La crise écologique impose de trouver des solutions pour remédier au déclin de la biodiversité [1]. Outre l’identification des causes de ce déclin, cela implique aussi d’élargir le questionnement sur les relations entre la nature [2] et nos sociétés occidentales. Nos interactions avec les autres organismes vivants sont souvent réduites à des relations de maîtrise ou d’indifférence qui limitent notre capacité à construire de nouveaux types de cohabitation.
Nous pensons que favoriser la spontanéité écologique, qui renvoie à la libre évolution des dynamiques écologiques, est une approche simple et pertinente pour initier ou renforcer des relations synergiques entre humains et vivants non humains. Les milieux urbains, selon les statistiques, hébergent désormais plus des deux tiers de la population européenne. Ils offrent des portes d’entrée privilégiées pour questionner de manière transdisciplinaire l’intérêt de la spontanéité écologique et la place que nous souhaitons, collectivement, accorder à la nature. Dans cet article, nous montrons les liens entre spontanéité écologique et biodiversité, puis nous faisons des propositions pour mieux intégrer la spontanéité en ville avant d’ouvrir des pistes de réflexion pour mettre en œuvre ces changements.
La spontanéité écologique favorise la biodiversité urbaine
Depuis plusieurs décennies, l’écologie urbaine montre que les villes ne sont pas des déserts biologiques et accueillent une importante quantité d’organismes. Certaines offrent même des refuges aux organismes vivants, en particulier dans les régions où l’exploitation des milieux agricoles et forestiers est intensive (c’est-à-dire dans une grande partie de l’Europe de l’Ouest). La spontanéité écologique est un levier majeur pour favoriser la biodiversité dans nos villes. En effet, de nombreuses études montrent que laisser les processus écologiques s’exprimer librement augmente la diversité d’organismes dans tous types d’espaces, qu’ils soient formels (parcs, jardins) ou informels (friches, boisements), et ceci à tous types d’échelles (de la rue jusqu’au grand parc). La spontanéité écologique peut avant tout être favorisée en limitant la gestion. Selon une étude menée dans plusieurs parcs rennais, réduire de plusieurs dizaines à une ou deux par an la fréquence de tonte des prairies urbaines permet d’accroître fortement la diversité des espèces herbacées (Chollet et al. 2018). Cela permet de laisser s’exprimer des plantes (par exemple des centaurées et des renoncules) qui seront des ressources alimentaires pour les pollinisateurs. La diminution de la gestion peut aussi se faire en laissant du bois mort, au sol ou dans les arbres, qui servira de refuge pour des oiseaux comme les pics et d’alimentation pour les insectes saproxyliques [3] (Fröhlich et al. 2020). Laisser plus de place à la spontanéité implique également de moins minéraliser, voire de déminéraliser certains espaces comme les trottoirs ou les grandes places bétonnées. À Blois, où plus de 300 espèces ont été recensées dans les rues, la diversité végétale est plus importante sur les trottoirs non minéralisés, les substrats meubles permettant aux plantes de s’ancrer, de s’approvisionner en eau et en éléments minéraux (Bonthoux et al. 2019a). Enfin, les dynamiques urbaines (déconstruction de bâtiments, abandon de parcelles agricoles insérées dans la matrice urbaine) laissent apparaître des friches et en quelques dizaines d’années de nouveaux boisements. Ces milieux, non plantés et très peu gérés, sont les habitats écologiques urbains les plus riches en espèces végétales et animales (Bonthoux et al. 2014). À l’échelle de la ville, la large gamme de conditions environnementales (sols, microclimats) et d’âges des friches urbaines permet l’établissement d’une diversité de structure et de composition végétale dans les différentes friches. Cela crée de multiples sites de nidification, des refuges et des ressources alimentaires pour des animaux avec des besoins écologiques contrastés (carabes, papillons, abeilles, oiseaux) (Bonthoux et al. 2014).
