Comme d’autres collectivités, la ville de Lyon a engagé récemment (en 2021) un plan de végétalisation des cours de récréation de ses crèches et écoles maternelles et élémentaires. Il s’agit là d’un choix politique de la nouvelle équipe municipale, qui vise à la fois à répondre aux enjeux environnementaux (réduction des îlots de chaleur urbains, gestion des eaux pluviales par la désimperméablisation des sols, renaturation pour favoriser la biodiversité) et à réinterroger les usages de la cour de récréation.
Premier espace public pour beaucoup d’enfants, la cour est en effet le lieu où se construisent et se jouent les premiers rapports sociaux (entraide, coopération et transmission entre petits et grands, besoin d’isolement vs aptitude et envie d’être en groupe, place des filles et des garçons…). C’est aussi un formidable espace pédagogique complémentaire à la salle de classe pour conforter des apprentissages en étant dans le faire, en expérimentant, en manipulant, en coopérant. Un lieu commun bien plus complexe qu’il n’y paraît et au sein duquel le bien-être de l’enfant et son épanouissement ont progressivement été mis aux oubliettes, au profit du trio surveillance-sécurité-hygiène. À l’heure où les scientifiques s’époumonent face aux enjeux climatiques se pose également avec force la question du lien des enfants avec la nature, qui s’est étiolé au cours des dernières décennies.
L’atelier Pop Corn, coopérative lyonnaise que j’ai cofondée en 2017 [1], encourage et accompagne depuis près de deux ans ces initiatives de végétalisation des cours et organise la concertation auprès des enfants et des adultes des écoles (personnels de l’Éducation nationale, périscolaire et agents municipaux), une dizaine d’établissements ayant déjà été accompagnés. Notre démarche a pour objectif d’aboutir à la rédaction d’une programmation d’usages et d’un scénario d’aménagement souhaité qui constitueront la base de travail de la maîtrise d’œuvre. Pour le dire autrement, il s’agit d’avoir un diagnostic d’usages et des intentions définies par les usagers eux-mêmes, à traduire ensuite dans un projet de conception. Associer les enfants à l’état des lieux de la cour et au recensement des besoins permet de changer le paradigme de la réflexion, et d’éviter de penser un espace utilisé en majorité par les enfants avec le seul regard d’adultes.
Dehors !
Le déclin du jeu libre et le retrait progressif des enfants des espaces publics dans les grandes villes occidentales s’expliquent notamment par la montée des peurs parentales (Rivière 2021), en partie nourries par les faits divers relayés par les médias, mais aussi par des changements structurels, tels que la diffusion de la bi-activité chez les parents ou l’intensification de la pression et de la compétition scolaires (Gray 2016).
Le musicien André Stern attire notre attention sur l’importance de repenser l’environnement dans lequel évoluent les enfants, en vue notamment de favoriser le développement (ou peut-être plutôt la résurrection ?) du jeu libre : « ce n’est pas tant le monde virtuel qui pose problème que l’organisation de l’école et de la maison. Si le “vrai” monde était aussi attirant que le monde virtuel, les enfants n’auraient pas besoin de se perdre dans le monde virtuel. Pour les enfants, il est difficile d’être des héros dans la “vraie” vie du fait des faibles opportunités laissées au jeu libre, à l’autonomie et du fait des habitudes éducatives basées sur la peur, le contrôle et la domination » (Stern 2017).
La crise sanitaire engendrée par la Covid-19 n’a certainement pas amélioré la situation, au point que dans sa chronique sur la parentologie, le journaliste du Monde Nicolas Santolaria s’interroge [2] : « Allons-nous élever une génération d’enfants d’intérieur ? » L’alarme sonne, mais il semble qu’une majorité silencieuse pense à un simple exercice, et non à un véritable incendie. Qu’attendons-nous ?
Une étude dirigée par l’Institut de Barcelone pour la santé globale (ISGlobal) a montré les effets positifs de la nature sur le développement cognitif de l’enfant (Dadvand et al. 2014). La philosophe Elena Pasquinelli souligne elle aussi que « le temps et le jeu libres offrent des possibilités de pouvoir personnel pour que les enfants et adolescents trouvent ailleurs que dans les écrans des occasions d’être des “héros”, d’avoir de l’autonomie et de la reconnaissance. Il est donc souhaitable de laisser les enfants expérimenter dans la “vraie vie” (se servir d’un marteau, d’un râteau, jardiner, bricoler, leur apprendre à manier des allumettes sans danger…) et de les aider à créer quelque chose de leurs propres mains (construire un petit meuble, coudre un vêtement…) pour qu’ils se sentent puissants, créateurs » (Pasquinelli 2018).
