En cette période électorale, l’attention des médias est concentrée sur les résultats des élections municipales dans les grandes villes, vues comme autant de « points chauds ». Si l’on excepte Paris, Lyon et Marseille, où l’on s’attarde parfois sur les clivages sociaux à l’échelle des arrondissements, ces grandes villes sont généralement appréhendées de manière globale et uniforme, comme si elles constituaient des ensembles homogènes. Disparaissent ainsi les contrastes sociaux qui les structurent au niveau intra-urbain. En outre, dans les représentations dominantes, tout se passe comme si ces grandes villes étaient uniformément peuplées de « bobos » dont l’orientation électorale – proche du PS et d’EELV – expliquerait le succès des coalitions municipales qui les gouvernent. Ces représentations se révèlent, en réalité, erronées et dangereuses, tant socialement que politiquement.
La catégorie de « bobos » véhicule, en effet, une « vision pernicieuse du monde social et de ses divisions » (Tissot 2013), et ce n’est pas un hasard si ce terme journalistique – qui désigne les acteurs du processus de gentrification dans un vocabulaire commun – est apparu à la faveur du changement de majorités municipales à Paris et à Lyon en 2001, puis s’est diffusé avec le basculement à gauche d’autres métropoles (comme Toulouse ou Strasbourg) en 2008. Dans une tribune intitulée « Municipales, les bobos vont faire mal » (Libération du 8 janvier 2001), on trouve déjà cette thèse chez Christophe Guilluy – aujourd’hui plus connu pour sa volonté de mettre la situation des habitants des espaces périurbains à l’agenda politique (Girard et Rivière 2013) – cette stratégie ayant eu pour effet de reléguer les quartiers populaires de grands ensembles à l’arrière-plan du débat public (Rivière et Tissot 2012). Or, ces représentations des espaces urbains centraux ou périphériques constituent les pièces d’un même puzzle, posant la question sociale et ses oppositions dans des termes nouveaux : « Petits Blancs contre bobos, la nouvelle lutte des classes ? » (Le Figaro du 13 février 2014).
Ce schème de perception gagne aujourd’hui du terrain et on le retrouve – sous des formes plus ou moins prégnantes – dans la presse nationale et régionale, dans le discours de certains élus et acteurs des collectivités territoriales, voire dans certains cercles savants. Pour contribuer à déconstruire cette grille de lecture simpliste des dynamiques à l’œuvre dans les mondes urbains, cet article propose une analyse des contrastes internes aux villes françaises de plus de 200 000 habitants, lors des scrutins municipaux de 2008 [1]. En recourant à l’échelle des bureaux de vote, il montre que les mondes intra-urbains français constituent une mosaïque sociale dont les effets électoraux sont plus complexes que ne le laissent penser les représentations dominantes [2].
Gérer l’hétérogénéité des offres électorales, un casse-tête méthodologique
La démarche comparative se heurte au fait que les onze villes étudiées – Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Nice, Nantes, Strasbourg, Lille, Bordeaux, Montpellier et Rennes – ne présentent pas la même offre électorale à l’occasion du premier tour des scrutins municipaux. On compte ainsi de sept listes pour Rennes à onze pour Strasbourg, et plus encore si l’on prend en compte les offres propres aux arrondissements parisiens, lyonnais et marseillais [3]. Après un regroupement de ces listes, l’analyse est en mesure d’appréhender huit comportements électoraux : l’abstention ; le vote blanc ou nul ; le vote pour les listes d’extrême gauche, pour les listes des autres gauches (PS, PCF, DVG, écologistes), pour les listes du Modem, pour celles liées aux droites (UMP, NC, DVD), ou pour celles renvoyant aux nébuleuses de l’extrême droite [4].
Dans la mesure où tous les courants ne sont pas représentés dans chacune des villes, c’est sur la base du profil sociologique des habitants (définis par leur âge, leur niveau de diplôme, leur statut socioprofessionnel dans la population de 15 à 64 ans, la nature de leur contrat de travail pour les actifs, leur ancienneté résidentielle et le statut d’occupation de leur logement) qu’une typologie a permis de distinguer sept groupes de bureaux de vote [5]. Le profil électoral de chaque groupe a ensuite été établi : la carte donne à lire leur distribution dans l’espace des villes tandis que le tableau annexe présente une description détaillée de leurs caractéristiques. Si cette démarche permet un regard commun sur l’ensemble des grandes villes françaises, il faut garder à l’esprit qu’elle a aussi l’inconvénient de « moyenniser » des relations entre profil social des quartiers et votes qui peuvent être très diverses – voire antagonistes – d’une ville à l’autre.
Groupes sociaux dominants/centres urbains/centre de l’offre électorale
La première branche de la typologie rassemble quatre groupes de bureaux où les inscrits sont plutôt jeunes et bien situés dans la stratification sociale. C’est particulièrement le cas du type « actifs très aisés », qui couvre le centre et l’ouest parisiens, les 6es arrondissements bourgeois de Lyon et Marseille et quelques bureaux des beaux quartiers de Strasbourg, Nantes et Bordeaux. Ce profil est caractérisé par une forte surreprésentation des cadres (35 %, soit deux fois plus que la part moyenne de cette catégorie dans la population des villes étudiées) et des travailleurs indépendants (4 %), des habitants dotés d’un titre universitaire supérieur à un bac+3 et des locataires du parc privé. Au plan électoral, cela se traduit par un vote plus élevé qu’ailleurs en faveur des candidats du Modem (5 % des inscrits) et, plus généralement, des listes de droite organisées autour de l’UMP (23 % contre 21 % en moyenne) [6].
