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Entre enserrement et desserrement, la mobilité spatiale des femmes en périphérie d’Alger

Dans son enquête sur les rapports de genre à Alger, Ghaliya Djelloul part des espaces du dedans pour identifier les contraintes qui, en amont, pèsent sur la mobilité spatiale des femmes vers le dehors. Elle décrit la double dynamique d’enserrement et de desserrement qui gouverne la mobilité des femmes : face à la stratégie d’expansion de l’ordre domestique dans les espaces publics urbains au nom de la normativité religieuse, les actrices sociales déploient des ruses pour se couvrir lorsqu’elles se déplacent dans la ville.

Dans le cadre d’une recherche sur les rapports de genre en Algérie, j’ai mené un terrain ethnographique de 14 mois à Alger (de 2014 à 2016, et du point de vue d’une native revenant au pays). Faisant l’objet, en tant que jeune fille [1], d’une surveillance constante et de différentes tentatives de contrôle de mon corps et de ma mobilité lors de mes séjours dans les espaces domestiques et extra-domestiques [2], j’ai tenté d’identifier les ressources, stratégies et solidarités que mobilisent les femmes – rencontrées par le biais de mes réseaux familiaux et de voisinage – pour faire usage des espaces publics malgré les stratégies d’enserrement familial et communautaire. Mêlant ma voix aux leurs, je développerai l’hypothèse suivante : la pression collective qui les incite à se couvrir par le biais de rappels et injonctions à la « pudeur » (au sens de la retenue de s’exposer) constitue une tactique du régime patriarcal face au desserrement normatif qu’expérimentent les femmes dans le contexte urbain (Butler 2017 ; Djelloul 2017). Cette forme de gouvernementalité étend l’« ordre moral urbain » (Addi 1999) qui régule la présence des femmes au sein du quartier par un code de l’honneur (Dris 2007) aux espaces du dehors. Dotant leur présence dans les espaces extra-domestiques d’une faible légitimité, ce régime normatif fabrique une catégorie d’indésirables suspectées de déviance et légitime en retour de nombreuses formes de violence à leur endroit.

Désordre spatial et extension d’un ordre moral urbain

Face à la pression démographique qui s’exerce sur les centres urbains en Algérie depuis son accès à l’indépendance, amplifiée par l’exode forcé lié à la violence politique des années 1990 (Bendjelid et al. 2010), des projets « structurants » se sont développés depuis les années 2000, censés mieux répartir les pôles urbains par la création de « nouvelles centralités » (Cattedra 2010 ; Sarazin et Rahmani 2016 ; Lakehal 2017) [3]. Dans ce contexte, la capitale qu’est Alger constitue une destination privilégiée pour des populations issues d’une variété de régions du pays, qui viennent en partie grossir des poches d’habitat précaire au centre et en périphérie (Djerbal 2001 ; Kateb 2003). Les politiques d’« urbanisation périphérique [4] » entraînent des plans de relogement qui nécessitent le déplacement de populations des marges des centres urbains vers celles des périphéries et de quartiers « non réglementaires », ce qui renforce le processus de fragmentation socio-spatiale (Semmoud 2010 et 2015) [5]. Les trajectoires résidentielles diverses qui mènent à ces périphéries débouchent sur différentes configurations urbaines allant de la « mixité » à des formes de fractures ou de micro-ségrégations, selon le degré de paupérisation et de déficit d’équipements (Semmoud 2009 ; Msilta 2009).

C’est précisément dans ces marges urbaines que démarre dès les années 1980 l’affrontement entre l’État et les groupes armés, unis par une « communauté imaginaire » islamique (Moussaoui 2006 et 2015). Appelant la population à la lutte armée contre l’État « impie », les tenants de la « Solution islamique » (Carlier 1995) recrutent auprès d’une jeunesse urbaine éduquée mais désœuvrée, pour moraliser ces « espaces interstitiels » (Rémy 2016) par le biais d’une normativité islamique qui prône un strict contrôle des mœurs. Ce discours de rappel islamique prend la forme d’écrits et de prêches, dont la diffusion est favorisée par de nouveaux médias, qui dénoncent la menace de désordre moral causée – entre autres – par la sortie des femmes hors du foyer domestique. Ils critiquent la « débauche » qui découlerait de leur coprésence avec des hommes (non reliés à elles par des liens familiaux) dans les espaces du dehors (école, travail, rue…).

