À Téhéran, capitale et grande métropole d’Iran, le taxi collectif est le moyen de déplacement le plus courant après la voiture particulière. C’est un taxi qui prend plusieurs passagers en même temps sur un trajet défini d’avance par le chauffeur. L’usage du taxi a fortement augmenté depuis les années 1990, lorsque la municipalité a interdit pendant la journée en semaine l’accès des voitures particulières à la zone centrale de la ville. Ainsi, des centaines de milliers de passagers laissent leur voiture au parking et entrent dans la zone réglementée en taxi collectif, en métro ou en bus. En général, le prix de la course varie entre 300 et 500 tomans (entre 20 et 33 centimes d’euro). Ce montant est bien supérieur à celui du bus ou du métro, mais il reste abordable pour la plupart des citadins. Certains passagers, plus pressés ou à la recherche d’un plus grand confort, négocient un prix plus élevé avec le chauffeur pour être transportés individuellement.
Prendre le taxi est tout un art. Les passagers attendent sur le bord de la chaussée et dès qu’un taxi s’approche, ils crient leur destination. Si le taxi s’arrête, ils doivent monter très rapidement car le chauffeur n’a pas le droit de s’arrêter partout et risque à tout moment de recevoir une contravention. Les habitués du taxi collectif doivent également bien connaître le plan de la ville car, pour effectuer un trajet, ils doivent changer plusieurs fois de taxis.
Les chauffeurs de taxi ont des profils très différents [1]. On y rencontre aussi bien des professionnels syndiqués que des novices qui s’improvisent chauffeurs. Certains sont très jeunes et travaillent pour financer leurs études ou pour constituer un capital en vue de leur mariage [2]. D’autres, très âgés, doivent continuer à travailler car ils n’ont pas de protection sociale ou parce que leur maigre retraite ne suffit pas pour vivre. En outre, la solidarité familiale exige de travailler tant que l’on en est capable pour aider les autres membres de la famille. Les hommes se sacrifient souvent pour que leurs épouses et leurs enfants puissent vivre dignement et réaliser leurs projets.
Le taxi collectif, lieu de sociabilités urbaines entre hommes et femmes
Le nombre de déplacements quotidiens des Téhéranais est impressionnant [3] : 12 millions, dont 40 % par des femmes. La présence massive des femmes en ville est devenue possible à la condition qu’elles respectent certaines règles de conduite, comme le port de la tenue islamique, le « hijab », et un comportement discret dans l’espace public. Il s’agit de ne jamais « séjourner » dans un lieu public, mais de le traverser et d’être toujours en mouvement. Par ailleurs, depuis l’avènement de la République islamique, les bus sont divisés en deux parties : l’avant est réservé aux hommes et l’arrière aux femmes. La séparation des femmes et des hommes a aussi été instaurée dans le métro dès sa mise en place. Seuls les taxis restent mixtes.
D’une manière générale, dans le taxi, les meilleures places sont réservées aux femmes et le statut de genre l’emporte sur l’âge. C’est ce qui leur permet de l’utiliser, même si cela leur impose de partager l’espace avec des inconnus. En montant dans la voiture, les femmes choisissent en général de s’asseoir près de la porte pour pouvoir sortir facilement [4].
Les règles d’occupation des taxis veulent qu’une femme soit le plus possible séparée des hommes. Mais, si cela n’est pas possible, on continue le voyage et cela ne pose pas de problème. Certaines appréhendent la promiscuité avec les hommes et trouvent des solutions pour se protéger. Pour ne pas être trop proche d’un passager, les étudiantes placent par exemple leur cartable au milieu pour préserver une distance avec le corps de leur voisin. Les règles veulent aussi que celui qui monte en premier choisisse la meilleure place. Quand les taxis prennent cinq passagers, on essaie de mettre deux femmes, deux hommes ou un couple devant. Si cela n’est pas possible, on fait le trajet avec un homme et une femme presque dans les bras l’un de l’autre, tant la place peut être réduite et les passagers serrés. En général, le chauffeur demande à l’homme de s’asseoir entre la femme et lui. Celle-ci s’accroche alors à la fenêtre. Parfois, la femme qui monte devant demande à une autre femme, assise derrière, de changer de place avec l’homme inconnu qui se trouve à côté d’elle (Saidi Sharouz 2010). Ces règles qui peuvent sembler complexes sont connues de tous et se pratiquent selon une entente collective implicite.
