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Débats

Les communes périurbaines face à la métropole : sécession ou intégration fonctionnelle ?

Dans le prolongement d’un débat récent, Éric Charmes rappelle que la tendance de certains villages proches des métropoles à se transformer en « clubs résidentiels » ne peut être assimilée à une tentation sécessionniste. Pour assurer la solidarité territoriale, l’enjeu consisterait à travailler à partir des liens fonctionnels et politiques qui existent entre ces « clubs » et la métropole dont ils dépendent.

Les discours sur le périurbain changent rapidement et Métropolitiques contribue largement à cette évolution. Ainsi, l’idée que les périurbains seraient, plus que leurs homologues des centres-villes, égoïstes, repliés sur l’entre-soi, voire sécessionnistes, tend à s’estomper au profit de l’idée qu’ils sont des urbains presque comme les autres (Girard 2012 ; Dodier 2012 ; Berger 2013). Les uns et les autres sont porteurs de valeurs politiques et éthiques qu’il est difficile de distinguer. Pourtant, les territoires périurbains continuent à se distinguer par les politiques qui y sont menées. Celles-ci sont, en effet, fréquemment orientées par des préoccupations exclusivistes, selon une logique que nous avons proposé de qualifier de « clubbisation ». Ce constat peut sembler contredire l’idée que les périurbains ne sont pas particulièrement tentés par la sécession (Lévy 2013) ; cette contradiction n’est qu’apparente. D’abord, le choix de résider dans un club résidentiel n’est pas nécessairement l’expression d’un rejet de l’altérité ou d’un refus de solidarité. Ensuite, loin de devoir être opposées, clubbisation et intégration fonctionnelle sont deux faces d’un même processus. De ce point de vue, pour promouvoir la justice socio-spatiale, il faut sans doute moins lutter contre la clubbisation que déterminer comment faire avec elle.

Des communes périurbaines qui fonctionnent comme des clubs résidentiels ?

Il n’est évidemment pas neutre de qualifier de « clubbisation » les dynamiques sociales et politiques qui affectent aujourd’hui les territoires périurbains. Le terme « club » renvoie à l’exclusivisme, à la sélection sociale. Et nos travaux suggèrent que si les grands ensembles pavillonnaires privés et leurs variantes que sont les gated communities se sont peu développés en France, c’est en partie parce que beaucoup des communes périurbaines répondent déjà fort bien aux attentes des ménages en matière de contrôle de l’environnement social et du cadre de vie. En tout état de cause, en parlant de clubbisation, nous proposons de rapprocher, au moins en termes conceptuels, certaines communes périurbaines des copropriétés pavillonnaires (Charmes 2011). Les ensembles pavillonnaires privés peuvent, en effet, être considérés comme des clubs résidentiels, caractérisés notamment par des formes d’exclusivisme réservant à leurs seuls habitants la jouissance d’un certain nombre de services et d’équipements (Webster 2003). De même, les communes périurbaines peuvent avoir un fonctionnement proche du club résidentiel, notamment lorsqu’elles comptent moins de 2 000 habitants (ce qui est le cas de 90 % d’entre elles) et lorsque leur urbanisation s’est stabilisée (ce qui est généralement le cas dans les couronnes périurbaines les plus anciennes et les plus proches des agglomérations).

Dans la littérature sur les gated communities et les ensembles pavillonnaires privés, ceux-ci sont très majoritairement considérés comme les ferments de la sécession socio-spatiale. En s’enfermant dans des enclaves dominées par l’entre-soi et en gérant privativement – et pour leur seul bénéfice – divers services et équipements, leurs habitants apparaissent désireux de se mettre à l’écart du reste de la société. Ils semblent exprimer des valeurs anti-urbaines, rejeter l’altérité et refuser l’expérience quotidienne de la différence (Atkinson et Flint 2004 ; Low et Smith 2006). Dans cette perspective, on peut estimer que la transformation des communes rurales en clubs résidentiels est l’expression d’une dynamique sécessionniste. Jacques Lévy voit ainsi dans la clubbisation une manifestation de la volonté des périurbains de se tenir politiquement à l’écart de ceux qui leur sont différents (Lévy 2013). Cette interprétation est peut-être pertinente pour certains ménages et dans certains contextes, mais sa validité est limitée. Pourquoi ?

