Le Mouvement moderne dessine une nouvelle conception de la ville à partir des années 1920. En proposant un « ensemble cohérent de principes de raisonnement reconnus et utilisés comme référence », il s’érige en paradigme urbain (Héran 2015, p. 33), dont le fonctionnalisme, le technicisme, le rejet de tout héritage, la standardisation et la ségrégation résidentielle constituent les points d’accroche (Allain 2004). En exigeant que tout nouveau quartier d’habitation comporte désormais « les surfaces vertes nécessaires à l’aménagement naturel des jeux et sports des enfants » (Le Corbusier 1971, p. 21), la Charte d’Athènes, pour laquelle « les loisirs et la récréation » sont une des quatre fonctions clefs de l’urbanisme, n’ignore pas les besoins des plus jeunes, mais les assigne à des espaces spécifiquement dédiés. En matière de circulation, ce courant prône la séparation modale ainsi que la vitesse motorisée [1] et se traduit, bien souvent, par une déconsidération des piétons et des cyclistes doublée d’une priorité accordée à la voiture (Héran 2020).
En Europe, les grands ensembles de la seconde moitié du XXe siècle s’inspirent de ces idées et prennent la forme de logements collectifs, standardisés, universels, excentrés des noyaux urbains historiques socialement homogènes et avec des espaces de jeux réservés aux plus jeunes. Leur desserte externe est pensée pour l’automobile tandis que celle interne répond à une logique de séparation modale, horizontale et parfois verticale, à l’image des dalles piétonnes de certaines villes nouvelles (Allain 2004).
Pourtant construits à une période dominée par ce paradigme, les grands ensembles norvégiens entrent en partie en contradiction avec ce modèle. En quoi la configuration spatiale de ces espaces est-elle particulière et de quoi est-elle l’expression ? Cet article, qui s’appuie sur un travail d’enquête conduit dans quatre quartiers résidentiels situés dans les villes de Tromsø et d’Oslo, défend la thèse selon laquelle la tenue en respect des véhicules motorisés révèle une attention particulière accordée aux enfants.
Des quartiers où l’automobile est tenue en respect
Bien que minoritaires dans le pays, les grands ensembles suburbains se développent en Norvège dans les années 1970. Nous proposons ici l’étude de quatre d’entre eux : trois sont situés dans le quartier de Furuset, à 6 km du centre-ville d’Oslo – Grandstangen Borettslag (grands immeubles collectifs), Kurlandstien 2-58 (petits immeubles collectifs) et Søndre Fjeldstad Borettslag (habitats individuels mitoyens) – et le quatrième dans le quartier Kroken, à 5 km du noyau urbain originel de Tromsø – Granittvegen Borettslag (habitats individuels mitoyens).
L’analyse de l’organisation spatiale de ces espaces et de leur desserte interne met en évidence des caractéristiques qui échappent aux trois principes de simple séparation modale, de vitesse mécanique et d’assignation des enfants à des espaces qui leur sont spécialement dédiés. Tout d’abord, ces grands ensembles sont organisés en sous-ensembles. L’agencement des bâtiments délimite des espaces publics centraux, dédiés aux activités sociales directement visibles depuis les logements (figure 1). La présence de mobilier urbain destiné aux jeux des enfants ou à la restauration de plein air (bancs, tables et barbecues) témoigne d’un prolongement de l’espace privé, celui de la cuisine, du balcon ou du jardin, sur les parties extérieures communes, signe d’une domestication de l’espace urbain, sous le contrôle visuel des résidents.
La circulation et le stationnement automobiles sont rigoureusement limités et encadrés (figure 2). Au plus près des logements, ils sont interdits, à l’exception des mouvements de chargement et de déchargement et de l’accès des personnes à mobilité réduite. Ces voies de desserte sont suffisamment étroites pour que deux véhicules ne puissent pas se croiser. En l’absence de sens de priorité établi, ce sont les règles de courtoisie qui régissent le trafic motorisé, incitant les automobilistes à la prudence. Le stationnement n’est permis que dans des zones dédiées, éloignées des habitations. Le cheminement entre la place de stationnement et l’entrée privative de l’habitation s’opère alors par un réseau de voies piétonnes et cyclables, créant une discontinuité spatiale de plusieurs dizaines de mètres entre ces deux espaces (figures 3 et 4). Cette rupture de charge imposée, en relativisant la souplesse du porte-à-porte, réduit la performance de l’automobile.
