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L’architecture et la modernité selon Adolf Loos

L’envers et l’endroit du pouvoir

Dans un ouvrage consacré à la vie et à l’œuvre d’Adolf Loos (1870-1933), Can Onaner dévoile la puissance critique de l’« humour masochiste » de l’architecte viennois, qui scrute de manière décalée les rapports entre architecture et pouvoir.

Recensé : Can Onaner, Adolf Loos et l’humour masochiste. L’architecture du phantasme, Genève, MētisPresses, 2019, 240 p.

Modernité masochiste

Dans l’imaginaire collectif occidental, la figure de l’architecte moderne est inévitablement associée à un certain nombre de pathologies. On décèle d’ordinaire chez elle les symptômes propres au sociopathe – affichant une hauteur indifférente quant aux doléances des futurs usagers –, au maniaque – s’obsédant à propos du dimensionnement d’une trame ou de la mise en œuvre d’un détail insignifiant –, ou encore au sadique – jouissant secrètement de l’ascendant que ses réalisations lui confèrent sur des corps devenus dociles. La présente recension n’a pas pour objet de débattre du bien-fondé de l’un ou l’autre de ces diagnostics ; elle tentera plutôt d’exposer un manque flagrant, dans la littérature théorique et historique sur l’architecture et l’urbanisme, regardant l’analyse des liens complexes qui organisent les rapports entre architecture et pouvoir. Car si nombre d’ouvrages existants nous renseignent, en effet, sur les dérives potentiellement totalitaires de tout acte architectural [1], rares sont ceux qui expriment un nécessaire contrepoint à cette thèse. Adolf Loos et l’humour masochiste. L’architecture du phantasme appartient à cette seconde catégorie.

Les clichés psychologiques énoncés plus haut révèlent, de fait, un consensus bien établi quant à la position collectivement attribuée aux architectes modernes dans la dialectique du pouvoir : celle de la domination [2]. On notera, au passage, que si les discriminations de genre sont tout aussi présentes dans les ENSA (École nationale supérieure d’architecture), les agences d’architecture ou sur les chantiers que dans le reste du monde du travail, les femmes architectes n’échappent pour autant pas plus à la suspicion, sur ce point, que leurs collègues masculins.

Quoi qu’il en soit, on admettra volontiers que cette représentation du pouvoir de l’architecte n’est peut-être pas injustifiée ; mais son caractère consensuel interroge. À force de concevoir les statues de Ludwig Mies van der Rohe, du Corbusier, de Frank Lloyd Wright ou encore de Louis Kahn selon les modèles de démiurges inflexibles, on finit par occulter les incalculables manigances, reniements, infidélités ou trahisons idéologiques qui n’ont cessé de ponctuer – et peut-être de construire – leurs pratiques. Aujourd’hui encore (surtout ?), quiconque passerait ne serait-ce qu’une seule journée dans une agence d’architecture conviendrait d’un fait indéniable : s’il est un régime de pouvoir qui règle la pratique des architectes, c’est bien celui de la soumission. Soumission à un commanditaire, à l’évidence – mais aussi aux appareils juridique, politique, économique ou industriel, pour ne citer qu’eux. Qu’il s’agisse, respectivement, de choisir le modèle d’une poignée de porte, de déterminer l’emprise au sol d’une construction, de débattre du bien-fondé d’un programme, de batailler sur la rémunération d’une mission ou de défendre l’usage de matériaux de construction durables, c’est, chaque fois, faire expérience d’une même impuissance structurelle.

