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Les architectes et la guerre

À quoi travaillèrent les architectes durant la Seconde Guerre mondiale et comment celle-ci affecta-t-elle l’histoire de leur discipline ? En revenant sur cette question, l’exposition actuellement en cours à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine montre à la fois comment cet épisode s’inscrit dans l’histoire longue de l’architecture et combien il est porteur de conséquences pour le deuxième vingtième siècle.
Recensé : « Architecture en uniforme. Projeter et construire pour la Seconde Guerre mondiale », exposition à la Cité de l’architecture et du patrimoine du 24 avril au 08 septembre 2014 – catalogue : Jean-Louis Cohen, Architecture en uniforme. Projeter et construire pour la Seconde guerre mondiale, Montréal/Paris, Centre canadien d’architecture/Hazan, 447 p.

La Cité de l’architecture et du patrimoine, au palais de Chaillot à Paris, présente du 24 avril au 8 septembre 2014 une exposition originale sur les architectes pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle est accompagnée du livre de Jean-Louis Cohen, commissaire de l’exposition, publié sous le même titre par les éditions Hazan et le Centre Canadien d’architecture, où l’exposition a été présentée pour la première fois.

Pour scruter l’ensemble des modalités selon lesquelles les architectes ont été mobilisés et ont participé – de gré ou de force – à l’effort de guerre des différents belligérants, pas moins de dix-sept thèmes conduisent le visiteur à travers les inventions pour vaincre l’ennemi, donner la mort ou s’en garder. Sans suivre strictement la chronologie, la période couverte s’étend du bombardement de Guernica par les forces de l’Axe en 1937, premier acte de la guerre qui allait bientôt ravager le monde, au déluge atomique lancé par les Américains en août 1945 sur le Japon.

Être architecte en guerre

La première ambition est de montrer que les architectes, comme l’ensemble des populations, ont continué leurs activités « sous les bombes ». Ils les ont néanmoins fortement réorientées en fonction des besoins et des nécessités militaires. Comme souvent dans l’histoire de l’architecture où les anonymes sont éclipsés par les vedettes, l’exposition s’ouvre sur une galerie de portraits de quarante praticiens célèbres, plus ou moins connus des non-spécialistes. Parmi eux s’y opposent deux figures emblématiques des attitudes de la profession, celle du nazi Albert Speer, condamné en 1946 par le tribunal de Nuremberg comme criminel de guerre et celle du résistant polonais Szymon Syrkus, détenu dans le camp d’extermination d’Auschwitz qui possédait un cabinet d’architecture. S’y côtoient notamment le finlandais Alvar Aalto, les Allemands Ernst Neufert et Konrad Wachsmann, les Italiens Bruno Zevi et Gian Luigi Banfi, les Américains Charles et Ray Eames, les Français Eugène Beaudouin et Henry Bernard ainsi qu’une seule femme, la Polonaise Helena Syrkus. Les notices biographiques suggèrent la diversité de leurs engagements, de leurs travaux et de leur destin.

Plus nouvelle est la volonté de souligner combien la production des architectes n’a pas été seulement celle de monuments et d’édifices, mais qu’elle a compris à la fois des réflexions sur la production industrialisée, des expérimentations sur l’usage de matériaux malléables ou de substitution, et des projets de reconstruction et d’aménagement pour les villes détruites.

Voulant couvrir tous les aspects de la production architecturale dans presque tous les pays en guerre – de la Grande-Bretagne à l’Italie, de la France à l’Allemagne, des États-Unis à l’URSS –, la documentation, riche et diversifiée (actualités filmiques, brochures, photos, affiches, plans, dessins, projets, deux maquettes, etc.) est éclatée en éclairages particuliers. Quelques objets de la vie quotidienne rappellent que leur production a été obligée de tenir compte de la rupture des approvisionnements, du manque de matériel et de matériaux ainsi que des pénuries généralisées. Ont ainsi été inventés ou perfectionnés des procédés de synthèse, de récupération ou d’isolation thermique, des objets fonctionnels qu’on dirait aujourd’hui de basse consommation comme les bicyclettes et les poêles à combustibles pauvres, mais aussi des bâtiments industriels et des logements provisoires ou d’urgence utilisant des matériaux légers et montables rapidement en série. S’y sont ajoutées les recherches sur le camouflage des usines et les consignes données aux populations civiles pour aménager et utiliser les abris.