L’analyse croisée de ces espaces fait ressortir une mise à l’écart des flux motorisés, au profit des activités sociales et de la circulation active (figure 5). Imaginée dès les années 1970, cette configuration contrecarre le paradigme alors dominant, dans le sens où elle dépasse la simple séparation modale en se teintant d’une dimension ségrégative. L’automobile est exclue et reléguée à une position périphérique, extérieure au quartier. Lorsqu’elle est tolérée, sa vitesse est bridée. Ainsi, les plus jeunes ne disposent pas uniquement d’îlots dédiés et sécurisés dans leur quartier mais de zones résidentielles, dans leur ensemble, pensées pour eux. Cela témoigne d’une capacité des promoteurs immobiliers et bailleurs sociaux de l’époque, à qui l’État avait confié la construction de ces ensembles, à avoir pris de la distance vis-à-vis des doctrines alors dominantes, signe, me semble-t-il, d’une prise de conscience anticipée des externalités négatives de l’automobile et d’une grande sensibilité aux besoins spécifiques des enfants.
Des dispositifs spatiaux hospitaliers pour les enfants
Les principes qui déterminent l’aménagement de ces espaces font écho aux travaux de l’architecte-urbaniste américain Louis Kahn (1901-1974). Considéré comme le premier à avoir manifesté une préoccupation pour l’enfant, celui-ci imagine dans les années 1950, pour Philadelphie, et à contre-courant des idées d’alors, un modèle de desserte alternatif des quartiers résidentiels, articulés autour d’allées automobiles sans issue, avec un réseau de chemins et de placettes à l’écart de la circulation automobile, destiné en premier lieu aux plus jeunes (Weber 2015). La correspondance entre ces principes d’aménagement et la configuration spatiale des quartiers collectifs norvégiens est forte. Dans les deux cas, l’agencement a pour effet de protéger les espaces publics de la circulation automobile.
L’architecte Solveig L. Christiansen a participé à la conception de plusieurs grands ensembles norvégiens, dont le Søndre Fjeldstad Borettslag, pour le compte du promoteur immobilier Obos. En affirmant, en 2018, que ce projet avait été conçu pour être « respectueux des enfants, convivial et sans voiture [2] », elle souligne une forme d’incompatibilité entre la circulation motorisée et la présence enfantine autonome dans l’espace public. Plus généralement, lorsqu’elle revient sur les considérations qui ont guidé son travail dans les années 1970, les références aux enfants [3] et à la nécessité de leur offrir des espaces piétons [4] sont nombreuses. La faible hégémonie de l’automobile dans ces quartiers reflète cette préoccupation à l’égard des plus jeunes, que l’analyse de plusieurs espaces publics dédiés aux enfants tend à confirmer.
L’observateur français que je suis a ainsi été surpris par l’originalité et la diversité des dispositifs dédiés aux enfants (figure 6). Par exemple Verdenspark, dans le quartier Furuset, propose un plan d’eau ponctué de rochers (figure 7). Ce jeu aquatique dispose d’un double usage ; quand les températures sont positives, les enfants grimpent sur les rochers et évoluent, en sautant de l’un à l’autre, réalisant leur propre parcours. Quand vient l’hiver, sa faible profondeur en fait une patinoire dès que les températures sont négatives. Sans aucune protection particulière, cet aménagement offre, à travers une prise de risque, certes mesurée, « matière à exploration, où l’enfant s’invente des épreuves et se joue de lui-même » (Garnier 2015). Cette distance vis-à-vis de la « recherche impérative du moindre risque » (Gayet-Viaud et al. 2015) aboutit à un espace ludique à la fois peu balisé et sécurisé, qui laisse plus de place à l’indétermination qu’à des comportements attendus, contrairement à une balançoire ou un toboggan.
© G. Tortosa, avril 2019.
Une autre aire de jeu située à proximité de l’éco-quartier Vulkan d’Oslo (Nedre Foss Park, figure 8), propose aux enfants un mobilier ne les invitant pas à un comportement codifié, mais qui ouvre au contraire à des jeux originaux et non anticipés. Grâce à son plan incliné revêtu d’une surface amortissante, cette topographie artificielle offre une infinité de jeux. Les enfants peuvent s’y allonger, grimper ou descendre de différentes façons (en sautant, marchant, courant, à « quatre pattes », en se laissant « rouler » par la gravité ou en slalomant entre les pieux). Or, c’est la marge d’indétermination dans l’être et l’incertitude qui fondent l’existence même du jeu (Caillois 1967 ; Henriot 1969). Ce qui, selon nous, fait précisément l’originalité de ces espaces. En plus de répondre aux trois formes de jeux – la poursuite de la compétition, du vertige et du simulacre (Caillois 1967) –, ils ont été conçus pour des jeunes, qui au contraire des adultes, se conforment moins à des usages attendus. Leur configuration témoigne d’une capacité des concepteurs et d’une volonté des décideurs de prendre en compte les spécificités propres aux enfants, c’est-à-dire les aspects évolutifs et imprévisibles de leur tempérament, autrement dit de dépasser une approche « adultocentrée ». Non prescriptifs, ils offrent un flou d’usage, une équivocité donnant un sentiment d’autonomie aux enfants et libérant leur potentiel créatif, tout en acceptant le tumulte et le risque propre à l’improvisation (Curnier 2014).