À proximité de ces bureaux, on trouve dans la plupart des villes étudiées le type « actifs moyens sup. », localisé dans de larges secteurs péricentraux et résidentiels de Rennes, Nantes, Bordeaux, Montpellier ou Toulouse. Ces espaces intra-urbains – aisés mais dans des proportions moins tranchées que ceux du groupe « actifs très aisés » – accueillent des habitants de 18 à 39 ans, appartenant au monde des cadres (23 %) ou des professions intermédiaires (19 %), dotés de contrats de travail stables et ayant suivi des cursus de l’enseignement supérieur. Ils sont plus fréquemment que la moyenne arrivés dans leur quartier depuis moins de cinq ans. Politiquement, ces bureaux penchent en faveur des listes du Modem (4 %) et de celles constituées par la gauche socialiste et les écologistes (28 %).
Les bureaux du type « actifs moyens inf. » s’inscrivent dans la continuité géographique et sociale des précédents (notamment dans l’est parisien), mais plus bas dans les hiérarchies. Leurs habitants se situent ainsi plus souvent dans la tranche de 18 à 54 ans, comptent plus de professions intermédiaires (17 %), d’employés (18 %), voire d’ouvriers, de titulaires de bac, CAP ou BEP, des locataires arrivés depuis cinq à dix ans. Cette mosaïque sociologique et urbaine est la plus favorable à la gauche (un tiers des inscrits) puisque les listes d’extrême gauche y réalisent leurs meilleurs scores relatifs (4 %), tout comme celles du PS et des écologistes (29 % contre 26 % en moyenne). L’abstention y est un peu plus élevée qu’ailleurs (45 %).
Les hyper-centres des métropoles – en particulier Montpellier, Toulouse, Nantes ou Rennes – sont, quant à eux, rattachés au type « étudiants mobiles ». La présence des 18 à 24 ans y est très marquée (un tiers des habitants majeurs), d’autant qu’elle recoupe la concentration des étudiants, sans pour autant que les cadres et professions intermédiaires ne soient sous-représentés – de sorte que plus de la moitié des habitants sont au moins titulaires d’un bac+2 (soit 15 points de plus que la moyenne des villes étudiées). Près de 60 % des habitants de ces quartiers sont locataires du parc privé et y vivent depuis moins de cinq ans, ce qui implique un fort turnover résidentiel. En 2008, le vote dans ces quartiers est proche de la moyenne urbaine, avec juste un peu plus de suffrages qu’ailleurs pour les listes socialistes et écologistes (27 % contre 26 %).
Groupes sociaux dominés/périphéries urbaines/périphéries de l’offre électorale
La seconde branche de la typologie regroupe trois types dont les habitants, plus souvent âgés de plus de 40 ans, appartiennent aux mondes populaires. Les bureaux du groupe « retraités propriétaires » renvoient à deux localisations : dans les villes méditerranéennes de Nice et Marseille d’une part ; en position charnière entre les espaces aisés et populaires des autres métropoles d’autre part. Ainsi, 40 % des habitants ont ici plus de 55 ans, les actifs se situant en position médiane dans l’espace social (professions intermédiaires, employés). La part des propriétaires habitants est très importante (55 %), tout comme celle des résidents depuis plus de dix ans (45 %). Probablement en raison d’un effet de génération – en l’occurrence, de socialisation à la norme participationniste – ces bureaux sont ceux où l’abstention est la plus faible en 2008 (40 %, tout de même) et où les listes emmenées par l’UMP (28 %), et secondairement par les extrêmes droites (4 %), réalisent leurs meilleurs scores.
Les deux derniers profils désignent les espaces urbains occupés par les différentes fractions des classes populaires. Le groupe « ouvriers précaires » correspond aux quartiers de grands ensembles de la plupart des métropoles : ceux de la ceinture parisienne, des quartiers nord de Marseille, de Neuhof à Strasbourg ou du Mirail à Toulouse. Les adultes inactifs (19 %) et les chômeurs (16 %) y sont très fortement surreprésentés. Ils voisinent avec des actifs occupant des emplois précaires, et fréquemment ouvriers. La part des locataires du parc social HLM s’élève ici à 60 %, et 70 % des habitants y résident depuis plus de cinq ans. Autant de facteurs qui éclairent la « démocratie de l’abstention » (Braconnier et Dormagen 2007). Elle atteint 51 % dans ces quartiers lors des scrutins de 2008, avec un pic à 71 % dans un bureau du 9e arrondissement lyonnais. Ceux qui choisissent un bulletin de vote optent un peu plus souvent qu’ailleurs pour les listes d’extrême droite (4 % contre 3 % en moyenne).
