En 1859, Georges-Eugène Haussmann convia les habitants de Paris, des dix-sept communes qui devaient être remodelées et des onze communes qui devaient être supprimées, à donner officiellement leurs avis sur « le mode et les conditions » de son projet d’extension des limites de la capitale. D’aucuns, certes très peu nombreux, se rendirent alors entre le 13 et le 27 février à leur maire pour, comme il était convenu, faire inscrire, « sous la direction et la surveillance d’un commissaire-enquêteur, [leurs] observations et réclamations » individuelles dans un registre ad hoc ou pour faire annexer au registre des dires individuels et collectifs écrits à l’avance sur papier libre [1]. « Montrant l’extension des limites de Paris sous un jour qui n’est ni celui sous lequel l’ont montré les autorités, ni celui donné à leur suite par l’historiographie, ces écrits sont susceptibles d’alimenter d’autres histoires mais questionnent aussi notre époque », lit-on dans Faire le Grand Paris (p. 151), l’un des trois ouvrages publiés par le comité d’histoire de la Ville de Paris, à l’occasion du cent-cinquantenaire de l’extension haussmannienne du territoire de la capitale [2]. Extraite de sa longue introduction à l’édition d’une sélection de 339 réponses individuelles et collectives à la consultation publique de février 1859, l’affirmation témoigne de deux dimensions principales du livre de Nathalie Montel : de sa confiance dans la richesse et la portée heuristique des sources publiées, mais également de l’ambition scientifique de sa présentation.
Les ambiguïtés d’une consultation publique
Nathalie Montel interroge effectivement l’actualité géopolitique des Franciliens. Et cela moins par une critique des projets actuels concernant le Grand Paris – toutefois suggérée dans les lignes conclusives de son texte, où elle rapproche les modalités actuelles de consultation des habitants de celles de la « démocratie césarienne » de Napoléon III (p. 154) – que par son travail novateur d’historicisation des enquêtes publiques en matière de redéfinition du territoire métropolitain. En mettant constamment en rapport les enjeux et les formes concrètes prises par la procédure consultative, elle propose une interprétation stimulante de ce qu’enquêter veut dire en 1859, et donc des biais des sources éditées par ses soins.
Cette consultation publique constituait d’abord une stratégie pour cantonner « les modalités de la protestation [contre l’extension des limites parisiennes] à des formes pacifiques » (p. 116). L’inscription de l’enquête dans son contexte dialogique montre qu’elle permettait aux autorités de faire « sortir le débat de la sphère médiatique où il avait pris place […] pour le confiner dans l’univers administratif et législatif » (p. 134). Surtout, aux yeux de Nathalie Montel, cet encadrement du débat provoquerait une définition étatique de l’espace public et du politique dans laquelle les déposants demeuraient prisonniers malgré eux : « ils adoptent le grand partage implicite qui veut que les autorités soient seules habilitées à dire l’intérêt général, et à en discuter les fondements, les particuliers ne pouvant faire état que d’intérêts privés que l’enquête est précisément destinée à recueillir » (p. 116). On peut néanmoins se demander s’il n’y a pas ici une surestimation de l’efficacité « pacificatrice » de la procédure, qui aurait pu être contournée par ceux à qui elle se destinait. Haussmann lui-même prit conscience de ce danger de débordement, lorsqu’il reprocha aux notabilités de La Villette d’avoir pris le risque de faire participer à l’enquête les ouvriers locaux.
Ces considérations sur l’officialisation du débat sur les contours de la capitale possèdent le grand mérite de préserver contre une interprétation naïve des dires des déposants. Nathalie Montel insiste davantage qu’elle ne l’avait fait auparavant [3] sur les contraintes qui s’exercent sur les discours enregistrés par l’enquête, qui ne peuvent être lus comme « la simple expression d’avis élaborés de manière autonome ou totalement libre » (p. 118). Non seulement parce qu’ils résultent de conditions d’interactions spécifiques avec les enquêteurs, majoritairement acquis au projet haussmannien, mais aussi car ils sont souvent le fruit d’une organisation ou d’un encadrement social préalables. C’est notamment le cas des ouvriers des usines villettoises, qui s’expriment sous la pression de leurs patrons et des contremaîtres qui organisent les pétitions, des marchands de vins de Bercy, qui déposent individuellement leurs réclamations à la suite d’une réunion de concertation, ou encore des habitants de l’ancien 9e arrondissement [4], qui se mobilisent vraisemblablement à la demande de leur maire. Or, ce rôle de certaines figures sociales et des logiques de lobbying explique en partie aussi bien la disparité spatiale de l’enregistrement des dépositions que la géographie de la contestation, toutes deux clairement cartographiées dans un magnifique cahier central.
Faiblesse de la contestation et silence des groupes populaires
Outre cette prise en considération des effets des conditions de l’enquête publique, l’autre grand apport du travail de Nathalie Montel est de donner, dans la continuité de son premier article sur la question [5], une vision non téléologique de l’incorporation à Paris de l’espace se situant entre le mur des Fermiers généraux et l’enceinte de Thiers. Elle prévient les historiens contre l’usage non réfléchi des publications officielles censées reproduire les résultats de l’enquête et insiste justement sur ce qu’elles taisent : la diversité des contestations qui fait de cette décision une mesure non consensuelle.