On pourra argumenter qu’il s’agit là d’une évolution purement contemporaine, et qu’elle constitue le propre de tout exercice professionnel dans une société néolibérale. Il est cependant possible de formuler une autre hypothèse, plus radicale : cette condition de soumission serait inhérente à la pratique même de l’architecture – à laquelle, par conséquent, les mythes du modernisme ne sauraient, eux non plus, échapper. En d’autres termes, il subsisterait un vaste champ encore inexploré dans l’histoire de l’architecture moderne, à savoir son analyse à travers le prisme du masochisme. C’est à cette entreprise enthousiasmante que s’attelle l’ouvrage de Can Onaner, examinant la vie et l’œuvre d’Adolf Loos (1870-1933), architecte viennois contemporain de Sigmund Freud, ami d’Oskar Kokoschka et Karl Kraus, et auteur du célèbre recueil Ornement et crime (1908).

Mécanique du renversement

Peut-être devrait-on dès à présent clarifier un point d’importance : « masochisme » n’est pas entendu ici comme diagnostic psychiatrique, mais comme concept esthétique. Il s’agit d’analyser une forme particulière de rapport au sensible – développée par Gilles Deleuze dans sa lecture de Sacher-Masoch – qui s’articule autour des notions de « fétiche » et de « suspens » (Deleuze 2007). Le choix de ces deux termes, au lieu de l’habituel duo douleur/humiliation, engage aisément la réflexion architecturale : le fétiche détermine une relation spécifique à l’objet, tandis que le suspens détermine une relation spécifique au temps. L’objet fétichisé recèle plusieurs sens : il ne cesse pas d’être ce qu’il est (une chaussure, par exemple) aux yeux du sujet masochiste, mais ce dernier n’en étend pas moins sa signification (une partie du corps de l’être désiré, si l’on poursuit l’exemple précédent). Il en va de même concernant le temps suspendu : il constitue à la fois le moment présent (celui de l’acte sexuel, par exemple), mais recèle également un ensemble de potentialités futures (dans ce cas, la poursuite ou l’interruption de l’acte). Ainsi, à l’objet fétichisé s’agrègent d’autres objets, à la temporalité suspendue se superposent d’autres temporalités [3]. En d’autres termes, le mécanisme propre au masochisme relève fondamentalement d’un renversement de rapports. Or, selon l’analyse qui est faite, dans cet ouvrage, du travail de Loos, ce processus substitutif recèle une formidable puissance créatrice ; c’est précisément là que réside le pouvoir latent des architectes.

Can Onaner définit ce système dynamique comme celui propre à l’humour masochiste. Il est un moyen de convertir une situation désespérée en opportunité fantastique, de faire d’un état d’impuissance le fondement d’une irrésistible énergie, ou encore de trouver un sens nouveau à ce qui semblait définitivement ne plus en accepter. Cette proposition éclaire l’analyse de l’œuvre et la pratique de Loos, à commencer par les principaux termes de sa réflexion sur l’architecture. Il est en est ainsi de la notion d’« ornement », que l’on entend généralement comme la critique d’un dispositif spatial superflu. Comment, dès lors, interpréter les riches intérieurs développés par l’architecte (figure 1), les intrigantes façades-visages de ses maisons individuelles (figure 2), le plafond lourdement décoré de l’American Bar, ou encore l’aberrante colonne dorique du Chicago Tribune (figure 3) ? Le renversement masochiste engage une tout autre lecture de ce terme : il ne s’agit plus d’un dispositif spatial, mais temporel. Les corniches en stuc des immeubles viennois ne sont pas ornementales, selon Loos, parce qu’elles sont dénuées d’aptitudes structurelles, mais bien parce que leur mode de production, et ce qu’elles symbolisent de conservatisme bourgeois, sont en complet anachronisme avec les véritables conditions techniques et sociales de son époque. Ainsi, un ornement ne constitue pas un élément de décor inutile, mais une réflexion qui ne s’inscrit pas dans son temps.

Figure 1. Adolf Loos, Villa Karma, Clarens, Suisse (1905). Vue de la salle de bain

Can Onaner, Adolf Loos et l’humour masochiste. L’architecture du phantasme, Genève, MētisPresses, 2019, p. 117.

