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Quand Medellín célèbre ses pauvres pour mieux les évincer

Derrière l’image internationale d’une ville résiliente et pacifiée, Medellín est devenue en réalité une vaste opération de renouvellement urbain, conduite à la fois au nom et aux dépens de ses habitants les plus pauvres.

En décembre 2013, la ville de Medellín en Colombie rejoint le réseau des « Cent villes résilientes » formé par la Fondation Rockefeller. Le concept de résilience est employé depuis les années 1970 pour parler de la capacité des systèmes écologiques et des sociétés à « absorber une perturbation puis à récupérer ses fonctions à la suite de celle-ci » (Lhomme et al. 2010, p. 491). La résilience fait généralement référence à une perturbation d’ordre avant tout écologique et, particulièrement, aux catastrophes naturelles. Selon la fondation américaine, c’est parce qu’elle a réussi à « résister, à dépasser et à apprendre des causes et des effets de la violence nationale » que Medellín est résiliente (Alcaldía de Medellín et 100 resilient cities 2016, p. 13) et qu’elle mérite un prix de cinq millions de dollars, en échange duquel la mairie s’engage à destiner 10 % de son budget à ces objectifs de résilience.

Considérée comme une des villes les plus violentes du monde dans les années 1990, Medellín est aujourd’hui célébrée par diverses institutions internationales pour l’efficacité présumée de sa politique de rénovation urbaine dans la baisse de la violence (Brand 2011). La destruction ou la rénovation des habitations précaires et la construction d’infrastructures de transports, dans certains quartiers marqués par la violence, auraient en effet participé à l’endiguer.

Pourtant, l’analyse des signes mémoriaux de la résilience de la ville (équipements culturels, infrastructures de transports, monuments en hommage aux victimes) montre que les mémoires des victimes de cette période, également habitantes des quartiers pauvres, servent bien souvent à légitimer des politiques de rénovation urbaine qui déplacent ces habitants loin du centre-ville.

La construction d’une métropole en paix avec son passé

Dans les années 1980, la situation de Medellín apparaît critique sur le plan sécuritaire. Les différentes dynamiques du conflit armé colombien s’y concentrent : des milices des guérillas, des blocs paramilitaires d’extrême droite et des groupes narcotrafiquants s’affrontent dans une lutte pour le contrôle du territoire (Pécaut 1994). Des attentats et des enlèvements ont régulièrement lieu. En 1991, année la plus violente, 6 349 homicides y sont recensés (Martin 2012, p. 609). En 2018, ce taux a été divisé par dix (Medellín Cómo Vamos 2019). Plusieurs éléments ont contribué à cette évolution. En 1991, le président de la République, le libéral César Gaviria, crée le Conseil présidentiel pour Medellín et son aire urbaine, qui réunit des chercheurs, des ONG et des chefs d’entreprise. Le Conseil présidentiel reconnaît une dette historique des pouvoirs publics envers les populations les plus pauvres, et notamment les jeunes. Partant du constat que 17,6 % des 12-29 ans n’étudient pas et ne travaillent pas (dans les quatre villes principales du pays, ce pourcentage atteint 12,2 %), il met en place des clubs pour la jeunesse, crée une ONG destinée à favoriser l’emploi des jeunes, construit des bibliothèques et finance des recherches qui portent sur la ville et la région (Departamento nacional de planeación 1991).

La démobilisation des milices paramilitaires en 2003, le développement en parallèle de la première politique colombienne de réparation en direction des victimes et la mise en place d’une politique de rénovation urbaine, appelée « urbanisme social » (urbanismo social), entament la mue de la ville. La mairie de Medellín entend alors construire symboliquement et spatialement une ville qui fait la paix avec son passé : des monuments en hommage aux victimes fleurissent aux côtés des grands Parques Biblioteca (parcs bibliothèque) érigés dans les quartiers populaires.

Figure 1. Parque Biblioteca José Luis Arroyave, Medellín

Sculpture Búsqueda (« recherche ») des artistes Maria Eugenia Pedraza et Oscar Arango, installée au Parque Biblioteca José Luis Arroyave par le Programme d’aide aux victimes du conflit armé en décembre 2007.
© J. Lavielle, 2013.

