L’image des villes chiliennes fut longtemps marquée par la prééminence des centres urbains anciens, qui regroupaient édifices publics, commerces et services autour des places animées. Avec l’accélération de l’urbanisation dans les métropoles, de nouvelles aires de centralité sont apparues avec leurs tours de bureaux, entourées d’immeubles luxueux. Parfois les quartiers historiques ont été rénovés et réappropriés par les habitants aisés, attestant d’un processus de gentrification cherchant à créer une ville conviviale à partir de l’habitat ancien. Mais ce mouvement centripète masque un autre phénomène de nature centrifuge. En effet, depuis plus de 20 ans, les métropoles chiliennes éclatent vers leurs périphéries en de multiples lotissements et souvent en un mitage sur les terrains proches des axes routiers. Les processus de suburbanisation, d’exurbanisation et de rurbanisation (Bailly et Bourdeau-Lepage 2011) deviennent majeurs dans l’expansion des métropoles chiliennes.
La ville du profit
Comment expliquer cette expansion résidentielle et commerciale qui va du suburbain au rurbain ? Tout d’abord par la hausse du niveau de vie de la population urbaine où la classe moyenne suit le modèle consumériste des classes aisées (Salazar et Osses 2008). Ensuite par la faiblesse des taux hypothécaires qui facilitent depuis 10 ans l’accès à la propriété privée, dans un pays où le symbole du succès se trouve souvent dans la maison et la voiture. Enfin par le libéralisme ambiant qui offre toutes les possibilités aux promoteurs immobiliers : l’espace rural, constitué de propriétés moyennes, peut sans contraintes urbanistiques être transformé en lotissements. Les mêmes entreprises et leurs filiales acquièrent le foncier, construisent les routes, puis les lotissements et les centres commerciaux. Les sources de profit sont ainsi triples et beaucoup plus faciles que dans les vieux centres subissant des contraintes historiques et urbanistiques.
© Alejandro Salazar
Les forces de l’immobilier sculptent la nouvelle ville du profit chilienne, en un modèle encore plus libéral qu’il ne l’est aux États-Unis. La ville libérale chilienne éclate en une rurbanisation « mosaïque », sans structure autre que celle du réseau routier. Entre les lotissements subsistent des parcelles rurales résiduelles et parfois de l’habitat rural traditionnel.
Ce mouvement vers le rurbain [1] n’aurait pas pris cette ampleur sans les investissements du secteur bancaire, en particulier par des fonds de pension, finançant les promoteurs immobiliers. Cattaneo Pineda (2011 et 2012) parle de « financiarisation » de la filière du logement qui trouverait son origine en 1981 dans la réforme des systèmes de retraites, qui a poussé les fonds de pension vers des placements-investissements immobiliers. L’auteur évoque une hausse du chiffre d’affaires du secteur du logement de 150 % entre 2004 et 2007. On retrouve ici la conjonction des acteurs financiers, immobiliers et institutionnels, bien analysée par Christian Topalov (1984), qui permet aux promoteurs de développer des programmes de dimensions de plus en plus grandes. Tout espace foncier périphérique devient urbanisable pour le profit des spéculateurs.
Cette rurbanisation peut aller très loin, jusqu’à 30 km du centre à Santiago, là où les terrains sont à bas prix et les maisons plus petites (60 à 64 m²). Elle se présente en forme d’étoile à Santiago et est linéaire à Valparaíso et Concepción en raison des contraintes de la côte et des axes de transport.
Source : A. Bailly et A. Salazar. Cartographie : V. Francisco González – projet Fondecyt n° 1100999 (2010).
Le modèle semble lié à l’accessibilité automobile (distance–temps). Proche des modèles de l’écologie urbaine de Burgess et de Hoyt, par cette recherche de l’accessibilité périphérie–centre et de la symbolique sociale du pavillon, cette rurbanisation se caractérise dans chaque lotissement (cf. figure 1) par l’homogénéité des bâtiments pour des questions d’industrialisation des modes de construction (structures préfabriquées légères en bois sur socle en béton pour résister aux tremblements de terre). L’habitat est répétitif, ennuyeux, parfois laid ou « kitsch », les voiries sans charme, fermées sur l’extérieur pour conférer un sentiment de sécurité. Les « gated communities » deviennent un modèle récurrent par crainte des cambriolages (Hidalgo et al. 2009). Des centres commerciaux et d’éducation privés apparaissent dans les espaces vides proches des échangeurs routiers pour répondre à la demande des classes moyennes, qui suivent le mode de vie des classes plus aisées. Tous les services sont privés, les municipalités n’ayant plus de contrôle sur cette rurbanisation.