© G. Tortosa, octobre 2021.
Un autre point de singularité de ces aires de jeux est leur intégration dans leur environnement. Situées au sein d’espaces publics affranchis de la circulation motorisée, elles sont directement ouvertes sur l’extérieur, sans clôture. Ainsi, la tendance observée ailleurs à l’« archipélisation » (« islandization »), c’est-à-dire à l’enfermement des enfants dans des espaces ludiques clos (Christensen et al. 2000), prôné par le Mouvement moderne, qui va de pair avec la poursuite du déclin de leur présence autonome dans la rue (Gayet-Viaud et al. 2015 ; Garnier 2015), ne se retrouve pas. Des travaux, menés en France et en Italie, ont en effet montré l’impact de la circulation automobile sur la disparition des plus jeunes de l’espace public, par un double effet, celui de la réduction des espaces de jeu disponibles et de la perception des risques encourus (Rivière 2021). Les aires de jeux, en Norvège, sont moins sécurisées et balisées car elles sont situées, plus largement, dans des espaces urbains plus hospitaliers aux enfants.
Une réglementation elle aussi attentive aux plus jeunes
La réglementation illustre l’attention singulière accordée aux enfants par la société norvégienne. Depuis 1989 [5], l’État exige ainsi de chaque municipalité qu’elle nomme une personne chargée de représenter l’intérêt des plus jeunes dans les projets urbains. Depuis 1995, elles doivent, également, intégrer dans les études d’impacts de leur projet d’aménagement, une évaluation des conséquences sur les enfants et les adolescents [6].
Cette sensibilité réglementaire vis-à-vis des jeunes se retrouve dans la signalétique routière. L’analyse comparative de panneaux français et norvégien est de ce point de vue intéressante. Alors que dans le cas de la zone de rencontre, le panneau norvégien se teinte d’une dimension domestique en reprenant la figure de l’habitation et de l’enfant pour qui la rue est un espace de jeu, son équivalent français reste dans un registre circulatoire et « adultocentré », où seuls sont représentés un piéton, un cycliste et un automobiliste, sans référence à l’enfant, au jeu ou au foyer. Il en va de même concernant les panneaux annonçant une voie verte, où seul le panneau norvégien reprend la figure de l’enfant (figure 9).
La représentation de l’enfant, non comme un être en devenir inachevé, mais comme un citoyen déjà pleinement actif, ainsi que l’idée d’un monde social qui ne se réduirait pas à celui des adultes (Gayet-Viaud et al. 2015) ressort de l’étude des espaces publics étudiés. Si « toute analyse de la rue est aussi un regard porté sur une conception […] de la société » (Allain 2004, p. 155), l’agencement particulier des quartiers résidentiels apparaît comme la matérialisation physique et spatiale de la prévenance notable portée à l’égard des plus vulnérables en Norvège, en particulier les enfants. Il resterait, néanmoins, à déterminer dans quelle mesure le contexte social norvégien, relativement épargné par l’exclusion et les inégalités sociales, a participé à l’établissement puis au maintien de conditions favorables aux enfants, là où ailleurs en Europe se concentrent souvent les tensions sociales et les problèmes sécuritaires.
Bibliographie
- Allain, R. 2004. Morphologie urbaine, géographie, aménagement et architecture de la ville, Paris : Armand Colin.
- Caillois, R. 1967 [1958]. Les Jeux et les hommes, Paris : Gallimard.
- Christensen, P., James, A. et Jenks, C. 2000. « Home and movement. Children constructing “family time”, in Holloway », in G. Valentine (dir.), Children’s Geography. Playing, Living, Learning, Londres : Routledge, p. 139-155.
- Curnier, S. 2014. « Programmer le jeu dans l’espace public ? », Métropolitiques.
- Garnier, P. 2015. « Une ville pour les enfants : entre ségrégation, réappropriation et participation », Métropolitiques.
- Gayet-Viaud, C., Rivière, C. et Simay, P. 2015. « Les enfants dans la ville », Métropolitiques.
- Henriot, J. 1969. Jouer, Paris : PUF.
- Héran, F. 2020. « La remise en cause du tout automobile », Flux, n° 119-120, p. 90-101.
- Héran, F. 2015. « La ville durable, nouveau modèle urbain ou changement de paradigme ? », Métropolitiques.
- Le Corbusier, 1971 [1943], La Chartes d’Athènes, Paris : Éditions du Seuil.
- Rivière, C. 2021. Leurs enfants dans la ville. Enquête auprès de parents à Paris et Milan, Lyon : Presses universitaires de Lyon.
- Tronstad, T. T. 2018. « Varmt gjens med Romsås », Obosbladet, n° 1 (février 2018), p. 52-57.
- Weber, B. 2015. « L’enfant : un impensé du travail de conception architecturale ? La trajectoire réflexive de Louis Kahn », Métropolitiques.