Paru à l’automne 2012, le numéro spécial de la revue Géographie et Cultures s’inscrit dans la perspective d’une géographie des sexes, genres et sexualités à partir de l’étude des espaces des masculinités. Le projet est à la fois innovant et ambitieux. Les recherches consacrées aux masculinités sont, en effet, longtemps restées le parent pauvre des sciences humaines et sociales et tout particulièrement des disciplines géographiques, ainsi que l’explique l’article cosigné par Charlotte Prieur et Louis Dupont, coordinateurs du numéro. Or, si l’on considère le genre comme une catégorie d’analyse nécessairement relationnelle, soit le produit de la relation entre masculinités et féminités, la compréhension de ce qui se joue du côté des masculinités est fondamentale.
L’objectif de cette livraison est double. Il s’agit d’une part de poser les jalons de ce que serait l’étude des masculinités depuis les espaces où elles s’inscrivent, se reproduisent et qu’elles façonnent. D’autre part, c’est la production même de la connaissance géographique qui est discutée dans sa dimension masculine, voire masculiniste. Il s’agit là de penser la discipline géographique comme déterminée par une expérience spécifiquement masculine de l’espace.
Une géographie au masculin
L’introduction cosignée par Charlotte Prieur et Louis Dupont présente, de façon claire et concise, l’ensemble des contributions du dossier et les fait discuter. Elle laisse, en revanche, le lecteur sur sa faim en ce qui concerne la généalogie de ce dossier, alors même que celle-ci éclairerait le sujet : pourquoi s’intéresser aujourd’hui, en France, à la géographie des masculinités ? Comment ce champ de recherches a-t-il émergé ? L’article cosigné par les coordinateurs du numéro, plus étoffé, prolonge l’introduction par un état de l’art des recherches francophones et anglophones en géographie sur le thème des masculinités. Il permet ainsi de faire un point nécessaire sur les différents travaux qui ont été conduits ces dernières années sur les masculinités dans la perspective des études de genre. La plupart de ces travaux de référence sont anglophones (Carrigan et al. 1987 ; Connell 1999 ; Halberstam 1999). Cette revue de la littérature des sciences sociales sur les masculinités a pour but de dégager les enjeux à la fois méthodologiques et théoriques de son appréhension par des géographes : il s’agit de rendre visible à la fois la dimension située de l’exercice de la géographie et la manière dont les masculinités s’inscrivent dans l’espace et le transforment.
L’article qui suit aborde, par le biais d’une enquête par questionnaires et par entretiens conduits auprès de géographes physiciens français, la manière dont le rapport au terrain est traversé par une conception masculinisée de la pratique. Anne Jégou, Antoine Chabrol et Édouard de Bélizal montrent bien comment la communauté des géographes physiciens, en valorisant le terrain dans sa dimension dangereuse et impraticable, construit une définition de la science que les auteurs qualifient de masculiniste. Mais si la géographie physique s’avère masculine, les auteur-e-s rappellent en conclusion que cette masculinité a pu être aussi construite par des femmes.
Pour une approche plurielle des masculinités
Les coordinateurs du dossier insistent sur la nécessité d’une approche plurielle des masculinités, comme en témoignent l’intitulé du dossier et l’image de couverture – des pictogrammes de formes et de couleurs différentes schématisant le corps féminin et le corps masculin. Pour Charlotte Prieur et Louis Dupont, il s’agit de souligner « l’intérêt du pluriel des masculinités non seulement en tant que contestation d’un modèle normatif posant cette dichotomie [masculin–féminin] mais aussi pour montrer que, au-delà des men’s studies, ce sujet des masculinités appelait les queer studies et les trans studies, qui prennent en compte la prolifération des genres ». Cette affirmation repose sur une critique des catégorisations duales de genre (hommes/femmes) et des sexualités (hétérosexuelle/homosexuelle).