La valorisation de l’histoire locale de la ville et de sa capacité à dépasser la violence augmente son « capital symbolique » (Harvey 2001). La ville est promue à l’international : elle organise ainsi plusieurs événements et s’expose en accueillant l’assemblée générale de l’Organisation des états américains (OEA) en 2008, les Jeux sud-américains en 2010 et le Forum urbain mondial en 2014.

Plusieurs éléments tendent néanmoins à relativiser cette embellie. La baisse de la violence observée à Medellín, si elle concerne l’ensemble du pays (Llorente et al. 2002), s’explique notamment par la conclusion d’un pacte entre les différentes bandes armées, qui continuent dès lors à racketter les commerçants et habitants des quartiers qu’elles dominent (Jaramillo et Perea 2014). Par ailleurs, Medellín reste une ville particulièrement inégalitaire, qui a un coefficient de Gini de 0,52 en 2017 (il est de 0,34 en moyenne pour les dix plus grandes villes françaises) et où les disparités socio-économiques baissent plus lentement que dans les autres grandes villes du pays (Medellín Cómo Vamos 2017). D’une part, la mise en place d’équipements culturels, la rénovation de l’habitat et la construction de stations de métro, de tramway ou de téléphériques ne concernent pas de nombreux bidonvilles des collines, qui restent enclavés et invisibles pour les touristes (Leibler 2013). D’autre part, ce réaménagement de la ville entraîne la destruction d’habitations précaires et le déplacement de leurs habitants. Les politiques publiques mises en place par la mairie sont ainsi porteuses de contradictions flagrantes. Les habitants des quartiers pauvres de la ville, affectés par le réaménagement, sont aussi des victimes directes du conflit armé : si leurs expériences en tant que victimes des années de violence sont commémorées à travers des monuments et la publication de recueils de témoignages (Lecombe 2015), leur qualité d’habitants de quartiers pauvres est souvent tue.

L’opération de rénovation urbaine autour du Musée maison de la mémoire (Museo casa de la memoria), dans le quartier de Boston qui jouxte le centre-ville, fait ici figure d’exemple paradigmatique. Ce musée, construit en 2011, met en récit l’histoire du conflit armé à partir de témoignages de victimes. Il peut être envisagé comme un « marque-mémoire » (Veschambre 2014) à travers lequel la mairie affirme spatialement le renouveau et la pacification de la ville. Mais cet hommage aux victimes de la violence efface en même temps les « traces-mémoires » (Veschambre 2014) des victimes de la rénovation urbaine, c’est-à-dire les manières d’occuper et de vivre la ville des habitants de ce quartier pauvre. Pour ce projet, la mairie a déplacé 427 habitants du secteur, principalement des familles de travailleurs pauvres (artisans, ouvriers), certaines présentes depuis les années 1920, qui vivaient en plein cœur des trafics liés à la drogue (Aricapa 2015, p. 6). Le processus de rachat des maisons s’est fait dans un contexte tendu, les habitants estimant que l’offre municipale n’était pas assez élevée. Au final, la majorité des habitants a été relogée dans des immeubles du quartier de Pajarito, à une heure trente de bus de leur quartier d’origine. Ceux qui ont refusé de quitter le quartier ont été délogés en décembre 2009 par les forces antiémeutes de la police.

Patrimonialisation et effacement des mémoires populaires

Le quartier de Moravia est un autre exemple de la transformation de la ville. Dans ce quartier, situé à deux kilomètres au nord du centre-ville de Medellín, l’invisibilisation des pauvres induite par la construction d’une ville « innovante [1] » et résiliente prend paradoxalement la forme d’une patrimonialisation de leurs mémoires. Patrimonialisation des pratiques et des mémoires des habitants et destruction physique des lieux sont les deux faces d’un même processus (Veschambre 2008).

