Feeding Gotham est issu de la thèse de doctorat de Gergely Baics. Si la formation et les affiliations académiques de son auteur en font un chercheur en histoire sociale, cet ouvrage emprunte à plusieurs disciplines (économie, sciences politiques et géographie). De plus, il navigue entre des objets (politiques publiques et modes de vie citadins, usages et conflits dans les espaces publics) et des outils (systèmes d’information géographique) encore peu explorés avec un tel souci d’interdisciplinarité.
Le lecteur non familier des travaux d’historiens regrettera l’absence d’une bibliographie récapitulative des nombreuses sources citées par l’auteur, en note ou dans le corps du texte. En revanche, l’omniprésence de sources primaires (chroniques de presse, budgets de familles, écrits fictionnels ou populaires, textes institutionnels, réglementaires ou législatifs) rend vivant le tableau des débats intellectuels, des cheminements économiques et financiers et des questions politiques soulevées par l’évolution du système alimentaire. Le récit de la trajectoire souffre parfois (en particulier dans l’introduction et le premier chapitre) de méandres chronologiques difficiles à suivre, mais on a toutefois plaisir à y revenir après une première lecture de l’ouvrage, pour mieux en saisir les nuances. D’un point de vue formel, l’anglais de l’auteur est riche mais très accessible, par sa syntaxe, au lecteur francophone ; les cartes sont nombreuses et leur esthétique claire favorise la compréhension des multiples variables représentées – deux annexes précieuses détaillent des données mobilisées pour leur construction. On peut cependant regretter la reproduction assez médiocre (taille, clarté, grain) des trop rares documents d’iconographie originaux.
La démarche de Baics s’inspire des travaux de l’historien W. J. Novak. À la fin des années 1990, celui-ci a bouleversé l’historiographie de la science politique nord-américaine en établissant que le XIXe siècle états-unien n’avait pas été le laboratoire du libéralisme contemporain (dans lequel un État libéré du joug colonial laisserait libre cours, voire protégerait, entrepreneuriat privé et individuel, donnant naissance au mythe du self-made man), mais plutôt un domaine d’application du concept de « société bien régulée [1] ». Cette idée met en évidence l’origine de la décentralisation de la structure politique américaine qui régionalise, à l’échelle des États fédérés, l’autorité publique et, de ce fait, la fabrique des politiques sociales, notamment urbaines. Dans les secteurs du logement, de la gestion des eaux ou d’autres services urbains réticulés, les États-Unis n’ont pas incarné un artefact du libertarianisme dès leur origine ; pas davantage qu’on ne serait passé, dans le domaine alimentaire, d’une expertise corporatiste héritée de la période coloniale à un marché libéré de toute contrainte dès la ratification de la Constitution. Pourtant, un changement s’est bel et bien opéré dans la gestion de l’approvisionnement alimentaire urbain : la subsistance de « Gotham [2] » a été dérégulée, passant d’une prérogative de l’autorité publique à une gestion privatisée.
Pour faire état de cette importante mutation, l’auteur mobilise successivement trois entrées : le rôle de l’espace urbain et des infrastructures commerciales (leur matérialité, leur manière d’absorber la croissance démographique et de répondre à une demande mouvante) ; l’évolution des politiques publiques et leur lien avec l’essor d’une nouvelle idéologie, partagée par les commerçants et les consommateurs ; les transformations sociales et leurs conséquences sur la consommation.