Donner du sens à la spontanéité écologique dans les lieux urbains
Si favoriser la spontanéité est un levier essentiel pour promouvoir la biodiversité en ville, comment ses aspects écologiques sont-ils perçus et interprétés par les habitants ? Selon des études récentes, les citadins préfèrent les espaces végétalisés aux espaces minéralisés, perçus comme ennuyeux et peu attrayants (Bonthoux et al. 2019b). Une étude anglaise montre qu’ils apprécient une hétérogénéité de structure et de composition végétale, notamment dans la flore des prairies (Southon et al. 2017). La perception d’une forte « naturalité » suscite un sentiment d’apaisement qui participe au bien-être psychologique des usagers, en diminuant leur fatigue mentale et en restaurant leur attention. Cette restauration psychologique est renforcée par une fascination pour les éléments naturels qui présentent des formes plus complexes que les éléments construits aux lignes rigides. L’intérêt pour la nature s’intensifie quand plusieurs sens sont sollicités (par exemple les sons des oiseaux ou de l’eau, l’odeur et la cueillette des plantes) et élargissent la gamme d’interactions avec l’environnement.
Quand la végétation spontanée devient exubérante, avec de gros massifs d’arbustes et des lianes, les habitants perçoivent les lieux comme peu plaisants et négligés. Cependant, une série d’entretiens menés dans différents quartiers de Tours et de Blois a montré que c’est moins la végétation spontanée per se qui est critiquée, que le sentiment d’abandon par la collectivité auquel elle renvoie (Brun et al. 2018). Le regard habitant peut dès lors être renversé grâce à des « signes de soin » qui permettent de rendre compatible l’apparence visuelle de la spontanéité écologique avec les valeurs culturelles et les usages locaux (Li et Nassauer 2020). Ces signes peuvent prendre la forme d’interventions peu coûteuses qui ne compromettent pas l’intérêt écologique de la végétation, tout en permettant l’usage du lieu par les habitants (par exemple de la végétation libre avec des chemins bien tracés, des espaces de jeux, des bancs pour le repos, des poubelles pour les déchets). Ils indiquent que la présence de la spontanéité écologique résulte d’une intention de la collectivité (figure 1).
Depuis la fin du XIXe siècle, la conception des villes européennes et la culture des jardins et parcs urbains reposent sur une approche statique et contrôlée de la nature, promouvant une expérience esthétique se rapprochant d’une vision picturale du paysage. La nature spontanée pourrait trouver une place dans les représentations et les symboles des lieux au même titre que les éléments architecturaux et culturels. De nouvelles représentations écologiques de la ville peuvent s’appuyer sur les expériences affectives de la nature spontanée. Ses caractéristiques multi-sensorielles, comme la diversité de formes, de couleurs et de sons des végétaux et des animaux et leurs dynamiques au cours des saisons favorisent l’attachement émotionnel à la nature spontanée. Ses représentations sont aussi à enrichir en améliorant les connaissances écologiques des citadins, qui souvent perçoivent la biodiversité comme une liste d’espèces statiques et sans interdépendances entre elles et avec leurs milieux. Des « mises en scène » sont à inventer pour éduquer le regard à la spontanéité écologique, apprendre à identifier, qualifier les organismes et faire prendre conscience des relations systémiques qui caractérisent le vivant (exemple des relations entre le sol, les plantes et les insectes). Donner du sens à la spontanéité écologique dans les lieux urbains est une voie prometteuse pour passer d’une posture de maîtrise ou d’indifférence envers les organismes vivants à des relations plus interactives, respectueuses et égalitaires.
Saint Lunaire, commune de 2 500 habitants située en Ille-et-Vilaine en bord de Manche, met en œuvre une politique écologique qui se décline sous différentes entrées : a. Jardin du Presbytère du centre bourg, articulant un espace de jeu tondu régulièrement et un espace fauché tous les trois ans délimité par des ganivelles et accompagné de panneaux éducatifs ; b. et c. Aménagements d’entrée de bourg réalisé en 2019, avec une strate herbacée spontanée non semée, fauchée une fois par an ; d. Pancarte à l’entrée des jardins des particuliers participant au programme « Jardins Bio-Divers-Cité » qui vise à accompagner les changements de pratiques dans les espaces privés. Cette commune a été élue « Meilleure petite ville pour la biodiversité 2019 ». Voir : http://www.capitale-biodiversite.fr.
