À l’échelle mondiale et depuis trois décennies, les surfaces urbanisées gagnent en moyenne 110 km² par jour, soit environ la superficie de la ville de Paris. D’ici 2030, leur étendue aura triplé par rapport à 2000, pour atteindre l’équivalent de deux fois celle de la France métropolitaine (Seto et al. 2012). À l’échelle de la France justement, cette expansion urbaine est particulièrement visible, et pas seulement autour des plus grandes métropoles, puisque les surfaces urbaines [1] occupent désormais 22 % du territoire et hébergent 77 % de la population (Clanché et Rascol 2011).
Cette urbanisation extensive affecte en profondeur la biodiversité et les fonctionnements écologiques. L’imperméabilisation des surfaces, la fragmentation des espaces « verts » et les activités humaines caractéristiques des milieux urbains filtrent les espèces végétales et animales, pour ne conserver que les espèces généralistes, capables de s’adapter à des facteurs environnementaux contraignants (Niemelä et Kotze 2009 ; Williams et al. 2015). En parallèle, les pratiques ornementales et la sélection de plantes exotiques utilisées tendent à s’uniformiser d’une ville à l’autre, quels que soient le pays, la région ou le contexte écologique, ce qui entraîne une homogénéisation des paysages (Pearse et al. 2018).
L’ampleur de l’urbanisation contemporaine bouleverse également les rapports entre les sociétés et ce qu’elles appellent « la nature ». Les métamorphoses des territoires habités et l’évolution rapide des modes de vie réduisent les expériences quotidiennes de milieux naturels, à la fois en quantité et en qualité : les perceptions sensorielles directes (contacts visuels mais aussi sonores, tactiles ou olfactifs), les relations aux paysages peu domestiqués, et surtout les relations aux formes de vie animales et végétales spontanées qui engendrent des émotions variées, sont partout en recul (Clayton et al. 2017). Ce déclin pourrait conduire une majorité de citadins à se désintéresser des lieux naturels, réduire le nombre d’initiatives en leur faveur et tendre à produire un cercle vicieux, dans lequel les expériences de ces lieux se réduisent toujours davantage, jusqu’à disparaître (Soga et Gaston 2016). Or, la relation aux milieux et paysages naturels est indispensable pour la santé et le bien-être humains, comme le montrent des études sur la réduction du stress et des dépressions, sur le développement cognitif des enfants, ou encore sur la réduction de l’obésité et du diabète (Frumkin et al. 2017 ; Bourdeau-Lepage 2019).
Le « verdissement » ou la logique ornementale que l’on observe encore aujourd’hui dans de nombreux projets architecturaux et urbains ne sont guère à la hauteur de ces enjeux, qui relèvent aussi, voire en priorité, de l’émotion et des affects. Ces dernières années, le nombre de publications qui observent cette « crise de la sensibilité » (Morizot 2020) a littéralement explosé. Les essais se multiplient pour décrire la « solastalgie » (Albrecht 2020), ce « chagrin écologique » (Dubois 2021) issu de l’altération ou de la perte de son propre milieu de vie – un « mal du pays sans exil » dont bien des implications restent à explorer (Morizot 2019). Forgé par le philosophe australien Glenn Albrecht au début des années 2000, ce néologisme connaît une diffusion accrue, notamment auprès des psychologues, sur le fond d’une dramatisation des enjeux écologiques, d’une montée des incertitudes et de la prise de conscience, encore très progressive et incomplète, des périls climatiques (Rich 2019). L’excès d’abstraction, l’amnésie environnementale et le sentiment d’impuissance ne sont pas les moindres des risques de notre situation instable. Comment le travail concret et contextuel des concepteurs des espaces urbains peut-il contribuer à y répondre ?
Vers un urbanisme écologique
Des tendances d’évolution tempèrent de fait ces constats sur le statut de ce qu’on appelle, désormais, « la nature en ville ». À l’échelle nationale, les lois en faveur de la biodiversité (lois Grenelle de 2009 et 2010 sur la Trame verte et bleue, loi Labbé de 2014 sur l’arrêt des pesticides) pourraient, une fois déclinées localement, favoriser la biodiversité urbaine et ses relations avec les citadins : il est ainsi possible de mesurer l’amélioration de la qualité des habitats et des connectivités écologiques, le développement de la biodiversité spontanée, voire un rétablissement des relations entre les citadins et des formes et processus naturels. De manière indirecte, ces mesures contribuent également, en favorisant la quantité et la diversité de végétation, à réguler les îlots de chaleur urbains (Allagnat 2018) et la pollution atmosphérique.