Enfin, les bureaux du groupe « populaires ancrés » se situent en périphérie immédiate des quartiers précédents. Là, ce sont les tranches d’âges supérieures à 40 ans qui sont plus fréquentes, tout comme les employés (21 %) et les ouvriers (13 %) qui dominent parmi les actifs occupés (dont 80 % bénéficient d’emplois stables). C’est, d’ailleurs, dans ces quartiers que l’ancrage résidentiel est le plus fort (près de la moitié des habitants y vivent depuis plus de dix ans), et les propriétaires sont présents dans les mêmes proportions que les locataires du parc social. Dans ces mondes intra-urbains ceinturant les grands ensembles, l’abstention (45 % contre 44 % en moyenne) mais aussi le vote blanc/nul sont très légèrement surreprésentés, ainsi que les bulletins des listes d’extrême droite (5 % contre 3 %).
Des relations entre votes et structures sociales propres à chaque contexte urbain
Si ce qui précède a permis d’établir des correspondances entre la géographie des inégalités sociales et ses traductions électorales, on aurait pu s’attendre à ce que les contrastes observés soient plus tranchés d’un point de vue quantitatif (voir le tableau annexe). Il faut, à cet égard, rappeler que les profils électoraux des groupes sont établis sur la base des pourcentages des inscrits, et non selon les pourcentages des suffrages exprimés, ce qui écrase considérablement les contrastes avec une abstention moyenne à 44 %. Le tableau 1 reprend quelques corrélations statistiques emblématiques et en souligne les variations selon les villes.
Lecture : Quand le coefficient est positif, le vote pour une liste a tendance à s’élever avec la proportion d’une catégorie dans la population (par exemple, les cadres). Plus le coefficient se rapproche de 1, plus la relation statistique entre le vote pour une liste et la présence de la catégorie sociale dont on teste les effets est intense. Les corrélations supérieures à 0,7 apparaissent en rouge et celles comprises entre 0,5 et 0,7 en jaune-orange.
C’est ainsi que la relation entre la présence des cadres et le vote pour les listes portées par l’UMP et ses alliés – si elle est toujours positive et globalement forte – varie dans des proportions non-négligeables : de 0,5 seulement à Paris (où elle masque, par ailleurs, des attitudes électorales très différentes entre les cadres du privé et ceux du public) à 0,82 à Bordeaux (où le Modem et l’UMP faisaient liste commune dès le premier tour, la corrélation plus forte que dans les autres villes pouvant signifier que le rassemblement paie). De la même manière, la présence des ouvriers est tantôt associée au niveau de l’abstention (Lyon, Toulouse), tantôt aux scores élevés des listes construites autour du PS (Lille, Bordeaux) – ou, au contraire, à leurs mauvais résultats (Strasbourg) – tantôt enfin à une abstention et un fort vote pour ces listes de gauche (Nantes, Marseille).
Pour comprendre ces différences, il faut rappeler que les indicateurs utilisés ici (« cadres », « ouvriers »…) pour saisir les appartenances sociales des habitants sont des catégories d’analyse homogénéisantes, qui masquent des clivages internes (par exemple, entre ouvriers qualifiés et non qualifiés, ou entre cadres du public et du privé) jouant un rôle majeur dans la construction des orientations électorales. Les « ouvriers » de Lille ne sont donc probablement pas vraiment les mêmes « ouvriers » que ceux de Montpellier. Mais c’est surtout que le sens que prennent ces catégories et l’influence qu’elles exercent sur les votes varie dans l’espace, à la fois au sens d’espace géographique et au sens d’espace social. Autrement dit, être un ouvrier qualifié qui habite à Paris dans un quartier de cadres n’entraîne ni la même perception de soi ni les mêmes dispositions politiques et électorales qu’être un ouvrier qualifié vivant parmi d’autres ouvriers à Lens.
Plus fondamentalement, le recours à l’échelle d’analyse du bureau de vote couplé à l’utilisation de données relatives à la géographie des inégalités sociales permet de réaffirmer clairement la primauté d’une explication des comportements électoraux par les positions sociales dans leurs contextes, loin des schèmes explicatifs qui s’appuient sur des catégories sociologiques grossières et réductrices (qu’il s’agisse de « bobos » ou de « petits Blancs ») ou de catégories géographiques essentialistes (que l’on parle des « urbains » ou des « périurbains »).
Bibliographie
- Braconnier, Céline et Dormagen, Jean-Yves. 2007. La Démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieux populaires, Paris : Folio.
- Girard, Violaine et Rivière, Jean. 2013. « Grandeur et décadence du “périurbain”. Retour sur trente ans d’analyse des changements sociaux et politiques », Métropolitiques, 3 juillet.
- Rivière, Jean. 2012. « Vote et géographie des inégalités sociales : Paris et sa petite couronne », Métropolitiques, 16 avril..
- Rivière, Jean et Tissot, Sylvie. 2012. « La construction médiatique des banlieues. Retour sur la campagne présidentielle de 2007 », Métropolitiques, 7 mars.
- Tissot, Sylvie. 2013. « Une vision pernicieuse du monde social et de ses divisions », L’Humanité, 21 juin.
Tableau annexe