Le club résidentiel n’est pas l’horizon de la vie quotidienne

Le problème vient de ce que la perspective dominante sur le sujet s’appuie sur une conceptualisation du lien social quelque peu obsolète, où les effets des mobilités quotidiennes et résidentielles sont mal pris en compte. Les critiques font généralement comme si le quartier de résidence constituait l’intégralité de l’espace de vie des personnes, comme si les habitants d’un club résidentiel formaient une communauté autonome. Or c’est très loin d’être le cas : le club résidentiel périurbain n’est pas la ville et résider dans un tel club n’est pas se mettre à l’écart de la ville. Bien au contraire. Par définition, les habitants des communes périurbaines travaillent pour une large part (au moins 40 %) hors des limites de leur commune ; dans les faits, pour les petites communes résidentielles (les plus concernées par la clubbisation), c’est la quasi-totalité de la population active qui traverse chaque jour les limites communales. Plus généralement, beaucoup de périurbains passent l’essentiel de leur vie éveillée hors de leur commune de résidence. De telles pratiques spatiales renvoient à une dépendance fonctionnelle à l’égard de la ville qui ne peut pas être comprise en termes de sécession. Dire que l’on fait sécession, en effet, c’est dire que l’on se met en retrait de la société (Donzelot 1999). Or s’il y a une forme de repli sur l’entre-soi, ce repli est temporaire et limité à l’espace domestique.

On peut, bien sûr, s’inquiéter des conséquences éthiques d’un tel repli. Le succès du Front national dans certains territoires périurbains nourrit ces craintes (Lévy 2013). Pourtant, les enquêtes empiriques montrent que la conscience politique et l’éthique des périurbains ne se distinguent guère de celles des urbains. Dans une recherche collective en cours, nous avons pu montrer qu’habiter un club résidentiel, même socialement très exclusif, est loin d’entraîner des représentations du monde, des rapports à l’altérité ou des positionnements politiques spécifiques (Charmes, Launay et Vermeersch 2013). Dans une commune de cadres supérieurs telle que Châteaufort dans les Yvelines, qui avec ses 1 400 habitants est sans doute l’une des manifestations les plus abouties de la clubbisation, beaucoup d’habitants font plus fréquemment l’expérience de la diversité de la société française et de l’altérité que leurs homologues (en termes de revenus) du 9e arrondissement de Paris. Alors que beaucoup de Castelfortains prennent le RER et fréquentent les centres commerciaux de périphérie, nombre des habitants du 9e fréquentent essentiellement les commerces haut de gamme de leur quartier. Par ailleurs, non seulement les habitants de Châteaufort ne se montrent pas particulièrement fermés sur les questions sociales, mais le Front national y fait des scores très bas : 6,8 % au premier tour de l’élection présidentielle de 2012. En somme, il est possible d’habiter une commune très « clubbisée » tout en ayant des valeurs éthiques et politiques semblables à celles des habitants d’un quartier du centre de Paris.

Dépasser les égoïsmes locaux

Pour autant, la clubbisation et, plus précisément, les formes de gouvernement des territoires périurbains mettent à l’épreuve le lien social et l’intégration politique à l’échelle des métropoles. Par exemple, le malthusianisme foncier et immobilier fréquemment mis en œuvre dans les règlements d’urbanisme pour préserver le cadre de vie est une forme d’égoïsme. Ce malthusianisme constitue un obstacle important pour la planification des métropoles ou pour la production de logements. De même, les ressources fiscales des villes moyennes et des banlieues des grandes villes souffrent de la concurrence des communes périurbaines qui attirent les classes moyennes.

Il nous semble, cependant, que ce n’est pas en stigmatisant un supposé sécessionnisme que l’on résoudra ces problèmes. Mettre en avant le sécessionnisme, c’est raisonner comme si la métropole s’opposait au club résidentiel ; c’est dire aux périurbains qu’il n’est pas légitime d’opposer la défense de leur cadre de vie aux projets métropolitains. Avec de tels arguments, on peut être certain de susciter des réactions d’opposition franche. Tel est, par exemple, le cas à Châteaufort : les habitants se sentent mis en accusation par les porteurs des grands projets urbains du plateau de Saclay, ce qui suscite en eux une attitude défensive – attitude qui vient en retour renforcer les discours de ceux qui stigmatisent l’égoïsme des périurbains.