C’est dès la petite enfance, au moment du développement de ses motricités, que beaucoup de choses se jouent. Mais on ne peut pas pour autant considérer la génération d’enfants qui grandit comme perdue, éloignée définitivement de la nature car trop enfermée… Il nous faut agir et vite, auprès des enfants et des adultes, pour reconquérir l’espace public, réapprivoiser le dehors, s’engager, accepter l’inconfort et sortir de l’hygiénisme à outrance.
Quelle capacité des enfants à s’approprier des cours végétalisées ?
J’ai récemment animé un atelier « Fabrique ta carte en pop-up » dans une classe de CM2 de l’école de mon fils. Sur les vingt-quatre élèves, cinq ont fait part de leur difficulté à tenir des ciseaux ou à découper, l’enseignant m’indiquant lui-même que « ce qui relève des acquis de maternelle ne l’est plus pour certains enfants dès le cycle 2 ». Une minorité d’enfants de cette classe, comme dans d’autres écoles, bricole certes régulièrement à la maison, fabrique de petits objets avec du papier et des bouchons, dessine, invente des machines, construit avec du carton… Mais la majorité des enfants déclare comme loisirs d’intérieur jouer le plus souvent sur une console, regarder des vidéos sur un smartphone, une tablette ou un ordinateur, ou encore regarder la télévision.
Lors du même atelier, je demande aux élèves de plier en accordéon une feuille, comme pour faire un éventail. La moitié de la classe me regarde, interrogative, jusqu’à l’intervention d’un élève : « Ah oui, j’ai vu une vidéo sur Insta [Instagram] un coup ça a l’air trop bien ! Mais j’ai jamais essayé ». Me voilà donc à faire un tutoriel réel du pliage pas à pas d’un pliage accordéon d’une feuille A4. Il nous aura fallu vingt minutes pour que chaque élève y arrive !
Les difficultés rencontrées par les élèves devant la réalisation de cette simple carte de vœux ont été pour moi un électrochoc mêlé à une forme de tristesse face à une perte d’autonomie, de création, d’imagination sur des activités manuelles destinées à être source de plaisir. La difficulté exprimée dans la mise en œuvre de compétences en motricité fine révèle combien la génération d’enfants qui grandit a été coupée du dehors, de l’apprentissage du risque, de l’expérimentation par le faire !
Comment redonner l’envie à ces enfants d’inventer, créer, imaginer, rêver à partir d’éléments simples non prémâchés ? La réponse est simple : par un contact régulier avec la nature. Comment ? En leur permettant, comme nous avons eu la chance de le faire avant eux, de construire, d’inventer dans leur cour de récréation avec quelques morceaux de bois et des feuilles, des radeaux, des engins aux propriétés inédites. En leur permettant de savourer le vent sur leur visage et dans leurs cheveux, les rayons du soleil qui jouent à cache-cache dans les feuillages des arbres de la cour. En les invitant à apprécier le fait de trier les feuilles par forme, par couleur et à réaliser des tableaux naturels au sol effacés à la récréation suivante par le vent. En leur proposant de jouer à la marchande avec quelques marrons d’Inde et des cailloux. En jouant avec les fleurs de bouton d’or à « tu aimes le beurre ? ». En leur lançant le défi de détacher délicatement avec leurs doigts les feuilles de marronniers pour n’en garder que les nervures…
Vers un programme national pour la connaissance de la nature ?
Suite aux concertations menées dans les écoles avec l’atelier Pop Corn pour repenser la cour de récréation et réintroduire un lien enfant-nature, certains enseignants ont décidé de mettre en place une classe dehors régulière ou d’enseigner ponctuellement à l’extérieur (des mathématiques en jardinant, du dessin dans l’espace public, de l’écriture de poésie dans la cour…). D’autres ont travaillé un projet autour du développement du jeu libre, réinterrogé la place du ballon, testé des aménagements provisoires… Autant d’initiatives qui constituent des signes de prise de conscience que la cour aménagée comme un parking stérile n’est bénéfique pour personne et qu’un lien pédagogique dedans-dehors peut être précieux pour tous. Les travaux et le dialogue entrepris sur les cours d’école nous a permis avec les petits et les grands d’aborder la question de leur place, de leur rôle dans l’environnement.