Il arrive cependant que des femmes soient importunées par des hommes pendant le trajet. Mais pour garder leur honneur (aberou) et ne pas se faire remarquer dans l’espace public, elles restent discrètes et choisissent généralement de descendre plus tôt de la voiture. En général, le chauffeur est attentif à ce type de situation et s’assure que l’homme qui s’assoit à côté d’une femme a un comportement correct. Il arrive même qu’il fasse descendre un homme assis à l’arrière de la voiture, à côté d’une femme et le fasse monter devant. Personne ne dit rien, mais on sait que c’est une histoire de namus, l’orgueil personnel de l’homme dans la culture islamique. C’est un bien qui inclut les femmes qu’il doit protéger et défendre contre les autres hommes.
« On dirait que ces hommes n’ont pas de namus », me dit un jour un chauffeur. « Je vois bien à qui on a affaire. Ils viennent du village et pensent qu’ici on peut faire n’importe quoi. Il faut qu’ils apprennent à se comporter correctement. Moi, je n’admets pas ce genre de chose dans ma voiture ! »
Mais de plus en plus de femmes choisissent de se défendre elles-mêmes. Shahnaz raconte :
« Un jeune homme était assis entre une jeune femme et moi et il pose sa main sur mes genoux. Au début je ne dis rien puis, fâchée de son insistance, je dis au chauffeur « arrêtez-vous, je veux descendre » et j’insulte le type qui est surpris. Le chauffeur s’arrête immédiatement pour le faire descendre. La jeune femme me regarde avec un sourire, me montre des signes de reconnaissance et avoue que l’homme l’avait aussi dérangée, mais elle n’avait pas osé réagir. »
Le taxi collectif : espace de rencontre, de communication et de débat
Comme il existe peu d’espaces publics adaptés pour se donner rendez-vous à Téhéran, le taxi peut aussi être utilisé dans ce but. De fait, c’est le seul moyen de locomotion où les femmes et les hommes ne sont pas séparés. Il arrive ainsi que des amis de sexe opposé choisissent le taxi pour poursuivre une conversation. Une architecte raconte qu’elle laisse parfois sa voiture à l’entrée de la zone centrale pour prendre un taxi. Elle passe prendre son collègue dans un autre quartier et ils parlent des chantiers en cours.
Depuis quelques années, des femmes travaillent comme chauffeurs de taxis. Cependant, elles ne sont pas autorisées à transporter les hommes et se plaignent de ne pas arriver à remplir les sièges. C’est le cas de Mariam :
« C’est injuste, les hommes chauffeurs de taxi peuvent prendre des hommes et des femmes et nous ne pouvons prendre que des femmes, c’est-à-dire 50 % des passagers. Ceci nous pénalise et ça ne vaut pas la peine de nous donner tant de mal pour gagner si peu. On est donc obligées d’enfreindre les consignes et de transporter hommes et femmes. On sait qu’on va payer des amendes mais cela vaut mieux que de rouler à perte ».
Selon Isaac Joseph (1995), « l’expérience ordinaire d’un espace public nous oblige à ne pas dissocier espace de circulation et espace de communication ». Le taxi, comme les autres transports en commun, est à la fois un « lieu » créé par un sentiment de sécurité et d’accueil et un « non-lieu » par son aspect provisoire, collectif et non sédentaire. Mais seul le taxi est capable d’asseoir côte à côte des hommes et des femmes inconnus dans un même espace. Ils sont conduits par un chauffeur qui, en plus de conduire, anime les débats et crée un sentiment d’appartenance au même territoire.
Le taxi est par excellence un lieu de rencontre entre personnes anonymes. Si le bus permet des confidences entre inconnus, le taxi peut être considéré comme un espace public « habermassien » permettant de rendre publiques les opinions privées (Habermas 1978). L’anonymat et la promiscuité permettent de délier les langues pour contester ou approuver les projets de lois, ou encore se plaindre des augmentations de prix et du coût élevé de la vie. Les critiques prennent plutôt la forme de l’humour et de jeux de mots. Parfois, il s’agit juste d’échanges d’informations autour d’un sujet précis. Depuis la révolution de 1979, les informations circulent beaucoup par le biais des taxis. Cela est devenu une habitude, surtout dans les moments de tension. Les taxis jouent alors un rôle important d’espace de débat. Ainsi, pendant les mouvements de contestation des résultats des élections présidentielles de 2009, le taxi collectif est devenu un relais d’information pour les manifestants des deux bords.
La crise des civilités : la fin du taxi collectif ?
