaires (30 %) ou de la déclaration de surfaces en herbe (12 %), et marginalement de productions en arboriculture (5 %) ou maraîchage (3,5 %).
S. Darly. Source : Delebarre 2017 ; données : RPG 2007 à 2013.
Les exploitations qui se diversifient en maraîchage sont donc encore marginales : nous n’avons pu en identifier qu’une centaine sur la période étudiée. En revanche, elles sont plus souvent en croissance que les autres (les profils de trajectoire foncière en croissance représentent 22 % de ces exploitations, alors que cette proportion est de 18 % sur l’ensemble des exploitations). De plus, à l’échelle de ces exploitations diversifiées, les surfaces en maraîchage étaient en 2013 en moyenne plus importantes que dans les exploitations des maraîchers spécialisés (168 ha contre 124 ha).
Ainsi, bien que marginale à l’échelle de la dynamique globale, le maintien d’exploitation de grande culture par l’introduction de production maraîchère est bien une stratégie enregistrée par les données du Registre parcellaire graphique. Si cette introduction s’effectue dans un contexte de stabilité foncière dans la majorité des cas, elle peut aussi, notamment lorsqu’elle est pérenne, être corrélée avec une croissance foncière.
La diversification productive caractérise aujourd’hui une part croissante, bien que minoritaire, de l’activité des exploitations agricoles, y compris dans les régions traditionnellement dédiées aux grandes cultures du bassin parisien et du nord de l’Europe, où ce phénomène a été moins étudié. Un premier élément moteur de ces dynamiques correspond à la recherche de systèmes de culture moins dépendants en intrants. Ces dynamiques sont motivées par des impératifs économiques (diminution des coûts), des logiques sociales d’engagement (adhésion individuelle ou collective à des changements de pratiques plus performantes sur le plan environnemental, stratégie de labellisation) et des contraintes réglementaires.
Un second moteur vise à augmenter et stabiliser les sources de revenus par un élargissement des activités productives à forte valeur ajoutée. Les stratégies de diversification en maraîchage des exploitations de grande culture, parfois combinées à l’insertion dans des démarches collectives de qualité ou de certification (agriculture raisonnée, agriculture biologique), ciblent des marchés à forte valeur ajoutée qui reconfigurent le fonctionnement de l’exploitation. Dans une grande région urbaine comme l’Île-de-France, ces stratégies se traduisent par des recompositions foncières au sein des exploitations, en suivant des trajectoires différenciées suivant les territoires.
Bibliographie
- Bouty, C. 2015. Liens entre évolutions des parcellaires d’exploitation et évolutions des systèmes de culture : analyse à l’échelle d’un petit territoire agricole (plaine Sud de Niort), INRA SAD APT, AgroParisTech, ONEMA, Paris.
- Dabo A. B. 2021. « Le foncier agricole : un commun dans le pacte agricole de la région Île-de-France ? », Pour, n° 239), p. 139-150.
- de Biasi, L. et Ropital, C. 2017. « Des terres agricoles aux politiques alimentaires », Urbanisme, n° 405, p. 36-38.
- Cantelaube, P. et Carles, M. 2014. « Le registre parcellaire graphique : des données géographiques pour décrire la couverture du sol agricole », Les Cahiers techniques de l’INRA, p. 58-64.
- Delebarre, A. 2017. Note Résultats, Rapport scientifique du projet PSDR4-CAP-IdF, Volet de recherches 1, INRAE, 38 p.
- Magrini, M.-B. et al. 2016. « Why are grain-legumes rarely present in cropping systems despite their environmental and nutritional benefits ? Analyzing lock-in in the French agrifood system », Ecological Economics, n° 126, p. 152-162.
- Messéan, A. et Meynard, J.-M. 2014. La Diversification des cultures : lever les obstacles agronomiques et économiques, Versailles : Éditions Quae-GIE.
- Meynard, J.-M., Jeuffroy, M.-H., Le Bail, M., Lefèvre, A., Magrini, M.-B. et Michon, C. 2017. « Designing coupled innovations for the sustainability transition of agrifood systems », Agricultural Systems, n° 157, p. 330-339.
- Morgan, K. et Sonnino, R. 2010. « The urban foodscape : World cities and the new food equation », Cambridge Journal of Regions, Economy and Society, vol. 3, n° 2, p. 209-224.
- Thoyer, S., Després, C., Le Bail, M., Meynard, J.-M. et Messean, A. 2014. « La diversification des cultures pour limiter les impacts environnementaux : freins et leviers agronomiques et économiques en France. Quelques propositions pour les exploitations, les filières et la PAC », hal-01198249. Post-Print. HAL : https://ideas.repec.org/p/hal/journl/hal-01198249.html.