À partir du début du XXe siècle, quand les premiers locataires ont commencé à entrer dans leur nouveau logis, les organismes de logement social tant publics que privés se sont trouvés face à un problème qu’ils n’avaient pas anticipé : comment faire respecter ce qu’ils estimaient être les règles du « bien habiter » par des populations suspectées de les ignorer parce qu’elles venaient de taudis insalubres ? Comme l’offre de « maisons saines » pour les populations modestes, mais solvables, s’accompagnait d’une fonction éducative et morale, ces organismes ont recruté des personnels spécifiques. Parmi eux, les concierges et les assistantes sociales ont joué un rôle important qui n’a cessé d’évoluer avec les missions mêmes du logement social. Les premiers sont devenus des « gardiens » dans les années 1970, appellation jugée plus moderne, tandis que les secondes ont dû faire face à l’accroissement de leur charge de travail et surtout à l’évolution de leurs publics. Peu abordés dans la littérature historique, nous proposons ici une analyse des évolutions de ces deux métiers au cours du XXe siècle à partir de l’exemple des deux puissants offices publics de la région parisienne : l’Office municipal de Paris, et l’Office départemental de la Seine, fondés respectivement en 1914 et 1915. Des sondages dans les archives des autres offices publics du territoire (Lyon, Nantes, Strasbourg), ainsi que dans celles de certaines coopératives et sociétés anonymes, montrent que l’analyse concerne l’ensemble des organismes publics et privés de logement social.
Rendre les locataires dignes de leur logement
À partir de leur création dans les années 1910 et 1920, les offices municipaux et départementaux de la région parisienne se sont préoccupés du choix et de l’accompagnement de leurs futurs locataires. Tout demandeur réputé « asocial » – terme utilisé sans discontinuer au long du siècle – était indésirable. L’asocial, c’était le père de famille trop nombreuse, mal éduqué, qui avait gardé de ses origines sociales et spatiales des « tares physiologiques », autrement dit l’ancien habitant d’un taudis ou d’un garni qui n’avait pas su s’adapter à son nouvel environnement. Les premiers administrateurs estimaient nécessaire un travail éducatif pour les faire évoluer vers leurs propres normes. Encore fallait-il trouver le personnel adéquat pour le mener. Un service social et de la statistique fut créé à l’Office de la Seine au début des années 1920. Il tenait à jour les statistiques d’attribution, établissait les profils sociaux et professionnels des habitants, surveillait les taux d’occupation des logements et centralisait les rapports de moralité préalables à leur attribution. L’Office embaucha ainsi ses premières assistantes sociales. Après le recrutement d’une « dame inspectrice visiteuse sociale, d’un dévouement et d’une compétence éprouvée », les besoins se révélèrent si « immenses et urgents » que des stagiaires de plusieurs écoles de service social furent engagées pour la seconder. En 1942, l’Office employait 18 assistantes sociales. À cause du manque de moyens pour assurer leur salaire, d’un défaut de candidates à l’embauche ou de circonstances dues à la guerre, elles n’étaient plus que 15 en 1949, mais déjà 24 en 1958. Aux enquêtes préalables, s’ajoutait le suivi des « cas sociaux », ayant un penchant pour la boisson, violents ou peu respectueux de la vie familiale et sociale. Elles expliquaient aux locataires les règles de propreté et d’éducation des enfants, la bonne manière de tenir un intérieur et le respect des espaces communs.