La libéralisation de l’approvisionnement alimentaire new-yorkais : trajectoire et transition
Dans le premier chapitre, l’auteur présente la trajectoire de l’approvisionnement alimentaire tout au long de la période étudiée (1790‑1860) : l’état du système alimentaire au moment de la révolution (années 1780‑1790), les conséquences de l’indépendance sur les politiques publiques d’une ville qui allait devenir la Metropolis of the Union – un centre urbain majeur en termes démographiques, économiques et symboliques –, et les transformations en cours à la veille de la guerre de Sécession (autour de 1860). En décrivant les différents acteurs impliqués (citadins, commerçants, municipalité), l’évolution de l’infrastructure commerciale (marchés municipaux et autres échoppes) et les transformations réglementaires et financières de la gestion de l’approvisionnement, Baics démontre l’existence d’une transition opérée entre les années 1790 et les années 1860. L’objectif des deux parties suivantes est d’éclairer de manière thématique et chronologique les tendances lourdes et les signaux faibles (partie 2) qui ont caractérisé cette transformation majeure du système alimentaire (partie 3). La deuxième partie étudie les 30 premières années de la période dans trois chapitres distincts : le fonctionnement quotidien des marchés municipaux (chapitre 2) et les modalités de l’approvisionnement domestique (chapitre 3) sont illustrés par l’étude approfondie du cas du Catharine Market, dans le sud de Manhattan (chapitre 4). Dans la troisième partie, l’amorce de la libéralisation est abordée sous l’angle des transformations de la géographie des marchés alimentaires (chapitre 5), puis par le biais de l’analyse des conséquences de la dérégulation sur les conditions de l’accessibilité des citadins aux denrées (chapitre 6). Partant, l’objectif de Baics est de décrire la trajectoire cognitive, institutionnelle et matérielle de la libéralisation de l’approvisionnement new-yorkais : en interrogeant les limites historiques mouvantes entre sphère publique et opérateurs privés de l’approvisionnement, il éclaire l’histoire politique et économique de New York, sans la dissocier de ses aspects infrastructurels, spatiaux et sociaux.
Avant les années 1820, le système d’approvisionnement est régi par la puissance publique selon des principes d’équité d’accès, d’universalité et de continuité (isotropie dans l’absolu et réponse relative à la demande). Les consommateurs y recourent selon des temporalités particulières en fonction de la saisonnalité, des horaires d’ouverture des marchés et des étals, des possibilités de conservation domestique. Ils y ont un accès garanti par la puissance publique et peuvent s’y procurer des denrées en qualité et en quantité suffisantes – la qualité des ressources étant régulée par l’application des règlements municipaux en matière de santé publique, mais aussi par une forme de contrôle mutuel des commerçants eux-mêmes (enjeux de compétition commerciale sur un marché restreint, de réputation, de fidélité de la clientèle).
La transition s’opère au tournant des années 1820-1830. Toutes les grandes villes du monde occidental connaissent une croissance importante – et New York n’est pas en reste [3] – que ce soit par accroissement naturel (progrès de la médecine, de l’hygiène et accroissement de la fécondité), par l’exode rural (en particulier pour les villes européennes) ou par l’immigration (spécifiquement pour les villes de l’est des États-Unis). Pour absorber cette demande grandissante, les marchés alimentaires doivent être étendus et multipliés dans le tissu urbain. Or, la municipalité, gestionnaire presque plénipotentiaire de l’approvisionnement, fait défaut : les investissements pour entretenir les marchés existants sont différés ou abandonnés pour développer d’autres services urbains (approvisionnement en eau potable, assainissement, verdissement et embellissement des espaces publics), de même que ceux qui devraient financer la construction de nouvelles infrastructures commerciales. En parallèle, l’idée d’une libéralisation du marché (notamment alimentaire) intéresse et mobilise les trois acteurs principaux de l’approvisionnement new-yorkais : la municipalité remet en question les privilèges qu’elle accorde à quelques commerçants patentés au détriment de très nombreux autres, tout aussi compétents, pour accomplir l’approvisionnement ; les commerçants indépendants dénoncent une concurrence injuste du fait de l’existence de marchés protégés ; les consommateurs défient la confiance d’un monopole économique contraignant l’offre alimentaire commerciale (types et variétés de denrées, horaires des marchés, spéculations potentielles, etc.).
Croissance urbaine, redéfinition de la place des marchés alimentaires dans la hiérarchie des finances publiques et crise de confiance généralisée provoquent alors un renouveau du système alimentaire new-yorkais. À partir des années 1830, celui-ci est caractérisé par l’urbanisation commerciale, la privatisation de l’approvisionnement et la fragmentation de l’offre alimentaire. La densification et l’étalement urbain conduisent à un accroissement de l’offre pour réduire les distances à parcourir pour l’atteindre : le nombre de marchés augmente, dorénavant ad hoc ou à l’initiative de comités de quartier. Malgré des réticences hygiénistes (qu’adviendra-t-il de la santé publique sans contrôle municipal de la qualité des denrées ?), les acteurs centraux de l’approvisionnement sont désormais les commerçants et les consommateurs : la privatisation du ravitaillement répond à la demande des premiers, libérés du corporatisme, et des seconds, désireux d’une offre plus flexible et concurrentielle. Ainsi, l’offre alimentaire est fragmentée socialement, par la ségrégation résidentielle qui accompagne la croissance urbaine et les disparités ethniques de peuplement des quartiers new-yorkais, mais aussi spatialement, par les opportunités que trouvent les commerçants à s’installer dans le tissu urbain.