Photos : © S. Bonthoux.
Collaborer entre praticiens et scientifiques pour initier des changements
Si des initiatives écologiques émergent dans les villes, elles sont encore rares et il est nécessaire d’identifier ce qui freine leur développement. L’efficacité écologique et sociale de ces initiatives est très peu souvent évaluée et une meilleure collaboration entre praticiens et chercheurs apparaît nécessaire pour croiser des approches de conception et d’expérimentation.
La « Trame verte et bleue » est une politique publique menée depuis 2007 pour limiter la perte de la biodiversité à l’échelle nationale. Mais son inclusion dans les documents locaux de planification urbaine (SCOT, PLUi, PLU) et sa déclinaison dans les villes et les bourgs restent très modeste (Delclaux et al. 2020). Les outils cartographiques, les données écologiques souvent décontextualisées et le manque de considérations socio-économiques locales induisent un manque d’appropriation par les acteurs locaux. Les élus de certaines communes engagent des actions écologiques dans les espaces publics, mais aussi privés (Figure 1). Ces actions, peu nombreuses, restent le fruit de personnalités politiques à la conviction et aux connaissances écologiques développées. Un défi pour les scientifiques est d’évaluer les retombées sociales et écologiques de ces actions politiques à plusieurs échelles et d’accompagner l’émergence de nouvelles démarches.
Changer les relations quotidiennes entre les citadins et la nature spontanée implique de repenser en profondeur leur coexistence. Ces changements concernent en premier lieu les aménageurs et les concepteurs d’espaces, tels que les architectes et les paysagistes concepteurs. Grâce à leurs capacités de projection et leurs savoirs interdisciplinaires, ces derniers ont un rôle crucial à tenir pour imaginer une ville où se rencontrent les caractéristiques écologiques et les fonctions sociales des milieux urbains. Des considérations écologiques émergent dans les projets à de multiples échelles et dans des contextes variés (figure 2). Mais ces opportunités d’expérimentation pour amorcer des changements de relations entre citadins et biodiversité sont rares, et de tels projets restent peu suivis et évalués. La place de l’écologie et l’intérêt de la démarche de recherche peuvent continuer à se déployer dans les pratiques professionnelles, les formations et les écoles, afin que l’écologie ne soit plus une contrainte mais une source d’opportunités dynamiques et créatives (Morin et al. 2016). Repenser la place de la spontanéité en ville concerne aussi les agents des municipalités dont le travail consistait surtout, jusqu’à des changements récents, à contrôler les plantes à travers le désherbage, la tonte et la taille. Modifier sa pratique n’est pas facile pour ces personnes qui travaillent à l’interface entre les demandes politiques, les impératifs administratifs, les recommandations des concepteurs et les jugements des habitants. Des pistes émergent néanmoins pour faire bénéficier ce métier d’une plus grande attention écologique et de capacités d’observation accrues [4]. Ces changements en sont à leurs prémices et, comme pour les autres acteurs urbains, l’identification des leviers et des freins culturels, techniques, organisationnels en vue d’une plus ample considération écologique dans les attitudes et les pratiques reste insuffisante.
a. Forêt urbaine des Prairies Saint-Martin, Rennes (© S. Bonthoux) ; b. Écovillage des Noés, Val-de-Reuil (© APM Architecte) ; c. Square de l’Ile Mabon, Nantes (© JD.Billaud/Samoa) ; d. Rue Jean-Lenine, Saint-Denis (DR).