Figure 2. Adolf Loos, Maison Moller, Vienne (1927-1928)

© Can Onaner (in Adolf Loos et l’humour masochiste. L’architecture du phantasme, Genève, MētisPresses, 2019, p. 80).

Figure 3. Adolf Loos, The Chicago Tribune Column (1922)

Can Onaner, Adolf Loos et l’humour masochiste. L’architecture du phantasme, Genève, MētisPresses, 2019, p. 33.

Cet ouvrage regorge de tels retournements salutaires, qui révèlent l’impressionnante actualité de la pensée loosienne : la conception d’un acte de création, non pas comme fulgurance individuelle, mais comme travail collectif d’une époque ; la reconnaissance du caractère violent de cet acte créateur, instituant de fait la responsabilité émancipatrice qui échoit à l’usager pour la réalisation même du projet. Relevons également le rôle de « guide pour étranger à la culture » que Loos confère à l’architecte – et qui, tendant inévitablement vers l’autonomie de sa clientèle, concourt à le priver de toute utilité ; ou encore, l’aspect franchement anticapitaliste de sa critique de la société de consommation naissante, lorsqu’il invite malicieusement à l’arrêt de la dépense, la réduction drastique du travail et le gel de la production.

Pouvoir critique

On comprend, à la lecture de ces brefs exemples, ce que ce livre présente d’inédit quant à l’analyse traditionnelle de l’architecture moderne, et ce qu’il fait apparaître comme potentialités dans le cadre d’une pratique contemporaine. En lieu et place du bloc monolithique « modernité » compris comme une séquence close et révolue, émerge l’hypothèse d’une modernité complexe, éparse, contradictoire. Plus remarquable encore, la modernité ne constitue pas une période historique, mais un mode d’être au monde. Faire de celle-ci une « manière » et non un « moment », voilà peut-être la plus profonde leçon « masochiste » de Loos. Admettre cette proposition aujourd’hui, c’est, en effet, établir un rapport dialectique à l’histoire : la modernité n’est pas seulement la valorisation de l’industrie, l’intensification des échanges et des flux, la destruction de l’environnement ou la massification de la société. Elle est aussi intrinsèquement le mouvement qui s’y oppose. Être moderne, c’est ainsi interroger sans cesse les conditions présentes, et élaborer tout projet sous la forme de leur appareil critique.

Cet ouvrage décrit, finalement, l’outil théorique à même de questionner efficacement le pouvoir et le rôle des architectes – ce que Can Onaner nomme le « phantasme ». C’est-à-dire, la capacité de se projeter ailleurs qu’ici. Il ne faut pas voir là une échappatoire pour les rêveurs et rêveuses inoffensifs. Au contraire, le phantasme nous engage à entreprendre un travail critique sur le contemporain et à agir sur le fondement de ses conditions spatiales et temporelles. À la nostalgie d’un pouvoir perdu imaginaire, l’auteur substitue la lutte continue et bien réelle pour un plus vaste projet de transformation du monde.

C’est à la matérialisation de ce projet que doivent effectivement s’engager les architectes aujourd’hui. Et reconnaître qu’en définitive, c’est bien ce qu’elles et ils ont toujours fait.

Bibliographie

  • Deleuze, G. 2007 [1967], Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel, Paris : Éditions de Minuit.
  • Loos, A. 2015 [1908]. Ornement et crime, Paris : Rivages.
  • Venturi, R. 1976 [1966]. De l’ambiguïté en architecture, Paris : Bordas.
  • Zevi, B. 2015 [1973]. Le Langage moderne de l’architecture. Pour une approche anticlassique, Marseille : Parenthèses.

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Pour citer cet article :

Adrien Durrmeyer, « L’architecture et la modernité selon Adolf Loos. L’envers et l’endroit du pouvoir », Métropolitiques, 1er mars 2021. URL : https://metropolitiques.eu/L-architecture-et-la-modernite-selon-Adolf-Loos.html

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