Or, les locataires avaient d’autres aspirations. Ainsi, avant 1945, les jardins attenants aux maisons individuelles furent l’enjeu de deux visions radicalement différentes. Tandis que, pour les logeurs, leur fonction était avant tout d’agrément, les logés les englobaient dans leur économie de vie, y construisant poulaillers, débarras et cabanes à outils. Les administrateurs des organismes pensaient que ces édicules attiraient les rats et les mauvaises odeurs. Ils en interdirent la construction, excepté des tonnelles fleuries qui seules, disaient-ils, permettaient de « conserver aux cités jardins de l’office la note d’ordre et d’esthétique que [les] architectes [s’étaient] ingéniés à leur donner ». Ce fut peine perdue, et il leur fallut périodiquement ordonner, sans grand succès, la démolition des constructions adventices. Après 1945, le scénario se répéta pour les balcons des immeubles collectifs, encombrés de bric-à-brac. Non contents de vouloir élever des poules, les locataires refusaient de se séparer des chiens et chats, compagnons de leur vie. Les administrateurs n’y voyaient pour leur part que désagréments et troubles de voisinage, à l’instar des enfants jouant bruyamment dans les espaces communs, des adolescents faisant vrombir leur mobylette sur les parcs à voitures ou rebondir leurs ballons près des fenêtres.
La chasse gardée des assistantes sociales
À Paris, la commission de gestion examinait les demandes de location, établissait la liste des admissions, préparait les règlements relatifs aux rapports des locataires avec l’Office. Comme dans les autres organismes, elle accompagnait l’examen des dossiers de demande d’une enquête confiée à une assistante sociale. En 1928, l’Office en employait dix, ce qui était bien peu eu égard aux milliers d’enquêtes qu’elles devaient effectuer. Ainsi, les assistantes sociales furent parfois secondées par des assistantes de police, au moment où, dans la capitale, se construisaient les milliers d’HBM sur les terrains des anciennes fortifications arasées. Leur recrutement se renforça après 1945, parallèlement à la mise en place de l’État providence et au développement rapide de l’action sociale.
Dans la décennie 1960, au moment où fut créé le fichier central des mal-logés, alors que les listes et les temps d’attente continuaient de s’allonger, le débat sur les attributions qui opposait depuis longtemps les partis politiques s’accusant mutuellement de favoritisme et de clientélisme, s’aggrava. Le rôle explicitement moralisateur et normatif des assistantes sociales fut mis en cause. Les critiques vinrent d’abord des nouvelles assistantes sociales, sorties des écoles après la guerre, plus jeunes et plus éloignées du catholicisme social que leurs aînées. Les autres détracteurs, principalement issus de la gauche, accusaient les enquêtrices de peser trop lourdement dans les attributions. Néanmoins, les investigations préalables se sont poursuivies et la question des locataires dits asociaux a continué à se poser dans des termes équivalents jusqu’à la fin du siècle. Les offices distinguaient les familles dignes d’être accueillies, des « asociaux » qu’il fallait éduquer et des quelques « irrécupérables » à expulser. S’indignant périodiquement de la saleté, des déprédations, des atteintes aux parties communes et autres manques de respect pour les immeubles, les administrateurs ont maintenu leur foi dans l’éducation et le travail social. Après le choc pétrolier des années 1970, alors que le peuplement même des HLM évoluait (accession à la propriété des familles les plus aisées et entrée dans le parc de logement social des plus pauvres), ils ont trouvé la tâche bien lourde. Ils se demandaient si c’était vraiment à eux de supporter tout le poids du travail social, notamment vis-à-vis des cas croissants de familles au chômage, monoparentales, récemment immigrées ou polygames.
Concierges, gardiens et personnel d’entretien
Dans la première moitié du siècle, les concierges, outre le nettoyage des espaces communs et la distribution du courrier, avaient un rôle crucial puisqu’ils percevaient les loyers [1]. Intermédiaires entre les locataires et le bailleur, ils devaient être de toute confiance et, ainsi que l’exprimaient les administrateurs, jouir d’une « certaine autorité ». Leur recrutement, souvent un couple où l’époux était le concierge principal et l’épouse la concierge secondaire, se faisait surtout parmi des retraités de la fonction publique. En juillet 1921, l’Office public de la ville de Paris reçut des demandes venant de mutilés et de veuves de guerre. Il les refusa car « ni les femmes seules, ni les hommes sans activité ni robustesse » n’en avaient les qualités. D’autant qu’outre la perception des loyers, les concierges devaient assurer le bon ordre des immeubles, charge qui était loin d’être de tout repos. Tout au long des années 1920 et 1930, ils furent régulièrement victimes d’agressions de la part d’habitants mécontents, « alors qu’ils s’efforçaient d’assurer l’application de leurs consignes ou de protéger les locataires paisibles », s’attristait un administrateur.