En parallèle, certains urbanistes, paysagistes, architectes et concepteurs expérimentent de nouvelles façons plus « écologiques » de construire et d’urbaniser (Chalot 2015 ; Cormier 2015 ; Gramond 2016), dont les réalisations de l’Agence TER (Grand prix de l’urbanisme 2018, voir Masboungi 2019), les éco-quartiers de l’atelier Philippe Madec ou le travail, engagé il y a une vingtaine d’années, de l’architecte et urbaniste Nicolas Michelin (Michelin 2012) fournissent des exemples parlants sur le territoire français. Dans le même temps, certaines collectivités locales adoptent de nouveaux principes de gestion des « espaces verts » publics (tels que la « gestion différenciée », ou des démarches plus extensives) qui modifient la division du travail et le métier des jardiniers urbains. Enfin, dans des contextes agricoles intensifs où les éléments pérennes du paysage (comme les haies ou les prairies) se raréfient et où l’usage de pesticides est important, les espaces urbains peuvent devenir des refuges pour la biodiversité. C’est le cas de nombreux secteurs de la ville de Berlin, notamment ceux où passait le Mur jusqu’en 1989, les vestiges de l’ancien no man’s land formant désormais une « ceinture verte » multipliant les connexions écologiques comme les usages sociaux (Guichard 2019 et 2021 ; Kowarik 2019).
L’urgence politique
Ce dossier rassemble, de manière élargie et décloisonnée, une série de réflexions sur les relations entre sociétés urbaines et d’autres formes de vie, végétales ou animales. La complexité de ces relations fait leur richesse et leur intérêt, mais rend aussi nécessaire de mieux les connaître, y compris dans leur dimension évolutive. Comme le montre le développement très actif d’un champ qui commence à se constituer de manière unifiée (les « humanités environnementales »), interroger ces relations fait émerger de nombreuses questions théoriques, pratiques et critiques, à l’interface entre sciences sociales et sciences naturelles. Les enjeux sont d’ordre écologique (compréhension des interactions des êtres vivants entre eux et avec les milieux urbains, selon les différents sens de l’écologie urbaine), psychologique et social (attitudes des citadins et des sociétés vis-à-vis de la biodiversité, engagements pro-environnementaux, éducation), mais aussi d’ordre juridique et politique (inégalités et justice environnementales, anticipation, mobilisations, actions et décisions collectives), sans oublier l’éthique et l’esthétique (philosophie de l’environnement, éthique environnementale, histoire des sensibilités). Depuis une trentaine d’années, les travaux interdisciplinaires sur ces enjeux se multiplient au croisement de différentes traditions, disciplines et méthodes (Berdoulay et Soubeyran 2002 ; Clayton 2017), tandis que les architectes, paysagistes et urbanistes s’y confrontent désormais au quotidien. Ces ouvertures multiples inspirent une réflexion de fond sur les moyens d’agir en ville au nom de préoccupations écologiques, tandis que la montée des inquiétudes au sein de différents groupes sociaux – et en particulier des plus jeunes générations – fait émerger de nouveaux impératifs éthiques et politiques.
Comment les villes peuvent-elles accorder une place à des êtres vivants plus nombreux et plus divers ? Comment favoriser des milieux de vie variés et complémentaires ? Comment amplifier les relations entre citadins et biodiversité ? Ce dossier apporte de premiers éléments de réponse, en montrant que les choix d’aménagement peuvent modifier, de manière concrète et significative, ces relations et ces interactions complexes. En croisant les regards des scientifiques et des praticiens, il cherche à soutenir leur dialogue nécessaire et à l’orienter dans une perspective plus interdisciplinaire mais aussi appliquée, voire opérationnelle. Les savoirs scientifiques et la connaissance historique peuvent et doivent aussi contribuer à la mise en œuvre d’un urbanisme plus écologique. Cette conviction est ici soutenue par des exemples, comparaisons ou cas d’études qui témoignent de différentes manières de procéder en fonction de contextes culturels et géographiques distincts.
Au sommaire de ce dossier :
Savoirs scientifiques, connaissance historique
- « L’émergence de la pensée écologique en ville », Charles-François Mathis
- « Le fonctionnement écologique des villes : et si on pensait aux sols ? », Sophie Joimel et al.
- « Rendre la ville accueillante pour les abeilles », Benoît Geslin
De la recherche à l’opérationnel
- « Pourquoi et comment favoriser la spontanéité écologique en ville ? », Sébastien Bonthoux et Simon Chollet
- « Vers une nouvelle place du vivant dans les projets architecturaux et urbains », Léa Mosconi
- « À quelle demande répond l’intégration de biodiversité chez les opérateurs urbains ? », Tanguy Louis-Lucas
Regards politiques sur la place du vivant dans la ville
- « Chute de la biodiversité en Île-de-France : encore la faute de Le Corbusier ? », Luc Laurent
- « Les Zoocities et le voisinage multispéciste : des barrières à la bonne distance ? », Julie Beauté
- « Qui jardine la ville ? Pour une écologie urbaine politique », Olivier Gaudin
Bibliographie
- Albrecht, G. 2020. Les Émotions de la Terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde, Paris : Les liens qui libèrent.