La pudeur, érigée en vertu centrale pour les croyant·e·s [6], est censée prévenir ce désordre par un « engagement dans la religion » (Le Renard 2011). Celui-ci se refléterait dans la tenue vestimentaire des femmes [7] et le respect d’une ségrégation spatiale des sexes dans les espaces du dedans et du dehors. Obéir à Dieu consisterait, pour elles, à remplir leurs devoirs envers le groupe familial en étant une bonne fille, épouse et mère, qui conserve l’honneur en évitant la coprésence et les contacts physiques avec des hommes (sauf dans un cercle familial de plus en plus restreint) (Bekkar 1995 ; Djerbal 2004). La piété, censée être révélée par la pudeur, permet de couvrir et protéger la « face » (Goffman, 1974) des « filles de bonne famille » (Djelloul 2017), du risque moral de leur exposition (Guessous 1996).

Ainsi, en prônant des formes de ségrégation spatiale dans les espaces publics urbains, devenus le théâtre du passage quotidien d’un nombre croissant de lycéennes, étudiantes et travailleuses (Addi 1999), ce discours tente de contenir le desserrement normatif des « jeunes filles », en quête identitaire (Elaidi 2010). C’est pourquoi la normativité islamique participe selon moi au réarmement moral du pouvoir patriarcal en vue de maintenir la tutelle des hommes sur les femmes, et des familles sur leurs membres, face aux dangers [8] auxquels sont exposées des populations « déracinées » et acculturées par le mode de vie marchand – c’est-à-dire sans honneur et sans protection (Bourdieu et Sayad 1964). Cet « ordre moral urbain » (Addi 1999) opère comme un rappel à l’ordre sexué, par un durcissement et une extension du code de l’honneur relatif au quartier, dans les autres dehors (Dris 2007), en réponse à la double menace que constitue le mode de vie urbain sur la centralité de l’ordre domestique : provenant du dehors, par le biais du comportement des hommes, et du dedans, par la désobéissance des femmes.

Comment ce régime normatif se manifeste-t-il dans l’Algérie contemporaine et opère-t-il au quotidien ? Jusqu’où parvient-il effectivement à modeler les usages féminins des espaces publics urbains (Coutras 2008 ; Monqid 2014 ; Le Renard 2011a) au centre et en périphérie d’Alger ? C’est à partir de ma propre expérience de mobilité spatiale (voir également Le Renard 2010 ; 2011b) et des troubles qu’elle a suscités à l’échelle familiale et communautaire, lors de mes séjours dans plusieurs quartiers à l’est et au sud d’Alger [9], que je décrirai les manifestations de ce système de surveillance et de discipline des désirs féminins et de leurs corps, ainsi que les stratégies développées par les femmes pour sortir et se mouvoir couvertes.

Négocier sa sortie de l’espace domestique

Retournant dans le quartier de mon enfance [10], je démarre mon enquête dans les espaces du dedans : ceux de l’intimité de ma famille élargie, des voisines et amies. Dans ces espaces domestiques où se transmettent les codes culturels de la féminité (Lacoste-Dujardin 1985 ; Oussedik 1996), j’apprends à percevoir les espaces du dehors comme dangereux, à sentir le poids de la frontière de l’espace domestique sur les possibilités de mouvement des femmes, et à identifier les multiples manifestations de son « seuil » (Dris 2004 ; Berger et Charles 2014).