© Alejandro Salazar
L’attrait des « ríos » à Santiago
S’il est plus aisé d’urbaniser en lotissements sur les parcelles rurales, en particulier de vignobles, l’attrait de la nature le long des « ríos » (vallées) génère un autre mouvement d’extension linéaire : pas de grands lotissements, mais un mitage progressif des versants des Andes par des pavillons destinés à des classes plus aisées. Cette rurbanisation se produit autour des lieux centraux de commerces traditionnels auxquels s’ajoutent de nouveaux services pour la population aisée (écoles, centres commerciaux, cliniques privées…). Une transformation sociale est à l’œuvre, peu contrôlée, sans création de véritables moyens de transports collectifs vers les zones d’emplois. Outre les risques majeurs de dégradations environnementales du piémont andin, ceux de la saturation des réseaux de transport sont évidents.
A. Agglomération de Valparaíso et son système de villes associées.
B. Agglomération de Santiago et ses périphéries proches. On peut remarquer la proximité des agglomérations de Santiago et de Valparaíso.
C. Agglomération de Concepción et les villes associées au modèle urbain côtier linéaire.
Source : A. Bailly et A. Salazar. Cartographie : V. Francisco Gonzalez – projet Fondecyt n° 1100999 (2010).
Et pour l’avenir ?
Tant que le contexte et les conditions économiques se maintiendront (pouvoir d’achat en hausse, crédits hypothécaires bon marché, symbolique sociale de l’habitat, accessibilité automobile), le modèle libéral pourra perdurer et produire de nouveaux lotissements de plus en plus fermés pour cause de sécurité.
Dans son analyse sur la morphologie des villes, Horacio Capel (2013) montre clairement le rôle du capital financier et du crédit dans l’économie de la construction en Espagne ; le même modèle s’applique au Chili, avec les acteurs bancaires, immobiliers et les architectes-aménageurs, tous issus de la grande bourgeoisie chilienne. Mais au Chili, il n’y a pas eu de crise immobilière dans les années 2000, la demande en logements étant soutenue et l’offre se poursuivant, appuyée à la fois par le secteur financier et le secteur public qui facilite le déclassement des terrains et allège les normes de construction, en particulier parce que les gouvernements successifs souhaitent maintenir l’emploi dans le secteur de la construction. Cette conjonction d’intérêts semble montrer que le processus de rurbanisation pourrait bien se poursuivre de manière non contrôlée.
Cependant, le modèle est fragile, tout d’abord car il ne tient pas compte de la qualité environnementale et de l’agriculture, ensuite car il repose sur l’accessibilité routière. Or, avec la hausse de la motorisation, les coûts et temps de déplacement vont s’accroître. La population rurbaine risque de rencontrer les seuils de contraintes dénoncés par le modèle d’Alonso dans son ouvrage Location and Land Use (1964). Au moment où les coûts de transport dépassent les avantages des prix du foncier, mieux vaut se rapprocher des lieux d’emplois centraux, les dépenses pour les trajets devenant insupportables. C’est ce que font nombre de jeunes adultes qui retrouvent dans les habitats anciens de la ville conviviale. Mais cela n’est encore qu’une exception.
En résulte actuellement une multiplication de lotissements isolés, où les habitants les plus aisés doivent posséder une ou deux voitures pour aller au travail, faire leurs achats ou pratiquer leurs loisirs. Cette rurbanisation éclatée accentue la pression du transport individuel, qui non seulement coûte cher aux résidents, mais accroît la pollution atmosphérique, qui, selon l’Organisation mondial de la santé (OMS), devient un risque majeur pour la santé publique. Seul avantage, l’effet « barbecue » qui pousse les familles à rester chez elles en fin de semaine pour les loisirs (Bailly et Bourdeau-Lepage 2011). Avec ces lotissements de niveaux sociaux différents apparaît une véritable ségrégation urbaine : chaque lotissement est socialement marqué, créant un nouvel « apartheid » urbain.
Face à ce mouvement centrifuge, l’accessibilité par les transports en commun est peu prise en considération, en dehors des lignes des bus privées (Transantiago et Metro) et l’excellent réseau de métro qui, à Santiago, dessert le suburbain, avec deux nouvelles lignes planifiées, mais sans aller dans le rurbain, accessible seulement par les routes et autoroutes (dont la plupart sont payantes). Le sud de Concepción (vers Coronel) fait exception et pourrait constituer un exemple possible de planification avec l’amélioration de la voie ferrée et de ses petites gares proches des lotissements. Une ville linéaire apparaît jusqu’à 10 km au sud du centre-ville. Il peut en être de même à Valparaíso avec la pénétrante intérieure par voie ferrée, qui permet la croissance des villes à l’est du centre jusqu’à 25 km comme Quillota, Villa Alemana et Limache.
