Dans les quartiers d’habitat social parisiens, l’action des organismes HLM, la surveillance du parc de logements et le contrôle des populations résidentes ne s’arrêtent pas à l’heure où les antennes de gestion locative ferment et les gardiens regagnent leur domicile. Depuis 2004, outre les personnels d’astreinte, des agents patrouillent et interviennent toute la nuit dans les parties communes d’environ 500 résidences. Dotés d’un gilet pare-balles et d’un uniforme bleu sombre (blouson, treillis, rangers), armés d’un bâton de défense et d’une bombe lacrymogène, ils ont pour mission de « prévenir la délinquance, garantir la jouissance paisible des lieux, renforcer le sentiment de sécurité des locataires et affirmer l’autorité des bailleurs sur leurs sites [1] ». Ils forment le Groupement parisien inter-bailleurs de surveillance (GPIS), dont les effectifs avoisinent les 200 personnes en 2015.
À partir d’une étude empirique (Malochet 2015) [2], l’article apporte un éclairage sur ce dispositif spécifiquement parisien, révélateur d’une pluralisation de la sécurité urbaine et, notamment, de l’implication croissante des bailleurs sociaux dans ce domaine. Il souligne le positionnement paradoxal d’un service dénué de pouvoir coercitif mais pourtant chargé de « policer » le parc d’habitat social, dans une visée sécuritaire assumée qui bouscule les contours traditionnels de l’activité de bailleur. Sur fond de mutation du métier du concierge (Marchal 2006) et d’externalisation des tâches de nettoyage et de gardiennage, le GPIS témoigne d’une division renouvelée du travail de sécurité dans la ville, face au recentrage des forces de police sur un supposé « cœur de métier » qui les éloigne toujours plus des missions de tranquillité publique.
Quand les bailleurs sociaux investissent le champ de la sécurité quotidienne
Unique en son genre dans le paysage français, le GPIS a été, jusque très récemment, la seule véritable application de la disposition législative autorisant les bailleurs à constituer une personne morale dont l’objet est l’exercice, pour le compte de ses membres, d’une activité de surveillance des immeubles [3]. À sa façon, il reflète le régime d’exception dont jouit la ville-capitale s’agissant en particulier de la gestion de la sécurité – un régime qui consacre le rôle clé du préfet de police, accorde peu de pouvoirs au maire, malgré l’octroi de certaines compétences d’attribution [4] et reste, jusqu’ici du moins, dépourvu d’une police municipale en tant que telle [5] (Malochet 2018).
C’est dans ce contexte institutionnel que le GPIS a vu le jour en 2004, sous l’impulsion du directeur général du puissant Office public d’aménagement et de construction (OPAC) de Paris (rebaptisé Paris Habitat en 2007). Le groupement rassemblait alors sept bailleurs sociaux, il en compte onze aujourd’hui [6]. La mairie de Paris, à laquelle trois de ces organismes sont directement affiliés, a soutenu l’initiative dès le départ, politiquement et financièrement, sans quoi le projet n’aurait pu aboutir. Néanmoins, l’instrument reste entre les mains des bailleurs membres : ce sont eux qui l’administrent, sous le leadership de Paris Habitat qui concentre à lui seul 70 % des 75 000 logements placés sous la surveillance du GPIS [7].
Ce dispositif singulier est symptomatique d’une tendance plus largement observable dans le monde de l’habitat social. Face à la montée des préoccupations sécuritaires, le GPIS illustre la contribution croissante des bailleurs en matière de « tranquillité résidentielle » (Gosselin et Malochet 2016, 2017). Sous la pression de leurs personnels, de leurs locataires et des pouvoirs publics, c’est un champ d’action qu’ils investissent pour répondre à leurs obligations juridiques (assurer la jouissance paisible du bien loué, garantir la protection de leurs employés) autant qu’aux exigences de leur politique commerciale (renforcer la « qualité de service » et l’attractivité des sites), en compensation de ce qu’ils perçoivent comme une carence des forces de l’État. « Si le GPIS ne le faisait pas, qui le ferait ? », s’interroge en ce sens la maire adjointe de Paris chargée de la sécurité, pour qui ce travail de surveillance nocturne répond à « des besoins particuliers qui n’étaient pas couverts et ne l’auraient pas été ».
Dans les quartiers d’habitat social, le GPIS tient effectivement un rôle que personne d’autre ne semble en mesure d’assumer – c’est du moins ce qu’affirment tous les responsables rencontrés, y compris ceux de la préfecture de police. À ce titre, le GPIS témoigne d’un mouvement de pluralisation du policing [8] (O’Neill et Fyfe 2017), auquel ni la France (Bonnet et al. 2015) ni même Paris (Maillard et Zagrodzki 2017) n’échappent. Ce mouvement donne à voir une diversification des acteurs en charge de la sécurité urbaine, ainsi qu’une certaine perméabilité des frontières institutionnelles et professionnelles parmi ceux qui, à un titre ou un autre, sont investis d’une mission de surveillance et de sécurisation.
