Family Fortunes est tout d’abord un livre passionnant. Dès la première section intitulée « Plantons le décor », les auteures nous introduisent dans les rues de l’industrieuse Birmingham remplies « de bruit et de fumée », dans les « verts jardins » de la banlieue résidentielle d’Edgbaston, et dans la maison de John et Candia Cadbury, où la vie familiale, désormais séparée du monde masculin des boutiques, s’organise autour des nouvelles missions assignées aux femmes. Subtilement se dessinent les idées fortes du livre. Durant ses 434 pages, nous assistons à l’histoire extraordinaire de la formation de la bourgeoisie anglaise et, surtout, au dévoilement d’une dimension occultée de cette histoire : la manière dont le genre a construit culturellement et spatialement un groupe social.
La dimension sexuée de la construction des classes sociales
Dans la lignée des travaux de Edward P. Thompson sur la classe ouvrière anglaise (1991), Leonore Davidoff et Catherine Hall se donnent pour objectif de restituer les logiques de formation de la bourgeoisie anglaise. Rien d’automatique, en effet, dans l’émergence des classes sociales, contrairement à ce qu’une lecture marxiste, trop économiciste, pourrait supposer. La formation des groupes s’opère par le biais d’une « culture commune », qui vient les cimenter et en définir les frontières : comme le souligne Eleni Varikas dans l’introduction, Family Fortunes, modèle de finesse et de rigueur, marque un tournant dans l’étude de la formation des classes sociales. L’ouvrage montre comment, en cherchant à se distinguer d’une aristocratie dont elle subit la domination à la fin du XVIIIe siècle, la bourgeoisie anglaise va lier son sort à la religion, dans laquelle elle trouve des lieux de sociabilité, des valeurs, un style de vie. L’égalité spirituelle et la possibilité pour tous d’être racheté par le Christ viennent justifier son nouveau pouvoir.
À l’encontre, toutefois, d’une historiographie androcentrée, l’attention accordée aux relations entre hommes et femmes permet aux auteures, pionnières dans l’introduction de la notion de genre en histoire, de mettre au jour une dimension essentielle de ce processus. Cette lecture relationnelle, qui sera développée dans la revue Gender and History, fondée par Leonore Davidoff en 1989, deux ans après la publication de Family Fortunes, s’avère particulièrement fructueuse. La redéfinition des rapports entre les hommes et les femmes autour de normes et de destins fortement contrastés constitue le socle de la culture bourgeoise. Si la bourgeoisie s’impose en effet, c’est en imposant un « monde » profondément genré, où la différence des sexes est posée, sur une base religieuse, comme naturelle. Alors que les femmes étaient auparavant souvent « associées » aux affaires, et que, au sein de l’élite, leur droit à s’exprimer publiquement avait progressé, les deux sexes sont désormais appelés à évoluer dans des univers fortement ségrégés. Le déménagement progressif dans les banlieues résidentielles accélère ce phénomène, par ailleurs codifié dans les fonctions attribuées aux femmes : la maternité, la gestion du foyer et l’élévation religieuse et morale de tous ses membres.
Le processus même de constitution des classes sociales est donc sexué. Ce résultat essentiel fait de Family Fortunes un ouvrage indispensable pour tout sociologue contemporain des classes sociales, notamment dans le cadre des débats tels qu’ils sont encore posés en France. Alors que les discussions sur l’importance respective des rapports sociaux de classe et de sexe sont souvent une manière de réaffirmer le caractère « central » des premiers, les deux sont en réalité indissociables et doivent être pensés et étudiés empiriquement ensemble.
L’autre apport de cette histoire genrée des classes sociales consiste à prendre pour objet la bourgeoisie. Rares sont, en effet, les travaux qui appréhendent les normes de genre en haut de la hiérarchie sociale, les classes populaires étant généralement considérées comme le terrain propice à de telles analyses. Pourtant, les normes sexuées sont loin d’être l’apanage (et la caractéristique essentielle) des plus pauvres. À la lecture de Family Fortunes, on se rend même compte que la codification de la différence des sexes à travers des normes et des lieux strictement distincts est l’œuvre de la bourgeoisie de la fin du XVIIIe au milieu du XIXe siècle.
Non seulement la naturalisation de la différence des sexes se renforce au sein de la bourgeoisie sous l’effet de la doctrine religieuse et de l’idéologie domestique, mais on voit aussi s’y développer une masculinité bien particulière, celle du « chrétien bourgeois ». Par opposition à la virilité des aristocrates fondée sur le sport, la guerre et la conquête des femmes, les « hommes de bien » se définissent par le travail et l’investissement dans la vie familiale, la maîtrise de soi et la respectabilité. En parallèle, si elle bénéficie d’une égalité spirituelle, c’est une subordination sociale brutale qui frappe la femme, « épouse et mère pieuse ». La définition de l’homme comme subvenant aux besoins de sa famille, l’idéal du « mari d’âge mûr prenant soin de sa jeune femme, la guidant et la conseillant » (p. 319) renvoient de facto celle-ci à la dépendance.