Enfin, les scientifiques ont un rôle important à jouer en dépassant la sectorisation entre approches académiques et opérationnelles. Les approches positivistes, surtout des sciences du vivant, qui visent l’objectivité et la généralisation des résultats, doivent trouver des terrains d’entente avec les approches plus inductives des sciences sociales et des concepteurs, qui donnent plus d’importance à la subjectivité des expériences et aux singularités locales. Alors que les praticiens pourraient renouveler leurs références à l’aune des résultats scientifiques, les scientifiques peuvent intégrer leurs réflexions dans l’action, en relation avec les demandes culturelles, les considérations techniques, les contraintes économiques et les attentes politiques. Développer des approches transdisciplinaires qui intègrent des expérimentations mêlant biodiversité et société au sein de projets urbains, à travers des partenariats entre scientifiques, collectivités et concepteurs, peut être une façon d’« apprendre en faisant » (Ahern et al. 2014). Cette approche trouverait son originalité et son intérêt dans l’élaboration conjointe de conceptions urbaines et de méthodes intégrant le suivi de critères pour évaluer les objectifs initiaux des projets.
Les connaissances écologiques et les réflexions théoriques sont nécessaires mais non suffisantes pour enrayer la crise écologique en cours. Développer la spontanéité écologique en ville est un moyen de favoriser la biodiversité et l’expérience quotidienne de celle-ci. Ces changements n’adviendront qu’en donnant du sens à la nature spontanée en ville, en faisant évoluer nos postures respectives de chercheurs et de praticiens pour croiser nos démarches créatives, techniques et scientifiques.
Bibliographie
- Ahern, J., Cilliers, S. et Niemelä, J. 2014. « The concept of ecosystem services in adaptive urban planning and design : A framework for supporting innovation », Landscape and Urban Planning, n° 125, p. 254-259.
- Bonthoux, S., Brun, M., Di Pietro, F., Greulich, S. et Bouché-Pillon, S. 2014. « How can wastelands promote biodiversity in cities ? A review », Landscape and Urban Planning, n° 132, p. 79-88.
- Bonthoux, S., Voisin, L., Bouché-Pillon, S. et Chollet, S. 2019a. « More than weeds : Spontaneous vegetation in streets as a neglected element of urban biodiversity », Landscape and Urban Planning, n° 185, p. 163-172.
- Bonthoux, S., Chollet, S., Balat, I., Legay, N. et Voisin, L. 2019b. « Improving nature experience in cities : What are people’s preferences for vegetated streets ? », Journal of Environmental Management, n° 230, p. 335-344.
- Brun, M., Di Pietro, F. et Bonthoux, S. 2018. « Residents’ perceptions and valuations of urban wastelands are influenced by vegetation structure », Urban Forestry and Urban Greening, n° 29, p. 393-403.
- Chollet, S., Brabant, C., Tessier, S. et Jung, V. 2018. « From urban lawns to urban meadows : Reduction of mowing frequency increases plant taxonomic, functional and phylogenetic diversity », Landscape and Urban Planning, n° 180, p. 121-124.
- Delclaux, J. et Fleury, P. 2020. « Politique de conservation de la biodiversité et d’aménagement du territoire : état de l’art sur la mise en œuvre de la Trame verte et bleue en France », Cybergeo. European Journal of Geography [en ligne], document n° 961.
- Fröhlich, A. et Ciach, M. 2020. « Dead tree branches in urban forests and private gardens are key habitat components for woodpeckers in a city matrix », Landscape and Urban Planning, n° 202, 103869.
- Li, J. et Nassauer, J. I. 2020. « Cues to care : A systematic analytical review », Landscape and Urban Planning, n° 201, 103821.
- Maris, V. 2018. La Part sauvage du monde. Penser la nature dans l’Anthropocène, Paris : Éditions du Seuil.
- Morin, S., Bonthoux, S. et Clergeau, P. 2016. « Le paysagiste et l’écologue : comment obtenir une meilleure collaboration opérationnelle ? », VertigO [en ligne], hors-série 24.
- Southon, G. E., Jorgensen, A., Dunnett, N., Hoyle, H. et Evans, K. L. 2017. « Biodiverse perennial meadows have aesthetic value and increase residents’ perceptions of site quality in urban green-space », Landscape and Urban Planning, n° 158, p. 105-118.