Un dispositif hybride pétri de références militaires et policières
À sa façon, le GPIS incarne cette perméabilité. Ni vraiment public, ni pleinement privé, il propose une formule hybride (Malochet 2017a). C’est un groupement d’intérêt économique (GIE), dont le bailleur majoritaire est un office public pour l’habitat et dont les autres membres sont des entreprises sociales pour l’habitat (de statut privé) et des sociétés d’économie mixte (résultant d’un montage public/privé). Le GPIS est soutenu par la ville de Paris [9] au travers d’une subvention aux bailleurs membres correspondant à près d’un tiers de son budget, mais son activité relève du cadre juridique des activités privées de sécurité (livre VI du code de la sécurité intérieure). Dégagé de toute pression commerciale, il évolue pourtant hors du marché des entreprises de gardiennage. Sa dimension parapublique lui confère un statut particulier, distinct de celui du commun des vigiles. Sur le plan de l’armement notamment, les agents du GPIS bénéficient depuis fin 2011 [10] d’une disposition dérogatoire qui leur permet de s’équiper de bâtons de défense et de bombes lacrymogènes, alors qu’en France, jusqu’à peu, les autres agents de sécurité privée n’étaient, à quelques exceptions près, pas autorisés au port d’arme dans l’exercice de leurs missions [11].
Depuis sa création, les dirigeants du GPIS cherchent à ériger leur service en modèle. Au regard de la procédure de recrutement, du dispositif de formation, du taux d’encadrement, du niveau de rémunération et d’équipement, le GPIS se démarque effectivement de la branche de la sécurité privée. Pour renvoyer l’image d’un dispositif sérieux, professionnel et bien cadré, il emprunte beaucoup à la culture et aux modes d’organisation militaires et policiers. Il faut dire qu’au sein du GPIS, de nombreux agents sont issus de l’armée ou des forces de l’ordre (au moment de l’enquête, c’est notamment le cas du directeur, ancien commissaire, et de son adjoint, ancien officier de l’armée de terre). Pour la plupart, les autres sont issus du secteur classique de la sécurité privée. Autrement dit, tous ou presque sont familiers des métiers de l’ordre, ayant eu une expérience antérieure dans ce domaine avant d’intégrer le GPIS.
L’organisation du travail et le vocabulaire employé rappellent également l’univers militaro-policier. Équipe de direction et personnel administratif mis à part, les agents se répartissent en deux « sessions » et travaillent de nuit, par roulement, à raison de 15 vacations par mois en moyenne. Chaque session comprend :
des opérateurs dédiés au poste de commandement opérationnel, chargés des régulations radio, du standard téléphonique et de la coordination des interventions ;
quatre groupes de rondiers composés chacun de cinq à six patrouilles de trois agents, affectés chaque soir à un secteur déterminé ;
un groupe de soutien et de protection, mobilisable en renfort et sur les missions jugées les plus sensibles, incluant des équipages canins.
Quant à l’encadrement hiérarchique, il est pyramidal et prégnant. L’activité des agents du GPIS est fortement régulée, notamment par les chefs de groupe, très présents dans le dispositif. Le management opérationnel est fondé sur le contrôle hiérarchique et la fermeté disciplinaire, suivant un modèle paramilitaire que les cadres de direction justifient d’un point de vue gestionnaire : c’est, disent-ils, ce qui permet de garantir le bon fonctionnement de la structure et d’éviter les dérapages sur le terrain.
Un policing en action et sous tension
Ni policiers, ni médiateurs, ni gardiens d’immeuble, ni même vigiles au sens classique du terme, les agents du GPIS se mobilisent sur un segment interstitiel qui leur est devenu propre : le maintien de la tranquillité résidentielle dans le parc d’habitat social la nuit. De 19 h 30 à 4 h 30 du matin, ils assurent des rondes et interviennent en réponse aux appels des locataires dans les parties communes des immeubles concernés par le dispositif, dans un périmètre circonscrit aux arrondissements périphériques de Paris (du 10e au 20e), là où se concentrent les quartiers prioritaires et la majeure partie des logements sociaux de la ville (sauf à considérer le 16e qui, jusqu’à récemment, n’était d’ailleurs pas couvert par le GPIS).
© GPIS-GIE.