Frontières
Un monde commun s’édifie ainsi sur la base de nouvelles frontières. Ces frontières délimitent un groupe, défini par son pouvoir économique mais aussi par sa culture, qui vient en retour définir l’activité économique, confondue avec l’identité masculine. Ces frontières sociales sont indissociablement symboliques : elles permettent à la bourgeoisie d’affirmer la supériorité morale de son style de vie par rapport à l’aristocratie mais aussi à la classe ouvrière. Surtout, ces logiques de distinction se marquent dans des frontières matérielles. Là réside, en effet, un apport précieux de Family Fortunes. L’ouvrage raconte la naissance des banlieues résidentielles bourgeoises où, contre la vie urbaine débridée, peut se développer une vie domestique régulée. Il donne à voir la transformation des villes industrielles (« Birmingham la noire ») en cités « aux rues spacieuses et bien pavées » (p. 423), dont les édifices publics témoignent de la nouvelle prospérité. Mais la formation de la bourgeoisie anglaise s’accompagne d’une autre distinction, elle aussi profondément genrée : celle du privé et du public, inconnue des travailleurs passant la plus grande partie de leur vie chez leurs patrons et leurs maigres temps de loisir dans les places publiques et les tavernes.
Le développement économique de la bourgeoisie implique une réorganisation stricte des sphères de la vie sociale, la vie privée étant redéfinie à la fois spatialement par le déménagement en banlieue, loin des boutiques, et moralement par l’importance de la vie religieuse et familiale. Si la contribution des femmes à l’entreprise reste déterminante, le dogme de leur dépendance économique rend celle-ci invisible et gratuite. Ces nouvelles divisions s’incarnent dans des frontières matérielles qui viennent à la fois consacrer et renforcer les hiérarchies (Bourdieu 1993). La mobilité des femmes est ainsi restreinte dès lors qu’il est considéré comme plus convenable de se déplacer en calèche plutôt que seule à cheval. « Des portails, des haies, des allées et de murs autour des maisons et des jardins » protègent désormais le « chez moi », celui de la « chaumière blanche, avec son porche fleuri de roses et de chèvrefeuille » (p. 348). Comme l’expliquent les auteures dans un des chapitres, le jardin, « symbole et pratique », est une extension de la demeure bourgeoise. Il incarne l’amour d’une nature sous contrôle et, près des pelouses soigneusement tondues, les garçons, qui plantent des arbres et des fougères, et les filles, des fleurs, s’initient à la différence et à la complémentarité des sexes.
Progressivement, la vie économique se fond dans un domaine public qui devient celui des hommes et est construit matériellement ainsi, notamment par l’« architecture des nouveaux édifices publics affectés aux sociétés bénévoles [qui] conservent la division sexuée rigoureusement établie par la culture de la taverne » (p. 410) : là, des salles séparées (et des temps séparés de prière) sont prévues pour les hommes et pour les femmes.
Dans Family Fortunes, les enjeux de pouvoir d’un monde où « rien n’était plus important que de définir et de classer des personnes, des lieux, un temps et une matière » (p. 311) sont finement restitués. Les auteures nous montrent que ces classements font l’objet de discussions incessantes, preuve qu’ils sont toujours débattus, et parfois contestés. Elles nous en livrent quelques témoignages, comme celui de ce marchand de laine, tellement fier de son rôle de père qu’il comparait sa famille à une « république » : « une république ainsi que nous le disions, mes frères et moi en sourdine, présidée par un dictateur » (p. 312), précisait malicieusement sa fille.
L’étude de la genèse des groupes permet ainsi de mettre au jour les logiques complexes des processus de séparation entre les sexes. La classification hiérarchise. Mais se constitue également, par la séparation des sphères et des fonctions, un domaine d’influence séparé pour les femmes, celui des foyers et des paroisses, tandis que la religion leur ouvre la possibilité d’une « carrière religieuse » où elles peuvent s’affirmer individuellement. La moralité, centrale dans le monde de la bourgeoisie, dépend bel et bien des femmes. Certes, la différence des sexes fonde l’inégalité entre ces derniers. Néanmoins, en dessinant des territoires séparés, la relégation de la femme dans la sphère domestique lui ouvre un espace d’intervention immense, tant l’éducation morale devient cruciale. C’est bien au sein de ces contradictions, source de craintes chez certains commentateurs de l’époque, que naissent les germes de recompositions futures.
Comme l’expliquent Leonore Davidoff et Catherine Hall, l’activisme philanthropique des féministes de la deuxième moitié du XIXe siècle viendra remettre en cause les évidences qui se constituent dans les décennies 1780‑1850, et notamment le cantonnement des femmes dans le privé. Au siècle suivant, d’autres féministes s’attaqueront à la famille comme « forme primaire et naturelle de l’organisation sociale », ou encore aux hiérarchies qu’institue l’idée même de différence entre les sexes. En prenant conscience des enjeux attachés à la construction de ces évidences – rien moins que la formation d’une classe dominante, la bourgeoisie –, on comprend qu’elles ne soient encore que tout juste ébranlées.
Bibliographie
- Bourdieu, P. 1993. « Effets de lieu », in Bourdieu, P. (dir.), La Misère du monde, Paris : Seuil, p. 159‑167.
- Thompson, E. P. 1991. The Making of the English Working Class, Londres : Penguin.