Ma capacité d’enquêter est d’emblée limitée par l’ordre sexué : comme la majorité des femmes algériennes non mariées, je dois vivre avec mes parents sous peine d’être jugée déviante. La grande autonomie qu’on m’accorde ne me soustrait pas au contrôle du voisinage et de la famille élargie : mes projets de sortie, seule ou en groupe – mais sans accompagnement familial – suscitent systématiquement des réprobations. On tente de m’en dissuader, en raison de la perception négative qu’en aurait mon entourage, de ma responsabilité de ne pas me et nous mettre en danger. On fait valoir la nécessité d’être accompagnée par un membre de la famille (de préférence masculin) pour légitimer et sécuriser mes déplacements ; de limiter mes sorties à certaines heures et à certains lieux reconnus comme sûrs en raison de la présence de familles ou de leur caractère privé et surveillé – les centres commerciaux, les hôtels ou autres clubs. Les lieux à prédominance masculine comme « les lieux de divertissements socioculturels, sportifs ou ludiques » (Naceur 2004) sont, quant à eux, totalement proscrits.

Pour observer les espaces publics urbains, je sollicite souvent ma mère pour m’escorter : sa respectabilité me fournit une parfaite couverture. Mais dès que nous envisageons de sortir d’Alger, notre entourage familial désapprouve, en raison des dangers qui guettent les femmes voyageant seules. Nous sommes exhortées à être accompagnées par un membre masculin de la famille et mobilisons souvent un jeune cousin à cet effet. Pour mes sorties nocturnes, j’obtiens – après avoir développé le réseau social nécessaire – le numéro d’un taxi de confiance, onéreux mais garantissant de reconduire une femme seule le soir. Au retour de ma première sortie nocturne, je trouve mon cousin au pas de la porte, qu’il m’ouvre avant de m’escorter à l’intérieur. Cette apparente coïncidence était une mise en scène à destination du voisinage. Cet indice, suivi de tant d’autres, me fit progressivement prendre conscience de l’omniprésence d’un ordre moral qui s’incarne dans ces yeux qui pourraient me voir, me juger et me condamner, ici au seuil de l’espace domestique.

En cherchant à résister à cet enserrement, je me suis d’abord demandée si ces mises en garde ne servaient pas, avant tout, à me maintenir coûte que coûte sous le joug d’un ordre domestique qui discipline mes comportements et renforce ma dépendance envers ma famille. Mais l’accumulation d’expériences d’hostilité masculine au-dehors m’a permis de mesurer le coût moral d’une sortie seule pour une femme, et de prendre conscience que c’est non seulement vis-à-vis des siens mais aussi vis-à-vis des autres qu’elle éprouve une « vulnérabilité » hors des espaces domestiques (Djelloul 2017). Tenues de préserver leur qualité de fille de bonne famille, les femmes intériorisent la faible légitimité morale de leur corps dehors, qui justifie la mise en danger physique qu’elles y risquent : leurs corps étant (perçus comme) indésirables, elles pourront être traitées comme telles. « Surveiller et punir » (Foucault 1975) sont les deux faces d’une même médaille qui vise à empêcher les femmes de s’aventurer sur un territoire à prédominance masculine, rappelant la légitimité et renforçant la nécessité des « arrangements de genre traditionnels » (Macé 2015).

Éprouver l’indésirabilité dans les espaces extra-domestiques

Petites, la majorité des filles peut se mouvoir à l’extérieur de l’espace domestique. C’est à l’adolescence que démarre l’objectivation sexuelle et le continuum de violences masculines qui l’accompagne (Hanmer 1977 ; Papadaki 2012). Leurs familles resserrent alors leur emprise spatiale en les exhortant à se déplacer rapidement, à dissimuler leur corps par le vêtement islamique, ou à éviter les lieux peu fréquentés ou non exclusivement par des femmes. Si les lieux mixtes ne sont pas déjà cloisonnés (Lazreg 1998) – comme de nombreux bureaux de vote, salles d’attente ou restaurants avec salles familiales –, mieux vaut rester groupées. Conscientes de transgresser les normes endogames de leur groupe familial en s’aventurant hors de ses frontières et de le mettre en danger en exposant leur corps, « temple » de l’honneur (Oussedik 1996), au regard d’hommes qui ne sont pas membres de leurs familles, les jeunes femmes choisissent de sortir couvertes.