- Allagnat, M. 2018. « Vers une nouvelle gestion des îlots de chaleur urbains : le centre-ville grenoblois », Les Cahiers de l’École de Blois, n° 16, « Métamorphoses ».
- Berdoulay, V. et Soubeyran, O. 2002. L’Écologie urbaine et l’urbanisme. Aux fondements des enjeux actuels, Paris : La Découverte.
- Bourdeau-Lepage, L. 2018. « Nature and Well-Being in the French City : Desire and Homo Qualitus », Built Environment, « Branded Landscape », vol. 44, n° 3, p. 302-316.
- Chalot, R. 2015. « Écologie et urbanisme : comment les experts du vivant peuvent-ils contribuer à la conception du cadre urbain ? », VertigO [en ligne].
- Clanché, F. et Rascol, O. 2011. « Le découpage en unités urbaines de 2010 », INSEE Première, n° 1364.
- Clayton, S. 2017. « La psychologie de la conservation », in C. Fleury et A.-C. Prévot (dir.), Le Souci de la nature. Apprendre, inventer, gouverner, Paris : CNRS Éditions, p. 141-154.
- Clayton, S., Colléony, A., Conversy, P., Maclouf, E., Martin, L., Torres, A.-C. et Prévot, A. C. 2017. « Transformation of experience : Toward a new relationship with nature », Conservation Letters, vol. 10, n° 5, p. 645-651.
- Cormier, L. 2015. « Les urbanistes et l’approche écologique de la nature en ville : une conciliation possible ? », Innovations agronomiques, n° 45, p. 83-93 [en ligne].
- Dubois, P. J. 2021. Le Chagrin écologique. Petit traité de solastalgie, Paris : Éditions du Seuil.
- Frumkin, H., Bratman, G. N., Breslow, S. J., Cochran, B., Kahn Jr, P. H., Lawler, J. J. et Wood, S. A. 2017. « Nature contact and human health : A research agenda », Environmental Health Perspectives, vol. 125, n° 7.
- Gramond, D. 2016. « La ville durable, un territoire d’avenir pour la biodiversité urbaine ? », Projets de paysage [en ligne].
- Guichard, M. 2019. « Berlin, le Mur, 30 ans après. Au fil des paysages de l’ancien no man’s land », Openfield, n° 14 [en ligne].
- Guichard, M. 2021. « Berlin : l’empreinte du Mur comme libre parcours », Les Cahiers de l’École de Blois, n° 19, « Le droit au paysage ».
- Kowarik, I. 2019. « The “Green Belt Berlin” : Establishing a greenway where the Berlin Wall once stood by integrating ecological, social and cultural approaches », Landscape and Urban Planning, n° 184, p. 12-22.
- Masboungi, A. 2019. L’Urbanisme des milieux vivants. Agence TER, Grand Prix de l’urbanisme 2018, Marseille : Parenthèses.
- Michelin, N. 2012. « L’écologie en architecture et urbanisme : entre normes et pratiques. Entretien avec Nicolas Michelin », Tracés. Revue de sciences humaines, n° 22 [en ligne].
- Morizot, B. 2019. « Ce mal du pays sans exil. Les affects du mauvais temps qui vient », Critique, n° 860-861, p. 166-181.
- Morizot, B. 2020. Raviver les braises du vivant, Arles : Actes Sud-Wildproject.
- Niemelä, J. et Kotze, D. J. 2009. « Carabid beetle assemblages along urban to rural gradients : A review », Landscape and Urban Planning, vol. 92, n° 2, p. 65-71.
- Pearse, W. D., Cavender‐Bares, J., Hobbie, S. E., Avolio, M. L., Bettez, N., Roy Chowdhury, R. et Heffernan, J. B. 2018. « Homogenization of plant diversity, composition, and structure in North American urban yards », Ecosphere, vol. 9, n° 2.
- Rich, N. 2019. Perdre la Terre. Une histoire de notre temps, Paris : Éditions du Seuil.
- Seto, K. C., Güneralp, B. et Hutyra, L. R. 2012. « Global forecasts of urban expansion to 2030 and direct impacts on biodiversity and carbon pools », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 109, n° 40, p. 16083-16088.
- Soga, M. et Gaston, K. J. 2016. « Extinction of experience : the loss of human-nature interactions », Frontiers in Ecology and the Environment, vol. 14, n° 2, p. 94-101.
- Williams, N. S., Hahs, A. K., et Vesk, P. A. 2015. « Urbanisation, plant traits and the composition of urban floras », Perspectives in Plant Ecology, Evolution and Systematics, vol. 17, n° 1, p. 78-86.