Outre les difficultés d’accès, la question de la dégradation environnementale est aussi posée : utilisation de bonnes terres agricoles, pompage des nappes phréatiques, non-respect des écosystèmes, absence de réseaux d’égouts, peu de parcs de loisirs ou suburbains, pas de couloirs de verdure, peu de chemins ou de pistes cyclables… La ville mosaïque faite de lotissements reflète les intérêts économiques du court terme et la logique du profit immédiat. Il n’est donc pas possible de parler d’un modèle durable, mais d’une réponse à court terme à une logique d’urbanisation libérale.
Vers une gouvernance métropolitaine ?
Même dans un pays libéral, des mesures d’encadrement du développement métropolitain s’imposent dans les centres-villes, mais plus encore dans les espaces périphériques en mutation rapide. Dans ce cadre, trois types de mesures doivent être développées : tout d’abord par une vision urbanistique globale du devenir urbain ; puis par une structuration de l’espace par les transports en commun anciens et nouveaux ; enfin par une nouvelle gouvernance des périphéries intégrée à la gestion métropolitaine (Bailly et Bourdeau-Lepage 2011 ; Bailly 2009 ; Salazar 2008).
Ces mesures doivent être envisagées aux échelles métropolitaines, et non aux échelles communales qui se livrent à une concurrence pour attirer de nouvelles populations sans se soucier de celles des communes voisines. La gouvernance métropolitaine est aussi la seule qui puisse promouvoir le développement de réseaux de type interurbain indispensables à toute métropole, pour faciliter les déplacements, mais aussi pour organiser l’ensemble des services à la population.
Les initiatives en matière de transport (comme le Merval, le Metrotrén ou le Biotrén), peuvent constituer les fondements des réseaux régionaux du futur. Des solutions simples, à condition que le pouvoir politique prépare les conditions réglementaires en y intégrant la concertation avec les populations locales et les acteurs de la vie communale ; de nouvelles démarches difficiles à faire accepter aux décideurs financiers, immobiliers et politiques.
Bibliographie
- Alonso, W. 1964. Location and Use, Cambridge (Massachusetts) : Harvard University Press.
- Bailly, A. 2009. « Pour un développement rurbain durable », Revue d’économie régionale et urbaine, n° 2, p. 231‑238.
- Bailly, A. et Bourdeau-Lepage, L. 2011. « Concilier désir de nature et préservation de l’environnement : vers une urbanisation durable en France », Géographie, économie, société, vol. 13, n° 1, p. 27‑43.
- Capel, H. 2013. La morfología de las ciuades. Tomo III : Agentes urbanos y mercado inmobiliario, Barcelone : Ediciones del Serbal.
- Cattaneo Pineda, R. 2011. « Los fondos de inversión inmobiliaria y la producción privada de vivienda en Santiago de Chile : ¿Un nuevo paso hacia la financiarización de la ciudad ? », EURE, vol. 37, n° 112, p. 5‑22.
- Cattaneo Pineda, R. 2012. La Fabrique de la ville : promoteurs immobiliers et financiarisation de la filière du logement à Santiago du Chili, thèse de doctorat de géographie, université Paris‑8 Vincennes Saint-Denis.
- Hidalgo, R., Borsdof, A. et Plaza, F. 2009. « Parcelas de agrado alrededor de Santiago y Valparaíso. ¿Migración por amenidad a la chilena ? », Revista de Geografía Norte Grande, no 44, p. 93‑112.
- Salazar, A. 2008, « Ciudad, poder y gobernanza », in Yañez, G., Orellana, A., Figueroa, O. et Arenas, F. (dir.), Los espacios rurales periurbanos en la futura gestión metropolitana, Santiago du Chili : EURE Libros y GEOlibros, Instituto de Estudios Urbano y Territoriales, Instituto de Geografia, Pontificia Universidad Católica de Chile, p. 201‑215.
- Salazar, A. et Osses, P. 2008. « La ruralidad en la Región Metropolitana de Santiago de Chile (2002) : determinación y relación con los grupos socio-profesionales », Scripta Nova, vol. XII, n° 270 (112).
- Topalov, C. 1984. Le Profit, la rente et la ville : éléments de théorie, Paris : Economica.