Pour sortir de ce cercle vicieux, il faudrait raisonner autrement. Selon la célèbre typologie d’Albert Hirschman (1970), il y a trois types de comportements politiques possibles lorsqu’on est confronté à une réalité déplaisante : sortir de la scène, prendre la parole ou accepter la situation. Nos travaux montrent que lorsqu’une commune périurbaine s’oppose à des projets d’intérêt métropolitain, ses habitants cherchent moins à sortir de la scène qu’à prendre la parole. On gagnerait beaucoup à prendre au sérieux cette prise de parole, plutôt qu’à chercher à la disqualifier moralement (Ion 2012). La question ne serait alors plus de savoir si le club résidentiel fait ou non sécession d’avec la métropole, mais de voir comment il peut trouver sa place à l’intérieur de la métropole en tant que composante de cette dernière. Une commune peuplée de cadres et centrée sur la fonction résidentielle et la vie familiale ne peut vivre en autarcie : elle dépend d’un pôle urbain où se concentrent les emplois les plus qualifiés ; d’un bourg proche pour les achats, les services et les équipements de la vie quotidienne ; de banlieues populaires où loge la main d’œuvre de la métropole, etc.

Nous rejoignons ici certaines analyses d’Iris M. Young (2000) sur la manière de surmonter les problèmes soulevés par la fragmentation des métropoles étasuniennes en de nombreuses municipalités. Pour la philosophe, le problème est moins de mettre en cause l’existence de ce que nous appelons des clubs résidentiels que de mettre en débat à l’échelle des métropoles les conséquences de l’entre-soi et des politiques municipales centrées sur des intérêts très localisés. Dans cette perspective, les embouteillages ont plus d’importance que les qualités du peuplement des quartiers pavillonnaires. Nos enquêtes dans la périphérie ouest de Lyon montrent, en effet, que les problèmes de circulation mettent à l’épreuve le lien entre les communes résidentielles et leur environnement (Charmes 2011). De même, les habitants des communes périurbaines les mieux localisées sont nombreux à prendre conscience des effets systémiques du malthusianisme qu’ils réclament à leurs élus municipaux lorsqu’ils constatent les difficultés rencontrées par leurs enfants ou les personnels municipaux pour se loger. Cette prise de conscience contribue largement à l’évolution des esprits sur le logement social. Les constructions de logements sociaux qui en résultent sont certes modestes et souvent centrées sur les jeunes couples issus de la commune, les personnels communaux et les personnes âgées, mais elles existent [1].

De la solidarité mécanique à la solidarité organique ?

Pour théoriser ce propos, il est stimulant de reprendre le raisonnement d’Émile Durkheim (1967) lorsqu’il a proposé de rendre compte des changements sociaux introduits par l’urbanisation sur la « solidarité » (prise ici au sens de relations d’interdépendance et non d’engagement moral). Dans les sociétés rurales paysannes, les relations entre communes étaient plutôt « mécaniques », chaque village se différenciant peu de ces voisins et étant pris dans un système de dépendance hiérarchique allant du canton à l’État en passant par le département. Dans les métropoles contemporaines, avec l’éclatement spatial des territoires de la vie quotidienne et avec la spécialisation fonctionnelle de certains espaces, les communes entrent dans des relations de solidarité plutôt « organiques ». Autrement dit, la clubbisation est associée à la fois à une différenciation des communes périurbaines et à une intégration de ces communes à un organisme plus large (la métropole). Dans cette perspective, la clubbisation met moins en cause la solidarité entre territoires qu’elle ne la recompose. L’enjeu serait alors, dans un premier temps, la prise de conscience des liens de dépendance entre communes introduits par la périurbanisation, pour, dans un deuxième temps, aboutir à la mise en place de cadres institutionnels permettant de travailler politiquement sur ces liens.