Jusqu’en 1984, ce quartier abrite la décharge municipale de la ville. Des années 1980 au début des années 2000, des milices populaires de la guérilla de l’Armée de libération nationale (Ejercito de Liberación Nacional) puis des groupes paramilitaires prennent le contrôle de la zone. Aujourd’hui, le quartier est intégré dans une zone culturelle centrale dans le projet touristique et culturel de la ville : il jouxte l’université d’Antioquia, le musée des sciences Parque Explora et le planétarium, tous situés autour d’un grand parc. Le Centre de développement culturel de Moravia, conçu par le célèbre architecte colombien Rogelio Salmona, et érigé en 2008, fait figure de symbole de la transformation du quartier. Il est situé à côté de l’ancienne décharge, désormais devenue un jardin où des fleurs sont cultivées dans des serres. Le projet a bénéficié d’un financement de la chaire de développement durable de l’Unesco, de la mairie de Barcelone et de la coopération espagnole.

Les anciens habitants du secteur ont eux aussi été déplacés dans les immeubles du quartier Pajarito, éloigné du centre-ville. À l’origine, le projet prévoyait de les reloger dans les alentours, mais l’administration n’a pas pu racheter certains lots de terre et terrains pour des raisons juridiques (absence de titres de propriété, certains lots avaient été achetés à des groupes armés) et financières (le prix des terrains a fortement augmenté lorsque la mairie a annoncé son projet de rachat). De plus, le délai exigé par l’administration était trop court pour s’engager dans un processus de légalisation et de réhabilitation de la zone. C’est sur cette colline que la mémoire de ces anciens habitants, qui vivaient pour la plupart du recyclage, a été patrimonialisée. « Tout restera dans notre mémoire », est-il ainsi gravé sur les marches qui permettent son ascension (figure 2).

Figure 2. « Tout restera dans notre mémoire » (quartier de Moravia, Medellín)

Chemin menant au sommet de la colline – « Tout restera dans notre mémoire ».
© J. Lavielle, 2015.

Au sommet, des panneaux rappellent l’ancienne fonction des lieux à travers des photos de la colline d’ordures et d’habitants qui y travaillent. Cette évocation de la saleté et de la dureté des conditions de vie sur l’ancienne colline contraste avec la verdure actuelle et semble justifier ex post la construction du jardin et le déplacement des anciens habitants. D’autres panneaux en bois expliquent les fondements du projet écologique et reprennent le slogan du maire Anibal Gaviria, élu en 2011, qui a achevé la dernière étape du projet de réaménagement urbain intitulée « Medellín fleurit pour la vie » (Medellín florece por la vida) [2]. Certains panneaux (figures 3 et 4) jonchent le sol. Ils cohabitent avec les dernières maisons aux murs de briques dont les trous sont comblés par des bâches, où vivent les derniers habitants de la colline qui refusent d’en partir.

Figures 3 et 4. Quartier de Moravia, Medellín

Panneau de la mairie à terre. On peut y lire : « Les personnes profitaient de leur vie dans ce lieu. Elles y ont rencontré leurs époux, y ont élevé leurs enfants et ont noué des liens d’amitié dont certains perdurent tandis que d’autres restent juste dans la mémoire. » Au second plan, on peut voir des maisons faites de murs de briques nues recouverts de bâches.
© J. Lavielle, 2015.

Au premier plan, sur le panneau installé par la mairie : « Medellín fleurit pour la vie. Couloir de l’art. Pour arriver aux sites qui représentent aujourd’hui la transformation de la colline de Moravia, on parcourt d’abord l’histoire de son passé, racontée avec art par ses habitants : comment sont-ils arrivés dans ce lieu, comment vivaient-ils dans leurs maisons, comment ont-ils vécu ensemble au milieu des poubelles, comment le feu a changé leur vie… » À l’arrière, une maison, habitée au vu du linge qui y sèche. Une banderole proclame l’opposition des résidents au projet de relogement.
© J. Lavielle, 2015.

