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L’Amérique latine, un condensé d’urbanités

La traduction en français du livre de référence de l’historien argentin José Luis Romero constitue un petit événement. Paru en 1976, cet essai daté mais très riche offre une vision globale sur plus de cinq siècles de l’histoire des villes latino-américaines.

Recensé : José Luis Romero, L’Amérique latine, villes et idées, Paris, Les Belles Lettres, 2020, 468 p. Traduction : Philippe Cujo.

L’image de couverture de L’Amérique latine, villes et idées offre une vue plongeante sur Brasilia et sa forme caractéristique d’avion, dont le fuselage est constitué par l’axe monumental qui débouche sur l’esplanade des ministères. Au moment où le grand historien argentin José Luis Romero (1909-1977) commençait à rédiger Latinoamérica : las ciudades y las ideas, la nouvelle capitale du Brésil sortait de terre et on ignorait encore si cette ville, toute fonctionnaliste et érigée à partir de rien, allait prendre racine (Vidal 2002). Or, c’est précisément à la question de la structure historique des villes en Amérique latine que cet ouvrage est consacré.

À sa sortie en juin 1976, il ne rencontre pas le succès escompté : l’Argentine vient de tomber sous la botte de la junte militaire et les éditeurs de Siglo Veintiuno Argentina, menacés, sont emprisonnés ou contraints à l’exil. Ce n’est que plus tard que le texte sera discuté et réédité au Mexique, en Colombie puis traduit en italien, en portugais, en anglais et, enfin aujourd’hui, en français. Les éditeurs des Belles Lettres ont à ce titre fait un pari risqué car, disons-le d’emblée, l’ouvrage est déconcertant à plusieurs égards. Mais son intérêt est fondamental : fournir une vision panoramique du rôle des villes dans la structuration des sociétés latino-américaines, Brésil compris, sur la longue durée.

Un essai sur les structures des villes latino-américaines

Il ne s’agit pas d’un ouvrage académique, au sens classique du terme, sur l’histoire du fait urbain latino-américain qui s’inscrirait dans les questionnements de la discipline. Le lecteur pourra donc être déboussolé par l’absence d’appareil critique : aucune note de bas de page, aucune référence aux travaux alors existants (voir notamment Hardoy 1972 ; Morse 1972 ; Castells 1974), aucune mention d’archives. L’auteur s’appuie essentiellement sur des sources imprimées, des romans et la connaissance intime de villes qu’il a assidûment fréquentées pendant toute une vie.

L’approche théorique de l’ouvrage, à la rhétorique socialisante, résiste en outre assez mal aux profonds chamboulements connus ultérieurement par les urban studies : tournant spatial, micro-histoire, apports de l’archéologie, étude des territorialités, paradigme juridictionnel, etc. La focale macroéconomique, les concepts jamais questionnés, ni historicisés, de « classe, masse, mentalités, société féodale-bourgeoise, richesse, structures de pouvoirs » ou encore de « système idéologique » répétés au fil des presque 500 pages paraissent aujourd’hui inopérants, voire désuets. Aussi, pour apprécier le texte à sa juste mesure, faut-il garder à l’esprit les perspectives intellectuelles de l’époque et renoncer à décrypter de manière nécrophage un texte mûri au début des années 1970, à l’aune de concepts utilisés aujourd’hui par les sciences sociales.

Enfin, pour les non spécialistes de l’Amérique latine, le foisonnement de références empruntées aux traditions littéraires nationales, aux événements politiques et aux lieux nécessite, faute de carte insérée dans l’ouvrage ou de précisions qui auraient pu être ajoutées par l’éditeur, d’avoir sous la main un bon atlas et une solide encyclopédie. L’Amérique latine, villes et idées n’est donc ni une étude, ni un manuel mais un essai sur les structures historiques des villes pensé par un seul homme, d’une grande culture et dans sa pleine maturité. José Luis Romero, qui avait réalisé une thèse en histoire ancienne sur la crise de la République romaine, avait voyagé en Europe, étudié l’ordre chrétien médiéval et digéré les auteurs classiques européens (Weber, Marx, Durkheim, Ortega y Gasset, Bloch, Pirenne). Le texte, rédigé dans un style limpide et imagé, a été subtilement retranscrit dans la langue de Molière par Philippe Cujo de Fortuny [1].