Résumons-nous. On peut, bien sûr, regretter que des citadins, et particulièrement les plus aisés d’entre eux, souhaitent vivre dans des clubs résidentiels. Et il faut s’inquiéter des conséquences de la ségrégation socio-spatiale qui accompagne cette évolution, notamment pour l’éducation des enfants. Mais il nous semble qu’on ne traitera pas ces problèmes en cherchant à lutter contre la clubbisation. On n’y parviendra probablement pas non plus en la stigmatisant moralement et en en faisant l’expression d’un égoïsme ou d’une tentation sécessionniste. Les problèmes politiques et moraux soulevés par l’individualisme des citadins n’ont pas été traités en remettant en cause l’individualisation elle-même, mais en travaillant la conscience collective et ce qui fonde le sentiment de solidarité (toujours au sens de sentiment d’interdépendance). Dans les métropoles, les bases pour construire ce sentiment existent. Comme nous l’avons constaté dans diverses enquêtes, ceux qui sont réticents face à la construction de logements sociaux près de chez eux contestent rarement la nécessité d’un effort national financé avec leurs impôts (Charmes 2005). Les principes nécessaires à la mise en œuvre de politiques favorables au logement social sont acceptés. Ainsi, plutôt que d’engager la bataille sur le terrain des valeurs morales, il faudrait créer l’espace d’un débat sur les conditions de mise en œuvre de politiques de solidarité.

En tout état de cause, l’habitant du périurbain, lorsqu’il réside dans une commune clubbisée, devrait moins voir mise en cause l’existence même de son « village » qu’il ne devrait être incité à prendre conscience du fait qu’il habite un club résidentiel – et que ce club ne peut exister en tant que tel que comme composante d’un ensemble qui est une métropole. Cela donne des devoirs, y compris celui d’accepter certaines transformations de son environnement résidentiel. Et si les incitations ne s’avèrent pas suffisantes – par exemple, pour assurer des redistributions financières –, l’État ou des collectivités telles que les régions ou les départements devront intervenir en tant que garants de la solidarité entre territoires.

Bibliographie

  • Atkinson, R. et Flint, J. 2004. « Fortress UK ? Gated communities, the spatial revolt of the elites and time-space trajectories of segregation », Housing Studies, vol. 19, n° 6, p. 875‑892.
  • Berger, M. 2013. « Entre mobilités et ancrages : faire territoire dans le périurbain », Métropolitiques, 11 janvier.
  • Charmes, É. 2005. La Vie périurbaine face à la menace des gated communities, Paris : L’Harmattan.
  • Charmes, É. 2011. La Ville émiettée. Essai sur la clubbisation de la vie urbaine, Paris : Presses universitaires de France.
  • Charmes, É., Launay, L. et Vermeersch, S. 2013. « Le périurbain, France du repli ? », La Vie des idées, 28 mai.
  • Dodier, R. (avec la collaboration de Cailly, L., Gasnier, A. et Madoré, F.). 2012. Habiter les espaces périurbains, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Donzelot, J. 1999. « La nouvelle question urbaine », Esprit, n° 258, p. 87‑114.
  • Durkheim, É. 1967. De la division du travail social, Paris : Presses universitaires de France.
  • Girard, V. 2011. « Où va le périurbain ? Clubbisation ou dynamiques sociales différenciées ? », Métropolitiques, 18 juillet.
  • Girard, V. 2012. « Les votes à droite en périurbain : “frustrations sociales” des ménages modestes ou recompositions des classes populaires ? », Métropolitiques, 30 avril.
  • Hirschman, A. 1970. Exit, Voice, and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridge (Massachusetts) : Harvard University Press.
  • Ion, J. 2012. S’engager dans une société d’individus, Paris : Armand Colin.
  • Lévy, J. 1994. L’Espace légitime, Paris : Presses de Sciences Po.
  • Lévy, J. 2013. « Liens faibles, choix forts : les urbains et l’urbanité », La Vie des idées, 29 mai.
  • Low, S. et Smith, N. (dir.). 2006. The Politics of Public Space, New York : Routledge.
  • McKenzie, E. 1994. Privatopia. Homeowner Associations and the Rise of Residential Private Government, New Haven et Londres : Yale University Press.
  • Webster, C. J. 2003. « The Nature of the Neighbourhood », Urban Studies, vol. 40, n° 13, p. 2591‑2612.
  • Young, I. M. 2000. Inclusion and Democracy, Oxford : Oxford University Press.

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Pour citer cet article :

Éric Charmes, « Les communes périurbaines face à la métropole : sécession ou intégration fonctionnelle ? », Métropolitiques, 1er juillet 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Les-communes-periurbaines-face-a.html

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