Michel de Certeau affirmait qu’il était impossible de parler du domaine populaire sans faire en sorte qu’il n’existe plus et reste figé dans la « beauté du mort » (Certeau 1993, p. 60). À Medellín, la valorisation de la mémoire des anciens habitants des quartiers populaires délogés par la mairie acte leur effacement de la Medellín du futur, celle qui est en paix et qui devient une métropole ouverte aux capitaux internationaux. La reconnaissance symbolique de la souffrance et du courage des habitants de ces quartiers pauvres, victimes de la violence passée, masque les inégalités sociales et économiques que leur éviction consacre. Ces dernières sont creusées par la mise en place d’un « capitalisme du cessez-le-feu » (Woods 2011) qui se concrétise à Medellín par la construction d’une ville résiliente, qui « absorbe » la violence en même temps que ses habitants pauvres.

Bibliographie

  • Alcaldía de Medellín et 100 resilient cities. 2016. Medellín resiliente. Una estrategia para el futuro, Medellín.
  • Aricapa, R. 2015. « La Toma », Universocentro, n° 63, p. 4-6.
  • Brand, P. 2011. « Governing Inequality in the South Through the Barcelona Model : “Social Urbanism” in Medellín, Colombia », Interrogating Urban Crisis : Governance, Contestation, Critique, Leicester : Montfort University.
  • Certeau, M. de. 1993. La Culture au pluriel, Paris : Éditions du Seuil.
  • Departamento nacional de planeación. 1991. Programa presidencial para Medellín y el área metropolitana, Bogotá.
  • Harvey, D. 2001. Spaces of Capital. Towards a Critical Geography, New York : Routledge.
  • Jaramillo, A.-M. et Perea, C. 2014. Ciudades en la encrucijada : violencia y poder criminal en Río de Janeiro, Medellín, Bogotá y Ciudad Juárez, Medellín : Corporación Región y Universidad Nacional de Colombia.
  • Lecombe, D. 2015. « Entre douleur et raison : sociologie de la production de figures de victimes en contexte colombien », Nuevo Mundo. Mundos Nuevos (en ligne).
  • Leibler, L. 2013 « De la justice pour penser l’espace : transport et justice spatiale, le cas du metrocable de Medellín, Colombie », G.-H. Laffont, A. Gautier, D. Martouzet, G. Chamerois et N. Bernard (dir.), L’Espace du nouveau monde. Mythologies et ancrages territoriaux, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 189-198.
  • Lhomme, S., Serre, D., Diab, Y. et Laganier, R. 2010. « Les réseaux techniques face aux inondations, ou comment définir des indicateurs de performance de ces réseaux pour évaluer la résilience urbaine », Bulletin de l’Association de géographes français, vol. 87, n° 4, p. 487-502.
  • Llorente, M.-V., Echandia, C., Escobeo R., Rubio, M. 2001. « Violencia homicida y estructuras criminales en Bogota », Analisis político, n° 44, p. 15-40.
  • Martin, G. 2012. Medellín tragedia y resurrección : mafia, ciudad y estado, 1975-2012, Bogotá : Planeta.
  • Medellín Cómo Vamos. 2017. Informe de indicadores objetivos sobre cómo vamos en pobreza, desigualdad y demografía, Medellín.
  • Medellín Cómo Vamos. 2019. Informe de indicadores objetivos sobre cómo vamos en seguridad, Medellín.
  • Pécaut, D. 1994. « Violence et politique : quatre éléments de réflexion à propos de la Colombie », Cultures et conflits, vol. 13-14.
  • Veschambre, V. 2014. « Production et effacement des lieux de mémoires dans une commune-centre anciennement industrielle : le cas de Villeurbanne (France) », Articulo, n° 5.
  • Veschambre, V. 2008. Traces et mémoires urbaines : enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Woods, K. 2011. « Ceasefire Capitalism : Military-Private Partnerships, Resource Concessions and Military-State Building in the Burma-China Borderlands », The Journal of Peasant Studies, vol. 38, n ° 4, p. 747-770.

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Pour citer cet article :

Julie Lavielle, « Quand Medellín célèbre ses pauvres pour mieux les évincer », Métropolitiques, 21 septembre 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Quand-Medellin-celebre-ses-pauvres-pour-mieux-les-evincer.html

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