Et les gardiens (du temple) domestique(s) sont là pour le leur rappeler, puisque tout homme ou femme peut se sentir en droit de jouer un rôle vis-à-vis de quelque femme que ce soit, bien au-delà de leur ancrage résidentiel. J’en fais l’expérience dans une rue du centre d’Alger avec deux autres jeunes femmes lors d’une soirée de ramadan [11], lorsque quatre hommes passant en voiture nous apostrophent et cherchent à nous humilier publiquement en criant : « Ayez honte, ayez honte, rentrez dans vos maisons ! ». Prises de honte et de culpabilité, mes amies se réfugient dans un restaurant, tandis qu’interloquée par tant d’agressivité, mais résolue à refuser cette injonction, je m’arrête et allume une cigarette. Cette brigade volante montre le caractère diffus de l’« ordre moral urbain » et son modus operandi : l’actualisation de la « vulnérabilité » par le rappel à l’ordre sexué et domestique (Lieber 2008).

Se couvrir pour éviter de s’exposer au regard et se protéger de la violence

Mes sorties peu ou pas couverte m’exposent à des regards masculins appuyés qui me font me sentir comme une proie : « ils te dévorent », disent les femmes pour évoquer cette sensation d’intrusion permanente dans leur espace personnel (Monqid 2014). Non seulement mon corps semble représenter une surface légitime pour le regard masculin, mais toute réaction de ma part semble confirmer mon consentement à poursuivre (Goffman 2002). Piégée, je cherche à me dérober du champ visuel d’autrui en me couvrant d’habits longs, amples ou en dissimulant mes cheveux, mais rien ne vient à bout de ce « harcèlement visuel ». L’intrusion des regards est souvent prolongée par celle des mots, dont la teneur varie entre la plaisanterie, la flatterie ou l’insulte. Toutes les femmes me conseillent de rester sourde face à ce harcèlement auditif, en détournant mon attention pour me protéger de ce flot verbal. Si les regards et les mots sont monnaie courante au quotidien, le passage à des formes d’intimidation physique, comme la poursuite, l’oppression et les agressions sexuelles est moins fréquent, mais il fait partie intégrante du risque de sortie pour une femme.

Le partage de ces expériences d’hostilité masculine avec d’autres (jeunes) femmes me permet progressivement de comprendre leurs grilles d’interprétation et de m’imprégner de leurs stratégies pour éviter la vulnérabilité causée par l’exposition sans couverture, c’est-à-dire sans cloisons, qui protège de l’intrusion des hommes se montrant agressifs : qu’elles soient préventives (le voile, la voiture, le groupe, la foule, un homme, un enfant, etc.), réactives (ne pas entendre, voir, ni sentir) ou résilientes (en refoulant la violence potentielle et/ou d’emblée actualisée de cette expérience ou en réinterprétant la réalité pour compenser la perte de la face) [12].

Grâce à mon expérience de « midsider » (Djelloul 2018) qui me situe à la frontière du monde social étudié, j’ai été amenée à envisager l’indésirabilité de la présence des femmes dehors, avant tout, comme le résultat de l’intériorisation d’une vulnérabilité dont l’apprentissage démarre dans le cadre familial, entraînant la culpabilisation des femmes grâce à l’inversion de la responsabilité dans les récits de violence, puisque c’est leur présence dehors qui est interprétée comme une provocation. Chargées d’une double peine, elles apprennent qu’il vaut mieux ne pas entendre, ne pas voir et parfois ne pas sentir les comportements et discours sexualisants. Le déni de leur vécu est une première étape de la déréalisation de leurs expériences corporelles (Djelloul 2017). Avant même de sortir, les femmes apprennent donc la nécessité de se couvrir pour ne pas prêter le flanc à la violence sociale qui commence par l’œil et la langue : se dissimuler, se dérober aux regards et ériger des cloisons en attendant de trouver un homme qui le fera pour de bon car, comme le dit l’adage populaire féminin : « Un homme, c’est comme un rideau devant la porte. »

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Ghaliya Djelloul, « Entre enserrement et desserrement, la mobilité spatiale des femmes en périphérie d’Alger », Métropolitiques, 16 avril 2018. URL : https://metropolitiques.eu/Entre-enserrement-et-desserrement-la-mobilite-spatiale-des-femmes-en-peripherie.html

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