Devant ces incidents, les bailleurs regrettaient que les demandes d’expulsion ne fussent que rarement suivies d’effet. Il faut dire que les juges de paix qui arbitraient les relations conflictuelles entre propriétaires et locataires, sachant par expérience les conciliations difficiles et l’exécution des jugements longue et impopulaire, renonçaient souvent à poursuivre les procédures.
C’est pourquoi il fut projeté en 1926 de créer des emplois d’auxiliaires, recrutés parmi d’anciens gardiens de la paix. Ils auraient été rémunérés par les offices pour renforcer les concierges, assurer des surveillances spéciales, faire des rondes de nuit dans les caves ou les chantiers. À Paris, la préfecture refusa de créer des postes supplémentaires tout en conseillant à l’Office de s’adresser à une société de vigiles. Néanmoins, dans l’entre-deux-guerres, des femmes de service furent engagées pour aider les concierges à nettoyer les escaliers, tandis que des inspecteurs devaient les seconder, soulageant dans le même temps les assistantes sociales. Les revendications d’augmentation de personnel et de salaire, avec parfois, ici et là, des grèves, ont périodiquement ponctué la vie des offices.
Les conséquences de la transformation des offices en OPAC
Dans le dernier tiers du siècle, les missions des offices publics de logement social ont évolué. Avec la construction à grande échelle consécutive notamment à la rénovation urbaine, ils devinrent aménageurs autant que logeurs. Cela entraîna une transformation institutionnelle avec la création des Offices publics d’aménagement et de construction (OPAC). Cela impliquait un changement de statut des personnels, excepté dans un premier temps celui des gardiens, qui gardèrent un statut spécifique. Les organismes publics se transformèrent peu à peu en « entreprises », vocabulaire qui n’existait pas dans l’outillage mental et linguistique des pères fondateurs.
À Paris, pour les gardiens et les régisseurs, qui n’étaient plus soumis aux astreintes de la nuit et du week-end depuis 1987, un premier accord d’entreprise fut signé en 1992. Il portait sur les horaires et les temps de présence, objet d’un litige avec les locataires. Ces derniers, par l’intermédiaire de leurs représentants, une nouveauté des années 1950, réclamaient une ouverture large des loges. Les gardiens, de leur côté, voulaient s’en tenir aux horaires légaux des 39 heures. Après de nouvelles négociations sur les conditions de travail, un second accord intervint deux ans plus tard, principalement à cause de l’augmentation des problèmes de sécurité qui nécessitait d’autres formes de gardiennage. Cet accord entraîna une campagne d’installation d’interphones, de digicodes ainsi que de portes blindées, qui dura plusieurs années. Enfin, devant la persistance des incidents, la direction se résolut au recrutement d’une vingtaine de gardiens, malgré la tendance générale à réduire leur nombre.
Malgré les transformations des missions du logement social depuis un siècle, les organismes restent aujourd’hui confrontés à des questions récurrentes. Comment assurer un toit aux plus pauvres tout en préservant leur équilibre financier ? Quelles populations doivent-ils loger ? Quels modes de vie doivent-ils privilégier ? Comment faire coexister des populations aux cultures différentes ? De ce point de vue, le recrutement des assistantes sociales et des gardiens relève fondamentalement des mêmes missions : aider les bénéficiaires tout en contrôlant leur adaptation à leur nouvel habitat. Ces deux métiers sont bien les deux facettes historiques de l’œuvre d’encadrement du logement social et de leurs occupants.