L’ouvrage fourmille ainsi de références, d’analogies, de pistes comparatives mais aussi de chausse-trappes : peut-on parler d’explosion urbaine au XIIe siècle ? La classe bourgeoise du Moyen Âge, opposée à la classe seigneuriale, était-elle vraiment « agnostique » (p. 51) ? Il faut reconnaître que la tâche que s’était fixée José Luis Romero est immense : aborder les mondes urbains, des élites aux classes populaires, dans tous leurs aspects sur plus de cinq siècles – de l’expansion européenne à l’explosion démographique des années 1960 – d’un espace gigantesque non seulement héritier de la colonisation espagnole mais aussi portugaise (Brésil). La ville est donc abordée comme un objet d’histoire totale et ce, sans jamais la dissocier de l’histoire des campagnes.

La ville comme objet d’histoire totale

L’ouvrage est construit de manière chronologique en sept chapitres denses. Chaque chapitre se découpe ensuite de manière thématique : organisation économique, sociétés et mœurs, formes et aménagements et, enfin, idéologie.

Le premier chapitre aborde les conquêtes américaines en les replaçant dans les expansions européennes du Moyen Âge : d’abord les croisades et la Reconquista, les dynamiques urbaines des XIIe et XIIIe siècles (mouvement communal au sud et Hanse au nord) et l’activisme commercial des Pisans, Génois, Anglais et Vénitiens qui déboucha sur l’émergence de ce qu’il appelle une « société bourgeoise-féodale ». Puis, à partir du XVe siècle, les Portugais s’implantent sur les côtes africaines et les Castillans aux Canaries (conquises en 1490) puis dans la Caraïbe. La ville, incarnée par la muraille et le marché, est à la fois conçue comme la base de l’expansion européenne et comme l’un de ses instruments de domination. On est déjà là dans l’histoire globale qui connut par la suite un vif succès.

Le deuxième chapitre, sans doute l’un des plus réussis, aborde le phénomène – pourtant bien étudié depuis – du cycle des fondations urbaines. Topographie, climat, faune, flore, populations autochtones : dans le vertige d’inconnues dans lequel se trouvèrent immergés les conquistadors, il a bien fallu s’arrimer à quelque chose de ferme et, « sur le néant, créer une nouvelle Europe » (p. 72). Entre les découvertes et le règne de Philippe IV, ce sont, faut-il le rappeler, plus de 330 villes qui ont été fondées de toutes pièces par les Espagnols. C’est de manière globale que Romero aborde les fondations – appréhendées comme actes politiques –, les prises de possession, la formation des juridictions municipales. Il ne parle jamais de « rencontre », mais d’un « combat sans quartier » où la violence européenne fut première et totale. La ville des conquérants fut un processus juridictionnel avant de devenir au fil du temps une réalité tangible : d’abord un fortin pour se prémunir des attaques indiennes, associé à un entrepôt relié aux routes maritimes transatlantiques, puis progressivement un quadrillage de parcelles tracées au cordeau et organisées autour d’une place centrale, une église, une prison et la maison du gouverneur. À partir des fondations et des refondations, car nombre de villes ont été déplacées, à l’image de Catamarca en Argentine (Musset 2002), il esquisse une typologie : villes portuaires organisées autour de la douane, des entrepôts et de l’arsenal (Santo Domingo, La Havane, Veracruz, Carthagène, Recife), villes indigènes des empires précolombiens (les cas emblématiques de Mexico et Cuzco, auxquelles il faut ajouter Cholula, Bogota, Quito, Mendoza), sur lesquelles on surimposa un urbanisme européen, villes minières nées de la soif d’or et d’argent (Taxco, Guanajuato, Potosi ou encore Villa Rica, aujourd’hui Ouro Preto au Brésil) et missions dominicaines, franciscaines et surtout jésuites du Brésil ou de la vice-royauté du Pérou à l’image de la trentaine de réductions indigènes fondées au Paraguay.