L’architecture militaire

Ensuite, vient la question des opérations militaires et des bombardements aériens qui fut au cœur de l’activité des architectes, ingénieurs, designers et scientifiques de l’époque. Ces professionnels ont travaillé pour la production d’armes, de tanks, d’avions et de radars ; ils ont dessiné et construit des abris antiaériens, s’ingéniant à adapter les villes à la menace des bombes et à édifier des fortifications. L’emblème de ces dernières, outre la ligne Maginot censée défendre la France d’une invasion allemande, reste les deux énormes ouvrages que furent les murs de l’Atlantique étiré sur près de 2 700 km du nord au sud de la façade occidentale de l’Europe et de la Méditerranée. Destinés par l’Allemagne à empêcher le débarquement des forces alliées, ils ont mobilisé des centaines d’architectes et d’ingénieurs, fait travailler une multitude d’entreprises de bâtiment et de travaux publics, produit des centaines de milliers de tonnes de béton pour construire des bunkers indestructibles et des bases sous-marines qu’aucune bombe de fort calibre n’a pu démanteler, et employé des masses de prisonniers de guerre pour les réaliser. En face, ingénieurs et architectes alliés, occupés à concevoir des moyens logistiques pour le transport rapide des troupes, réussirent à réaliser le port artificiel Mulberry. À partir d’éléments fabriqués en Grande-Bretagne et transportés à travers la Manche sur les plages normandes, celui-ci permit, malgré tant de pertes humaines, le succès du débarquement du D-Day.

Si l’on s’en tient à l’aspect le plus traditionnel de l’architecture, c’est-à-dire la construction d’édifices d’habitation ou de production, l’exposition montre un certain nombre de projets d’usines souterraines, de villes invisibles, de laboratoires enterrés, sans oublier les camps de réfugiés, de prisonniers, de concentration et d’extermination. Cela permet de rappeler combien durant les guerres l’horreur côtoie le dérisoire, l’architecte déporté Szymon Syrkus construisant des serres horticoles à Auschwitz.

Une deuxième ambition court en filigrane au travers des thèmes exposés : montrer non seulement la continuité des recherches scientifiques et architecturales commencées à partir de 1914 pendant la première guerre totale du XXe siècle, avec leur mise en œuvre à plus grande échelle lors de la Seconde, mais aussi leur impact après 1945. Dans tous les domaines – logements transportables, planification urbaine, préparation des villes aux catastrophes naturelles ou humaines, évolution des techniques du projet en architecture, ces expériences ont été essentielles pour la pratique architecturale de l’après-guerre. L’avant-dernière section aborde ainsi le recyclage des technologies guerrières pour le temps de paix.

Architecture et mémoire

Dans le sillage de l’historiographie actuelle qui ne dissocie pas l’histoire de sa mémoire, l’exposition se conclut sur la participation des architectes aux commémorations de la guerre. Une des dernières section aborde la construction de mémoriaux perpétuant le souvenir d’un conflit qui a changé le monde par son intensité, son extension géographique, les moyens qui y ont été engagés et l’ampleur et la barbarie des destructions humaines – qui ont tué des millions de militaires et de civils – autant que matérielles.

La conclusion de cette exposition foisonnante est que la guerre a consacré la suprématie de l’architecture moderne, industrialisée, fonctionnelle et utilisatrice du béton. La démonstration est convaincante, même si la période 1939-1945 n’a peut-être été qu’un accélérateur de cette tendance, parmi d’autres facteurs à l’œuvre depuis le début du siècle. On suivra moins la suggestion selon laquelle le propos comble « une lacune historique béante ». Car l’exposition elle-même aurait-elle été possible sans tous les travaux produits depuis plusieurs décennies dans tous les pays concernés ? Quoi qu’il en soit de la réponse, cette Architecture en uniforme donne au visiteur les éléments indispensables pour réfléchir à la contribution des guerres aux évolutions des sociétés qui y ont participé.

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Pour citer cet article :

Danièle Voldman, « Les architectes et la guerre », Métropolitiques, 28 avril 2014. URL : https://metropolitiques.eu/Les-architectes-et-la-guerre.html

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