Pour ainsi dire, le travail relève d’une logique de contrôle du territoire et de conformation aux règles d’usage. Il est tendu vers un objectif opérationnel bien identifié : l’« éviction », pour reprendre le terme employé en interne, des personnes qui occupent les parties communes (halls, cages d’escalier, caves, parkings, jardins) [12]. Cet objectif n’est pas soumis à la politique du chiffre, mais c’est bien le nombre de personnes délogées par le GPIS qui sert d’indicateur unique pour alimenter le logiciel permettant d’actualiser chaque jour le classement des 500 résidences couvertes sur une échelle de cinq niveaux, qui vont des « sites calmes » jusqu’aux « sites en situation très dégradée ». À ces catégories correspondent autant de modalités d’intervention, du simple passage hebdomadaire jusqu’aux opérations quotidiennes renforcées.
Juridiquement, les agents du GPIS ne peuvent cependant pas contraindre les personnes présentes à quitter les lieux. Pour chasser les « indésirables », ils ne disposent que de leur pouvoir de dissuasion. Ils ne misent pas pour autant sur le dialogue. En intervention, ils parlent le moins possible et jouent plutôt sur la démonstration de force et sur les symboles de l’autorité (carrure, posture, nombre, uniforme). Même s’ils n’ont aucun pouvoir de sanction, c’est une image répressive qu’ils renvoient de fait : celle du bras armé des bailleurs, d’une force chargée de maintenir l’ordre social ordinaire dans les résidences HLM. Ils ne sont certes pas policiers, et sont d’ailleurs contestés sur ce thème par certains de ceux auprès desquels ils interviennent (« vous n’êtes pas des vrais flics »). Mais, dans l’ensemble, ils parviennent sans mal à manifester une autorité sans avoir recours à la coercition [13], et ce, d’autant mieux que leur mode opératoire (technique de progression en triangulation), leur corpulence (« beaux gabarits » dans l’ensemble) et leurs équipements (tenues, armes, chiens) en imposent.
Ce travail permanent de reconquête des espaces collectifs génère un rapport d’opposition entre le GPIS et ses « clients », ceux qui sont identifiés comme les fauteurs de troubles (les « jeunes » qui « tiennent le mur » et « squattent » les halls d’immeuble). Les relations sont donc sous tension. Constamment exposés aux provocations, régulièrement pris pour cible (jets de projectiles), les agents du GPIS sont éprouvés par ces confrontations rugueuses, parfois dangereuses pour leur intégrité physique. Ils se tiennent à distance face à leur public, sur la défensive, comme enfermés dans un rapport d’adversité induit par la nature même de l’activité – ce qui a pour effet pervers d’alimenter plus encore le climat de défiance mutuelle.
Sur ce plan, les agents du GPIS vivent une expérience assez proche de celle des policiers (Malochet 2017b), avec lesquels ils nouent d’ailleurs des relations de coopération fortes. En revanche, vis-à-vis des autres intervenants locaux, des gardiens d’immeuble ou des correspondants de nuit de la ville de Paris, la coordination est minimale et les liens sur le terrain sont quasi inexistants. En tout état de cause, le GPIS appartient et s’identifie au monde des métiers de la sécurité, à ce que les Anglo-Saxons nomment la famille étendue du policing (Crawford et Lister 2004). Aucune ambiguïté sur son positionnement, c’est un acteur de l’ordre quotidien dans la ville, l’orientation est claire et assumée, explicitement sécuritaire.
Une efficacité (toute) relative
En 2004, en créant le GPIS à Paris, les organismes HLM ont donc inventé un dispositif inédit en France, à la croisée des champs du logement social, de l’administration territoriale et de la sécurité urbaine. 15 ans plus tard, celui-ci reste très atypique, mais s’est installé dans le paysage institutionnel de la capitale, et les bailleurs membres en font valoir les bénéfices en termes de présence régulatrice, de veille technique et de continuité de service la nuit. L’efficacité dissuasive du GPIS est cependant limitée. Entre les agents et leur public cible, c’est le jeu du chat et de la souris : dès que les équipages s’en vont vers un autre site, rien n’empêche les personnes de réintégrer le pied d’immeuble ou la cage d’escalier d’où elles viennent d’être délogées. Le mode d’action, de l’ordre de l’intervention ponctuelle, permet tout au plus de « déplacer les problèmes », mais pas de les résoudre fondamentalement.