Le chapitre suivant, qui couvre la période des fondations au milieu du XVIIIe siècle et que les Latino-Américains appellent l’« époque baroque », s’attache aux villes « nobiliaires ». Les modes de vie, en particulier dans les capitales vice-royales (Lima et Mexico), mais également dans les villes sièges des tribunaux royaux (Real audiencia), furent en effet façonnés par le modèle civilisateur de la noblesse qui imposa parades, festivités, urbanité et étiquette. À la différence de l’Espagne où la noblesse était pléthorique, dans les Indes, les nobles étaient peu nombreux. Tous les Espagnols se réclamaient descendre de lignées aussi prestigieuses qu’imaginaires. C’est la grande ville dotée de théâtres, d’universités, de promenades (les fameuses alamedas tracées sur le modèle sévillan) qui offre le cadre le plus adapté à l’épanouissement des « mentalités nobiliaires ».

Le chapitre 4 s’intéresse aux « villes créoles » des années 1770 (fin des monopoles et libéralisation du commerce) aux indépendances. Celles-ci, selon l’auteur, voient l’émergence d’une bourgeoisie commerçante créole qu’il oppose aux hauts fonctionnaires péninsulaires qui monopolisaient les charges les plus prestigieuses et à la vieille noblesse issue des conquistadors. Cette période est marquée par les opérations urbanistiques d’embellissement qui rebattent le classement des plus belles villes, la diffusion des gazettes et des Lumières françaises, l’adhésion des nouvelles élites aux habitus de la bourgeoisie européenne, l’épanouissement du style néoclassique, la percée d’une pensée rationaliste et utilitariste dans les réformes gouvernementales avant que n’éclatent les révoltes des années 1780 : Tupac Amaru, dans le Haut-Pérou, Oruro ou encore à Socorro en Nouvelle-Grenade, puis les mouvements indépendantistes. Ces révoltes sont-elles vraiment d’essence urbaine ? L’auteur ne pose pas la question.

Dans le chapitre 5, José Luis Romero qualifie de « patriciennes » les villes des indépendances jusqu’aux années 1880 : « Les bourgeoisies créoles, attachées à leurs vieux schémas des Lumières et indécises face à la nouvelle société qui émergeait, avaient évolué au contact des nouveaux groupes de pouvoir qui étaient apparus ; de là était né un nouveau patriciat, mi-urbain, mi-rural, à mi-chemin entre les Lumières et le romantisme, entre le progressisme et le conservatisme » (p. 218). Alors que, jusqu’à présent, l’Amérique latine avait été un monde de villes, le monde rural s’affirmait progressivement comme le foyer du créolisme mais aussi du banditisme. Et les grands propriétaires s’autoproclamaient généraux ou colonels dans des régimes politiques instables où l’armée joua un rôle prépondérant. La continuité avec la période coloniale se situe dans la relation entre conservateurs (partisans du droit d’aînesse et des monopoles commerciaux) et libéraux qui, tout au long du XIXe siècle, s’affrontèrent tout en passant souvent d’un camp à l’autre, en particulier à propos des réformes constitutionnelles. Prises par les crises politiques, les invasions étrangères et les guerres civiles, les capitales connurent un coup d’arrêt dans leur modernisation. Seules certains ports et villes nouvelles continuèrent leur développement : Rosario en Argentine, Tampico au Mexique, Colón au Panama ou Barranquilla en Colombie, Rio au Brésil ou encore Valparaíso au Chili.

Le chapitre 6, qui s’intitule « Les villes bourgeoises », décrit les profonds bouleversements urbains survenus des années 1880 au début des années 1930. Les grandes villes, capitales et ports maritimes, « enivrées par le vertige de ce que l’on appelait le progrès », se transformèrent sous le double effet de la mondialisation financière du marché – avec des phénomènes marqués de spéculation sur les matières premières (café, caoutchouc, textile, nitrate) et des investissements étrangers – mais aussi de l’influence culturelle des modèles d’urbanité et des plans d’urbanisme européens, en particulier le Paris d’Haussmann auquel Romero consacre un développement. Il en résulte un contraste de plus en plus marqué entre ce que l’auteur appelle les « métropoles d’imitation », avec leurs nouveaux quartiers riches occupés par une nouvelle bourgeoisie d’affaire au « style audacieux et agressif » (de Palermo à Buenos Aires aux Lomas de Chapultepec à Mexico en passant par Chapinero à Bogota ou encore Miraflores à Lima) et les villes provinciales, endormies et mal connectées (Arequipa, Popayán, Trujillo), où dominent encore les anciens lignages et l’héritage du passé colonial.

