Il aura fallu un demi-siècle pour lire une version française de Theory and Design in the First Machine Age, pourtant un des classiques de la littérature architecturale. Premier livre de l’historien, théoricien et critique britannique Reyner Banham (1922-1988), publié à Londres en 1960, il fut réimprimé et/ou réédité une dizaine de fois et traduit en italien, en allemand, en japonais, en polonais, en espagnol et en hébreu. Vivement débattu à sa sortie, cet ouvrage très polémique a connu une fortune critique inégale. À partir du milieu des années 1970, notamment, son rayonnement s’est quelque peu terni sous le coup de deux phénomènes : d’une part la crise pétrolière, qui a rendu caduques certaines utopies architecturales radicales et technophiles que Banham avait défendues dans la décennie précédente et, d’autre part, l’émergence des postmodernismes. Le livre fondateur de Charles Jencks (1977) – un ancien élève de Banham – rejetait alors radicalement l’architecture moderne dans son ensemble et démodait du même coup la critique certes subversive mais interne à laquelle s’en était tenu jusque là Banham. Viscéralement hostile à l’historicisme bavard et au formalisme décadent de l’architecture postmoderne, ce fonctionnaliste convaincu retrouvera une audience auprès des mouvements néo-modernes des années 1980 et surtout des nouvelles avant-gardes qui, au tournant des années 1990, réactivent dans l’architecture certaines problématiques d’ordre technologique. C’est à cette période, par exemple, que Martin Pawley publie son Theory and Design in the Second Machine Age (1990) avec la volonté affichée de prolonger la réflexion de Banham à l’ère de l’information et des médias numériques.
History of the immediate future
Mais ces avatars ne peuvent expliquer la réception quasi nulle du livre de Banham en France, à l’image de celle du reste de son œuvre vaste, foisonnante et protéiforme. En français, deux livres, parmi la douzaine dont il est l’auteur, et une poignée de ses centaines d’articles sont disponibles. Les traductions en cours [1] comblent bien tardivement une véritable lacune éditoriale. Quelles en sont les causes ?
Pour revenir à Theory and Design, il faut d’abord invoquer son fort ancrage dans le milieu architectural londonien de l’après-guerre. Le livre est tiré de la thèse de Banham à l’Institut Warburg, sous la direction de Nikolaus Pevsner, dont le fameux Pionneers of Modern Movement (1936) est réédité en 1960. Tout en restant conforme à la tradition historiographique hégélienne héritée de Wölfflin, le livre de Banham, qui fut aussi l’élève de Siegfried Giedion, se lit comme une réfutation méthodique et toute œdipienne des écrits de ses anciens maîtres. Mais Theory and Design trouve surtout son origine dans les débats spécifiques d’une génération montante d’architectes, d’historiens et de critiques, particulièrement ardente à Londres : Peter Collins, Joseph Rykwert, Colin Rowe, Robert Maxwell, Alan Colquhoun, Sam Stevens, James Stirling, les membres de l’Independant Group, etc. Nés au début des années 1920, ayant pour nombre d’entre eux servi sous les drapeaux, ils s’épanouissent dans le printemps progressiste et optimiste de l’immédiat après-guerre et assiègent l’architecture moderne de nouveaux questionnements.
Dans une langue précise et concise, érudite et impertinente, que partagent les meilleurs de ces auteurs, Banham se livre ainsi, dans Theory and Design, à une révision critique, et pas toujours de bonne foi, de l’histoire du « mouvement moderne ». Il déconstruit systématiquement les récits mythiques de ses premiers chroniqueurs à qui il reproche d’avoir occulté certaines facettes, d’avoir négligé volontairement certaines figures. Contre la vision homogène d’un modernisme blanc, puriste, rationaliste, néo-platonicien qu’il juge non seulement débiteur de la tradition classique mais aussi compromis avec les intérêts de la bourgeoisie industrielle de l’époque, il restitue notamment la violence des avant-gardes futuristes ou constructivistes et les idéaux des courants expressionnistes germaniques. Distinguant soigneusement les scènes anglaises, françaises, allemandes, hollandaises, il réévalue tour à tour Antonio Sant’Elia, Bruno Taut ou Lazlo Moholy-Nagy, tout en renvoyant Loos, Gropius, Oud ou Le Corbusier à leurs contradictions. C’est sans doute d’ailleurs les redoutables 80 pages (sur 380) qu’il consacre à ce dernier qui contribuèrent à ralentir la réception de Theory and Design en France. Après avoir ridiculisé le mouvement « puriste » et pointé les aspects réactionnaires de Vers une architecture, Banham conclut son livre par une démonstration de l’illusionnisme et de l’anti-fonctionnalisme de la Villa Savoye (1929).
« Une vieille voiture au bord de la panne sèche »
Plutôt que son apport historiographique, le véritable intérêt du livre pour un lecteur d’aujourd’hui tient plutôt à sa nature polémique et à son engagement critique. Une métaphore très banhamienne permet de l’illustrer : la voiture. Selon Banham, les héros du mouvement moderne se sont trompés : en fétichisant l’automobile, et plus généralement l’objet industriel, ils l’ont esthétisé et se sont rendus incapables de percevoir sa dynamique historique véritable et ses cycles rapides d’obsolescence. Trois exemples jalonnent ainsi Theory and Design : « l’automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille », que Filippo Tomamso Marinetti célébrait en 1909 comme étant « plus belle que la Victoire de Samothrace », les carrosseries de cabriolet que Gropius dessine pour Adler en 1930 comme des emballages très stylisés mais dont Banham pointe l’inadéquation avec les enjeux de cet objet technique, enfin la Dymaxion 4D (1934) de Richard Buckminster-Fuller, avec son étrange physionomie aérodynamique, dont Banham fait le paradigme d’une réflexion architecturale ouverte sur le présent et à la mesure d’une ère industrielle en crise perpétuelle.
La traduction par les éditions HYX de ce classique fait également sens sur une toute autre scène, sur laquelle l’introduction de Frédéric Migayrou, engagée, érudite et parfois jargonneuse, donne quelques éclairages. Bataillant depuis vingt ans contre les moulins à vent d’une histoire « d’inspiration post-marxiste, adossée à l’école de Francfort, à la pensée d’Adorno et à celle de Walter Benjamin » (p.27), Migayrou joue Reyner Banham contre Manfredo Tafuri, l’« histoire du futur immédiat »1 contre l’histoire critique de « l’école de Venise » (p.26). Banham y est ainsi dépeint comme le héros d’une historiographie alternative du modernisme, attentive aux « débris de l’histoire » (p.15), et en quête de nouvelles avant-gardes.