Un entretien mené par Charlotte Prieur avec Luc Provost, plus connu sous le nom de Mado – drag queen qu’il incarne depuis vingt-cinq ans sur scène – succède à cet article. L’effigie montréalaise revient sur sa carrière et les raisons de son succès populaire. L’entretien fait ici écho aux propos introductifs de Charlotte Prieur. Par la performance qu’il réalise quotidiennement, Luc Provost illustre l’hybridité des masculinités : « Mado… ce n’est pas une recherche de la féminité qu’elle fait, ce n’est pas non plus une recherche de la perfection (…) Mado, ce n’est pas un homme, ce n’est pas une femme, c’est une chose intelligente » (p. 108).
De l’étude des masculinités à celle des sexualités
Le dossier glisse ensuite d’une géographie des masculinités à une étude de la dimension spatiale des sexualités, qu’il s’agisse de lieux de drague entre hommes dans le bois de Vincennes ou de la manière dont s’organise spatialement la sexualité en prison. L’article de Stéphane Leroy, intitulé « “Tu cherches quelque chose ?” Ethnographie de la drague et des relations sexuelles entre hommes dans le bois de Vincennes », montre la capacité des personnes étudiées à « pervertir » l’usage commun d’un espace public en « transgressant la norme hétérosexuelle qui l’a façonné » et la manière dont il peut être investi comme un lieu de désirs (p. 87). L’article de Gwénola Ricordeau et Olivier Milhaud, intitulé « Prisons. Espaces du sexe et sexualisation des espaces », traite de la façon dont l’administration pénitentiaire encadre spatialement la sexualité en milieu carcéral. Si parler de sexualité en prison peut sembler paradoxal tant son exercice y est réprimé, les auteur-e-s montrent, au contraire, l’intérêt d’une approche spatiale de la sexualité carcérale dans la mesure où la prison serait « un espace éminemment représentatif de la puissance des normes sociales » (p. 71). Plus que de masculinités, il est ainsi question dans ces deux derniers articles de sexualité.
Le dossier se termine sur l’article de Karine Duplan, qui, en proposant une revue de la littérature des géographies des sexualités anglophones, permet de situer l’étude des espaces des masculinités dans un champ plus large. Dans l’introduction, l’auteure se demande si « les géographies des sexualités et la géographie française peuvent (…) faire bon ménage ». Malgré l’intérêt d’une revue critique sur la géographie des sexualités, on déplore à nouveau de perdre le sujet des masculinités.
C’est là l’une des limites de ce numéro spécial de la revue Géographie et Cultures consacré aux espaces des masculinités. Les articles délaissent souvent le sujet des masculinités pour penser plus globalement ce que serait l’appréhension spatiale du genre et des sexualités. Sans doute l’ambition des coordinateurs vise-t-elle cette montée en généralité : partir des espaces des masculinités pour accéder à une géographie des sexes, genres et sexualités ainsi que le traduit l’organisation du numéro. En dépit de l’intérêt de situer les études sur les masculinités dans la perspective plus globale des recherches sur le genre et la sexualité, on regrette de ne pas avoir pu saisir davantage ce que serait l’appréhension spatiale des masculinités. Le corps masculin, par exemple, est étonnamment absent de cette livraison, malgré la volonté initiale de penser que « les lieux n’ont de sens que parce que des corps s’y trouvent » (postface). Or les masculinités s’incorporent sans doute dans les espaces de façon différentielle qu’il s’agisse du corps ouvrier, jeune, âgé, gouvernant, ségrégé, racialisé ou en position hégémonique.
Bibliographie
- Carrigan, Tim, Connell, Bob et Lee, John. 1987. « Toward a new sociology of masculinity », in Brod, Harry (dir.), The Making of Masculinities : The New Men’s Studies, Boston : Allen & Unwin Publishers, p. 63‑102.
- Connell, Raewin. 1995. Masculinities, Berkeley : University of California Press.
- Halberstam, Judith. 1999. Female Masculinity, Durham (Caroline du Nord)/Londres : Duke University Press.