L’impact sur l’ambiance résidentielle reste donc de faible portée, notamment sur les sites les plus exposés aux nuisances et à la délinquance. C’est pourtant à l’aune des objectifs affichés de tranquillisation des quartiers et d’amélioration du cadre de vie des locataires que l’utilité du GPIS devrait pouvoir être mesurée. Mais quels indicateurs retenir ? Comment apprécier ce que les patrouilles empêchent ou non, les troubles qu’elles permettent d’éviter ou de juguler, autrement dit ce qui n’a pas lieu ? Comment intégrer les retours des habitants, leur expérience vécue par-delà les questions souvent réductrices des enquêtes de satisfaction ? Et comment isoler l’effet propre du GPIS sur l’évolution du climat dans chaque résidence ? L’évaluation d’un tel dispositif soulève des enjeux méthodologiques épineux qu’il est néanmoins crucial d’investir pour pouvoir se prononcer sur l’efficience du dispositif.
Malgré ces limites fortes et ces interrogations non tranchées, le GPIS suscite de l’intérêt bien au-delà de Paris intra-muros, comme l’attestent les visites de délégations en provenance d’autres villes de France ou de l’étranger. Dans l’aire métropolitaine du Grand Paris et dans la petite couronne en particulier, la question se pose de l’extension d’un tel service au-delà du boulevard périphérique. Pour certains bailleurs et élus locaux, il y va de l’égalité de traitement des habitants du parc social face aux problématiques d’insécurité. En pratique, cette éventualité se heurte cependant à de nombreux obstacles qui tiennent tant au montage politique et financier qu’aux difficultés de transposition opérationnelle dans des territoires autrement plus sensibles et étendus.
Nonobstant le service récemment créé à Toulouse (avec une feuille de route sensiblement différente, voir note 3), il est donc difficile de dire aujourd’hui si des dispositifs équivalents au GPIS essaimeront ailleurs demain. Quant à savoir si c’est souhaitable, la question fait débat dans le monde du logement social. Modèle à promouvoir pour les uns, le GPIS constitue pour d’autres un exemple à ne surtout pas suivre, considérant qu’un tel dispositif outrepasse les missions du bailleur, encourage le désengagement de l’État et concourt à la privatisation de la sécurité. De ce point de vue, le GPIS n’illustre pas seulement l’implication accrue des bailleurs en matière de sécurité. Il cristallise aussi leurs interrogations sur la nature de leur rôle en ce domaine.
Bibliographie
- Bonnet, F., Maillard, J. de et Roché, S. 2015. « Plural Policing of Public Places in France : Between Private and Local Policing », European Journal of Policing Studies, vol. 2, n° 3, p. 285-303.
- Crawford, A. et Lister, S. 2004. The Extended Policing Family. Visible Patrols in Residential Areas, York : Joseph Rowntree Foundation.
- Gosselin, C. et Malochet, V. 2017. « “Jusqu’où ne pas aller trop loin ?” Les bailleurs sociaux face aux enjeux de sécurité », Espaces et sociétés, n° 171, p. 127-143.
- Gosselin, C. et Malochet, V. 2016. Acteurs de la tranquillité, partenaires de la sécurité. Les bailleurs sociaux dans un rôle à dimension variable, Paris : IAU-îdF.
- Maillard, J. de. 2013. « Réguler les espaces publics : le rôle ambivalent des nouveaux métiers », Métropolitiques [en ligne], 16 janvier.
- Maillard, J. de et Zagrodzki, M. 2017. « Plural Policing in Paris : Variations and Pitfalls of Cooperation Between National and Municipal Police Forces », Policing and Society, vol. 27, n° 1, p. 53-64.
- Malochet, V. 2018. La Gouvernance de la sécurité en Île-de-France. Implication et imbrication des collectivités territoriales et des intercommunalités, Paris : IAU-îdF.
- Malochet, V. 2017a. « Contours et positionnement d’une forme hybride de policing résidentiel. Le cas du Groupement parisien inter-bailleurs de surveillance (GPIS) », Champ pénal/Penal Field [en ligne], vol. XIV, 12 octobre.
- Malochet, V. 2017b. « Les relations police/population sous le prisme de la pluralisation du policing en France. Le cas des polices municipales et des services de sécurité interne de la SNCF, de la RATP et des bailleurs sociaux parisiens », Les Cahiers de la sécurité et de la justice, n° 40, p. 13-22.
- Malochet, V. 2015. Le Groupement parisien inter-bailleurs de surveillance (GPIS). Sociographie d’une exception parisienne, Paris : IAU-îdF.
- Marchal, H. 2006. Le Petit Monde des gardiens-concierges. Un métier au cœur de la vie HLM, Paris : L’Harmattan.
- Ocqueteau, F. 2018. « Pourquoi l’État français a-t-il armé les agents privés de sécurité ? » Métropolitiques [en ligne], 5 mars.
- O’Neill, M. et Fyfe, N. R. 2017, « Plural Policing in Europe : Relationships and Governance in Contemporary Security Systems », Policing and Society, vol. 27, n° 1, p. 1-5.