Aujourd’hui, en raison d’une forte augmentation du coût de la vie, beaucoup de chauffeurs changent de pratiques et préfèrent transporter un seul client à la fois pour gagner plus d’argent. Nasser, un cinquantenaire habitant dans les quartiers populaires du sud de Téhéran, me confie qu’il a beaucoup de dettes et qu’il doit aussi financer les études de sa fille cadette. Il est fatigué de rester coincé dans les embouteillages et la pollution et de « manger de la poussière » (khak khordan) toute la journée pour gagner un peu d’argent. L’essence coûte de plus en plus cher et le métier n’est plus rentable. Il préfère prendre moins de clients et les amener « porte fermée » (darbast), c’est-à-dire directement à leur destination. Cela coûte dix fois plus cher au client qui arrive plus tôt et n’a pas besoin de changer de taxi. Il explique :
« Quand on prend plusieurs clients sur un trajet, on use plus vite la voiture. Il faut changer souvent les portières, les plaquettes de frein, etc. Les gens ne font pas attention. Chacun a ses soucis et parfois ils descendent en claquant tellement fort la portière que la poignée s’arrache. Et puis il faut s’arrêter sans cesse pour faire descendre et monter des passagers. En plus, la police nous guette pour nous coller une contravention et on doit la supplier et pleurer pour payer moins. Un autre problème est que les gens parlent et critiquent le gouvernement. Cela peut aussi nous créer des problèmes. C’est vraiment un métier difficile… »
Au contraire des « darbasti » qui préfèrent tourner vides à la recherche des clients fortunés, les taxis collectifs sont toujours pleins et la somme dégagée sur un trajet aller-retour est toujours à peu près fixe. Ils peuvent être certains de leur chiffre d’affaires de la journée.
Jafar Agha, un vieux chauffeur de taxi, voit son métier comme une vocation. Il pense aider les pauvres gens, les femmes, les malades et les gens modestes. Il cite des poèmes sur l’amour du prochain et dit attendre « oun donya » (l’autre monde) pour être récompensé par Dieu. Jafar Agha reste calme et serein derrière les multiples feux rouges et avance lentement mais sûrement. Adepte des sports traditionnels, comme son père et son grand-père, Jafar Agha dit vivre selon le modèle d’Imam Ali, la figure sainte des chiites (Saidi et Ghassemi 2009). À chaque fois qu’un client veut payer, il le regarde en disant « ghabel nadareh », formule de politesse courante à Téhéran pour proposer à l’autre de ne pas payer. Le client est censé répondre « khahesh mikonam », c’est-à-dire « je vous en prie ». Jafar Agha répète cette phrase plusieurs fois par jour et cela peut paraître hypocrite car, bien sûr, le client est tenu de payer. Mais ceci n’est pas un exemple isolé à Téhéran. Il montre que la courtoisie et l’esprit d’entraide n’a pas complètement disparu dans cette métropole de plus de 8 millions d’habitants. Il existe même encore aujourd’hui des chauffeurs de taxi qui transportent les clients gratuitement, un jour par semaine. Ils disent faire cela pour l’amour de Dieu et pour « manger avec bonne conscience ce qu’ils ont gagné dans la semaine ».
Ces civilités garantissent au quotidien une forme de cohésion sociale et résistent aux comportements égoïstes des passants pressés, las et accablés par leurs soucis quotidiens. Richard Sennett considère la civilité comme l’activité qui devient la valeur sociétale principale de chaque individu plongé dans la civilisation urbaine. Il la définit en effet comme une activité qui protège le soi des autres soi et lui permet ainsi de jouir de la compagnie d’autrui (Sennett 1979, p. 202).
Ainsi, le taxi collectif est un baromètre à la fois social et politique en Iran. Il peut rappeler à cet égard les cafés parisiens des périodes électorales. Ces jours-ci, pourtant, on n’est plus si bavard dans le taxi. On roule en silence. Après les velléités frustrées de liberté électorale, une attitude fataliste se généralise. S’agit-il d’une indifférence installée ou d’une méfiance provisoire ? Nos déplacements futurs en taxi nous le diront.
Bibliographie
- Bromberger, C. 2009. « Brèves de taxis à Téhéran », La pensée du Midi, n° 27, p. 21-26.
- Ghalehnoee, F. 2008. « Les taxis, service de mobilité intermédiaire téhéranaise », séminaire de l’INRETS du 8 avril 2008, Mégalopoles transports et mobilités : confrontations, Paris.
- Habermas, J. 1978. L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris : Payot.
- Joseph, I. 1995. « Reprendre la rue », in Joseph, Isaac (dir.), Prendre place. Espace public et culture dramatique, Paris : Éditions Recherches, Plan urbain.
- Saidi-Sharouz, M. et Ghassemi, P. 2009. « Les Nouveaux Pahlavan de Téhéran », La pensée du Midi, n° 27, p. 41-47.
- Saidi-Sharouz, M. 2010. Les femmes dans la ville. Les mobilités quotidiennes des femmes à Téhéran, thèse de doctorat, sous la direction de Bernard Hourcade, université de Paris-Ouest Nanterre La Défense.
- Sennett, R. 1979. Les Tyrannies de l’intimité, Paris : Seuil.