Le dernier chapitre s’intéresse aux « villes massifiées » qui connurent à la fois les effets de la crise des années 1930 et le puissant phénomène d’exode rural : des masses misérables d’ouvriers agricoles sont poussées hors des campagnes, au Pérou de la Cordillère vers la capitale, au Chili chassés par la crise du salpêtre, au Brésil par la crise du café et la sécheresse dans le Nordeste. Pénurie et explosion démographique se conjuguaient dans un marché où la demande d’emploi surpassait largement l’offre. La ville, jusqu’alors relativement homogène et cohérente, devint une « juxtaposition de ghettos isolés et anomiques » et les bidonvilles l’un des stigmates du mal développement de l’Amérique latine ; on les appelle callampas au Chili, villas miseria en Argentine, barriadas au Pérou ou encore ciudades perdidas au Mexique. C’est l’image de monstres urbains bien étudiés depuis (Monnet 1993) qui surgit alors de ces villes chaotiques mal équipées et surpeuplées. Entre les années 1940 et 1970, pour ne prendre que deux exemples, la population de São Paulo passe de 1 320 000 habitants à près de 8 millions et Monterrey, au nord du Mexique, de 150 000 à 1 200 000 habitants !

Une vision globale précieuse pour la recherche

Outre l’intérêt historiographique que présente la lecture d’un texte publié en 1976, qui permet de mesurer ainsi le chemin parcouru, L’Amérique latine, villes et idées peut livrer au chercheur actuel des perspectives d’histoire comparée. Par exemple, celui qui s’intéresse à la périurbanisation sur le temps long (des faubourgs coloniaux aux banlieues actuelles), à la notion de capitale (les capitales vice-royales étaient-elles de simples villes relais des empires espagnol et portugais ?) ou encore à la race ou au genre (même si ces objets ne sont jamais traités comme tels), pourra faire son miel en butinant au fil des pages des citations – souvent copieuses – d’ouvrages jamais ou rarement traduits : récits de conquistadors et de missionnaires, chroniques du XVIIe siècle, témoignages de voyageurs européens, polémistes et publicistes du XIXe siècle ou encore romans du XXe siècle. On l’aura compris, le cadre méthodologique, marxiste et structuraliste, a le mérite d’offrir une vision globale de longue durée qui fait souvent défaut dans le paysage éditorial actuel. De fait, c’est actuellement le seul ouvrage de synthèse sur l’histoire des villes latino-américaines qui ose aller de leur fondation jusqu’au temps présent.

Bibliographie

  • Castells, M. 1974. La Cuestión urbana, Mexico : Siglo XXI.
  • Hardoy, J. 1972. Las Ciudades en América latina, Buenos Aires : Paidós.
  • Monnet, J. 1993. La Ville et son double. Images et usages du centre : la parabole de Mexico, Paris : Nathan.
  • Morse, R. M. 1972. Las Ciudades latinoamericanas : antecedentes y desarrollo histórico, 2 vol., Mexico : Septsetentas.
  • Musset, A. 2002. Villes nomades du Nouveau Monde, Paris : Éditions de l’EHESS.
  • Vidal, L. 2002. De Nova Lisboa à Brasilia. L’invention d’une capitale (XIXe-XXe siècles), Paris : IHEAL Éditions.

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Pour citer cet article :

Arnaud Exbalin, « L’Amérique latine, un condensé d’urbanités », Métropolitiques, 10 juin 2021. URL : https://metropolitiques.eu/L-Amerique-latine-un-condense-d-urbanites.html

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