Les avis des habitants n’avaient certes pas été exploités à la hauteur de leur richesse. Ils donnent, cependant, à voir un panorama contestataire pas si différent de celui jusqu’ici dessiné par l’historiographie. Car, ce qu’ils illustrent avant tout, c’est une assez faible mobilisation contre la mesure préfectorale et une concentration spatiale et sociale de la contestation. Résultant de la diversité des espaces socio-économiques concernés par l’annexion, l’opposition se manifeste explicitement dans les zones commercialo- ou industrialo-portuaires de Bercy et de La Villette, qui seront les plus touchées par les nouveaux impôts indirects, dans la zone de servitudes militaires qui entoure les fortifications, ou encore chez certaines professions comme les raffineurs, les marchands de vins ou les notaires. Donc chez ceux qui avaient déjà commencé le travail de lobbying avant l’enquête, qui le poursuivront après et qui, par conséquent, ont laissé des écrits déjà exploités par l’historiographie.
C’est donc avant tout le silence, notamment des groupes populaires qui, paradoxalement, ressort de ce corpus documentaire. C’est la lutte pour l’imposition d’une interprétation dominante de ce silence qui nous semble fondamentale. À une interprétation officielle dont elle exagère toutefois un peu le trait, Nathalie Montel oppose la manipulation de ce silence par les autorités, pour qui « si le peuple s’est abstenu, c’est qu’il a bien compris que son bien-être n’est pas menacé, et son silence est à la fois et le signe de la conviction et la preuve de sa foi profonde dans le Gouvernement de l’Empereur » [6]. Citant un conseiller municipal des Batignolles-Monceaux [7], elle attribue de manière convaincante ce silence à une adaptation intelligente au contexte politico-administratif de la consultation ; elle nous convainc un peu moins, en revanche, lorsqu’elle suggère qu’il résulte d’une absence de culture de l’écrit chez les classes populaires, puisque nous savons que ces dernières n’hésitaient pas à construire des « barricades de papiers » pour exprimer leurs opinions [8]. Surtout, aucune des deux interprétations ne considère l’hypothèse d’une certaine indifférence à l’égard de ce débat due aux profils sociaux et aux identités spatiales des habitants des communes concernées par l’annexion. Ne pourrait-on pas imputer la relative faiblesse des revendications identitaires défensives chez les habitants des communes de la « petite banlieue » à la possible cohabitation chez eux d’une double identité spatiale, par exemple les Montmartrois pouvant également se sentir parisiens ?
Mais nous touchons là à un dernier point crucial de l’interprétation de l’annexion des communes suburbaines : sa mise en relation avec l’histoire sociale et politique de la métropole. Nathalie Montel revendique, d’ailleurs, le fait que « la réforme […] appartient ainsi non pas seulement à l’histoire de l’agglomération parisienne, mais aussi à l’histoire sociale et politique du Second Empire » (p. 150). Elle explique ainsi, dans la continuité des analyses financières de Jules Ferry et politiques de Jeanne Gaillard sur les travaux haussmanniens [9], que la réforme vise, par l’extension des limites de l’octroi et ses effets sur les prix du foncier et des matières premières, à accroître les ressources fiscales pour financer la politique urbaine du préfet, d’une part, et à exclure les populations les plus pauvres des nouveaux arrondissements pour contrôler ces marges urbaines qui font si peur au pouvoir et à la bourgeoisie depuis l’insurrection de juin 1848, d’autre part – « journées », ajoutons au passage, qui transforment les barrières du mur des Fermiers généraux en un enjeu militaire de taille. Cependant, en raison de la faible attention portée par l’histoire urbaine et sociale à ces espaces périphériques depuis le travail de Gérard Jacquemet sur Belleville [10], cette interprétation a tendance à simplifier la complexité des dynamiques des espaces sociaux métropolitains et à surévaluer les effets des décisions politiques et fiscales. Car il semblerait bien que certaines industries n’aient pas attendu 1860 pour s’installer au-delà du mur des fortifications, qu’on retrouvait des quartiers populaires des deux côtés du mur des Fermiers généraux avant l’annexion, qu’ils ne disparaissent pas des arrondissements périphériques après l’annexion, et que les lieux de loisirs populaires y restent aussi très présents. En tout cas, une connaissance plus fine des évolutions sur la moyenne durée du prix du foncier et des mobilités résidentielles et professionnelles permettrait sans doute de mettre davantage en perspective cette extension des limites de Paris et de mieux mesurer son impact sur la configuration des espaces socio-économiques parisiens.
Le texte de Nathalie Montel est en définitive d’un grand intérêt pour les historiens de l’urbain et de l’État, d’autant qu’il leur ouvre de nouvelles perspectives de recherche dans le domaine des enquêtes publiques et des dynamiques sociales de la métropole parisienne. Les spécialistes de l’extension urbaine de Paris, des différents espaces concernés par l’annexion ou des milieux sociaux les plus loquaces lors de cette consultation publique trouveront de riches informations dans ces sources. Il a enfin le mérite de répondre à une demande sociale sur le Grand Paris. Sauf que, avec Nathalie Montel, il faut espérer que les Franciliens participeront davantage aux prises de décision en matière d’aménagement que les habitants de la métropole haussmannienne.