La dérégulation comme choix politique : la libéralisation de l’approvisionnement urbain est-elle inéluctable ?
La dérégulation du marché alimentaire new-yorkais est due à l’intrication de facteurs concomitants qui eurent des conséquences à long terme sur l’armature et le tissu urbains, sur les modes de vie citadins et sur la géographie sociale et économique de « Gotham ». Pour autant, l’auteur se défend d’adopter un parti pris hostile dans l’absolu à la libéralisation. Selon lui, celle-ci n’est pas le fait d’une main invisible qui aurait profité d’un soudain et passif désengagement des pouvoirs publics vis-à-vis de la question alimentaire, mais le résultat du choix politique de donner la priorité à d’autres secteurs d’intervention et d’investissement (services de l’eau, des espaces verts et du logement). L’auteur démontre ainsi que la libéralisation économique mondiale n’a pas marqué la fin inéluctable du service public de l’approvisionnement alimentaire. Baics cite l’exemple des marchés municipaux de Barcelone, qui se maintiennent depuis deux siècles dans ce contexte et continuent de représenter une part non négligeable des dépenses alimentaires. Citons à notre tour la création des marchés d’intérêt nationaux (MIN) pendant l’essor indéfectible de la grande distribution : par décret dans les années 1950 [4], l’État français décide de rationaliser l’approvisionnement urbain en en confiant la gestion à des structures mixtes (État, collectivités, promoteurs immobiliers commerciaux et commerçants), chargées d’administrer les marchés de gros. Peinant à remplir leurs fonctions originelles face à la domination du secteur par la grande distribution, et pour se maintenir comme un acteur parapublic dynamique, les MIN entament aujourd’hui une diversification de leur activité [5].
L’ouvrage confirme l’intérêt d’un regard historique sur l’état actuel du système alimentaire, et éclaire d’une manière nouvelle les questions vives de la sécurité et de la sûreté alimentaires [6]. Dans le contexte états-unien, où des inégalités urbaines, économiques et sociales s’accompagnent d’enjeux de justice alimentaire [7], le New York City Department of City Planning estime que trois millions de New-Yorkais – soit plus d’un tiers de la population de l’aire administrative de la ville – vivent dans un quartier dont l’offre alimentaire en produits frais est lacunaire. Les habitants de ces quartiers (en particulier le Bronx, et certains espaces de Brooklyn et du nord de Manhattan) disposent d’une offre médiocre (en diversité et en qualité) et sont plus souvent qu’ailleurs sujets à des problèmes de santé alimentaire (par exemple, carences nutritionnelles, obésité). À l’inverse, la population plus aisée des espaces centraux ou suburbains bénéficie d’une gamme de commerces alimentaires plus large et plus fournie, notamment par le biais d’une offre dense en produits frais de qualité (Berroir et al. 2015), et enregistre une prévalence moindre vis-à-vis des maladies liées au régime alimentaire. À l’opposé de la catégorie de « désert alimentaire [8] », l’auteur propose de qualifier de « jungle alimentaire » cet autre côté du spectre, par analogie avec l’offre pléthorique que proposait la municipalité de New York avec les marchés qu’elle gérait au début du XIXe siècle. Ainsi peut-on en tirer une double conclusion. Premier point, la libéralisation de l’approvisionnement a fragmenté l’offre d’un point de vue concret, matériel et pratique, puisque l’accessibilité au plus grand nombre n’a plus été garantie par l’universalité du service urbain géré par une entité publique. Et, de ce fait même, elle a créé une juxtaposition de « déserts » et de « jungles » alimentaires qui témoignent aussi bien de l’histoire de la géographie commerciale de New York que des inégalités sociales de son peuplement actuel.
Bibliographie
- Berroir, S., Clerval, A., Delage, M., Fleury, A., Fol, S., Giroud, M., Raad, L. et Weber, S. 2015. « Commerce de détail et changement social urbain : immigration, gentrification, déclin. Lectures croisées », EchoGéo, n° 33, juillet‑septembre.
- Gottlieb, R. et Joshi, A. 2010. Food Justice, Cambridge (Massachusetts) : MIT Press.