Certains adultes m’ont certes exprimé leurs inquiétudes, liées notamment au manque de temps (les programmes sont déjà chargés) ou à un sentiment d’incompétence : « Je vois bien l’intérêt pour les enfants, mais je ne sais même pas faire moi-même la différence entre un platane et un frêne, je me sens donc moyennement légitime pour les accompagner dans leurs découvertes. »
Confrontés au quotidien à des environnements en grande partie artificialisés et partiellement vierges de flore et de faune, ou avec une biodiversité réduite, la renaturation des cours, le réensauvagement de certains espaces publics en proximité offrent aujourd’hui pour les enfants et celles et ceux qui les accompagnent au quotidien (parents, personnels éducatifs et d’animation…) une opportunité réelle pour réinterroger la forme scolaire, inverser la tendance, se faire confiance, changer ses pratiques et nos relations, se donner le temps, celui du vivant.
Le formidable élan des classes et crèches dehors en France [3], inspiré des expériences de nos voisins européens ou nordiques, prouve combien les bienfaits sont réels, concrets, mesurables et quasi immédiats. Tout le monde n’a pas accès à la forêt, mais il suffit en réalité de peu de choses pour se lancer !
Les transitions écologiques ont pour finalité de dessiner un nouvel avenir, pas seulement pour résister ou être résilients, mais bien aussi pour œuvrer à une destinée commune. Pour mener au mieux cette action collective, la connaissance de notre environnement conditionne la prise en compte de notre rapport à la nature et aux aménités. Face au besoin de reconnexion, de ré-apprivoisement de la nature, il est nécessaire de lui donner les moyens et conditions de réussite. La proportion d’enfants et jeunes habitant en ville – a fortiori dans les métropoles – en dehors de tout rapport aux espaces naturels, à sa faune, sa flore et ses écosystèmes, a pour conséquence une grande méconnaissance de ces derniers, rendant difficile, voire impossible, la lucidité nécessaire à l’action.
La perspective, à laquelle j’aimerais contribuer avec d’autres (toutes les bonnes volontés sont les bienvenues !), de l’écriture et de la mise en œuvre d’un Programme national pour la connaissance de la nature (PNCN) pourrait s’inscrire dans le sens de l’intérêt général pour que les citoyens, petits et grands, puissent agir en connaissance de toutes les particularités de notre planète, de ses richesses, de ses secrets, de ses défis, de ses fragilités. Abordant toutes les dimensions de la nature, qu’il s’agisse des paysages, de la faune, de la flore, ce programme national pourrait proposer une approche transversale et intégrative s’adressant aux publics les plus éloignés des espaces ruraux.
La place de la nature dans notre quotidien devrait en effet être une grande cause nationale, portée de manière transversale par les différents ministères. Et ce programme trouverait aisément écho dans les projets de territoires portés par les collectivités. Si l’on vise collectivement une prise de conscience, une réappropriation des lieux de vie et une implication citoyenne, il apparaît urgent de (re)nouer, (ré)apprendre et tout au moins se réconcilier avec le vivant. La transformation et la végétalisation des cours de récréation peut dans cette perspective constituer un levier accessible et efficace.
Bibliographie
- Dadvand, P., Villanueva, C., Font-Ribera, L., Martinez, D., Basagana, X., Belmonte, J., Vrijheid, M., Grazyleviciene, R., Kogevinas, M. et Nieuwenhuiksen, M. 2014. « Risks and benefits of green spaces for children : A cross-sectional study of associations with sedentary behavior, obesity, asthma and allergy », Environmental Health Perspectives, vol. 122, n° 12.
- Gray, P. 2016. Libre pour apprendre, Arles : Actes Sud.
- Pasquinelli, E. 2018. Comment utiliser les écrans en famille. Petit guide à l’usage des parents 3.0, Paris : Odile Jacob.
- Rivière, C. 2021. Leurs enfants dans la ville. Enquête auprès de parents à Paris et à Milan, Lyon : Presses universitaires de Lyon.
- Stern, A. 2017. Jouer. Faisons confiance à nos enfants, Arles : Actes Sud.