En mai 1991, la commune de Fano, ville moyenne de la région des Marches en Italie centrale, organise une semaine consacrée à l’enfance, intitulée « La ville des enfants ». Le pédagogue Francesco Tonucci, dont Fano est la ville natale, participe à l’événement en tant que conseiller. En plus de la tenue d’ateliers, conférences et autres expositions, un conseil municipal extraordinaire est organisé en présence de nombreux enfants, qui décide de la reconduite annuelle de l’initiative. Tonucci en devient le directeur scientifique et propose au maire de transformer l’événement en « projet permanent de transformation de la ville » (p. 25). Un « Laboratoire » est alors créé pour conduire ce projet, qui va rapidement susciter un vif intérêt, d’abord en Italie puis dans de nombreuses villes du monde.
Cet engouement pour l’expérience collective de Fano conduit Tonucci à publier en 1996 un ouvrage de synthèse qui se veut une « boîte à outils », une « aide aux municipalités intéressées pour réaliser un tel projet » (p. 29). Édité à plusieurs reprises en Italie, son livre a peu à peu été traduit dans plusieurs langues (espagnol, portugais, anglais, mais aussi basque ou catalan) et plus récemment (en 2019) en français par Caroline Michel pour les éditions Parenthèses.
Pour aider à atteindre l’« objectif premier de ce projet », qui consiste à « restituer aux enfants de la ville la possibilité de sortir de chez eux tout seuls pour vivre avec leurs amis l’expérience fondamentale de l’exploration, de l’aventure et du jeu » (p. 26), Tonucci décrit le « changement radical » (p. 30) que les municipalités doivent mettre en œuvre. Son livre très clair et surprenant d’actualité propose, par l’entrée qui pourrait paraître anecdotique ou triviale de l’enfance, une réflexion inspirante et en définitive très politique sur les villes contemporaines.
La grande méchante ville
Dans la préface à l’édition italienne, le philosophe turinois Norberto Bobbio (1909-2004) exprime sa nostalgie pour la vie urbaine des enfants de sa génération, qu’il caractérise par l’intensité et la normalité du jeu libre dans les cours d’immeubles et dans la rue, alors que les enfants auraient désormais (au milieu des années 1990, donc) « disparu des villes » (p. 21) :
Autrefois, il n’y a pas si longtemps, les enfants avaient peur de la forêt, où l’on rencontrait le loup et les méchantes sorcières, tandis qu’ils se sentaient protégés par la ville. Aujourd’hui les choses se sont inversées, parce que c’est la ville qui est devenue hostile (p. 19).
Ces souvenirs d’enfance de Bobbio font écho à ceux d’autres adultes ayant grandi dans différents contextes urbains (Gaster 1995 ; Karsten 2005 ; Rivière 2016). Ils reflètent une tendance de longue durée au retrait des enfants des espaces publics des villes occidentales, objectivée par de nombreuses données quantitatives (Vercesi 2008). Tonucci souligne à raison qu’il s’agit là d’une « transformation radicale » (p. 41) des villes, devenues plus hostiles aux enfants au cours du XXe siècle, du fait notamment de la diffusion massive de l’automobile, la « nouvelle patronne de la ville » (p. 100), « qui engendre à la fois danger, pollution sonore, pollution de l’air, vibrations, occupation du sol public » (p. 51).
Une réponse évidente à cette hostilité perçue de l’environnement urbain est le repli sur la sphère privée, et notamment sur l’espace du logement. La maison serait dans cette perspective « pensée comme un abri antiatomique » (p. 51) protégeant du dehors et de ses risques (les accidents de la circulation donc, mais aussi la violence, la drogue, ou encore les mauvaises fréquentations). L’enfant se trouve alors « prisonnier d’une maison-forteresse » (p. 60), en dépit du risque élevé d’accident domestique [1] et du caractère autoréalisateur d’une telle démarche – leur retrait de la rue tendant à renforcer sa dangerosité pour les enfants. Peu importent également les conséquences potentielles de cette évolution sur leur aptitude à l’autonomie.
Que faire ?
L’auteur propose de remplacer, en tant que point de référence pour la conception et l’évaluation de la ville, le « citoyen moyen » (homme, adulte et actif) par l’enfant. Cette démarche consistant à « abaisser la vision de l’administration à hauteur d’enfant » (p. 54) présente selon Tonucci l’avantage de « ne perdre personne », dans la mesure où « quiconque sera capable de tenir compte des besoins et des désirs des enfants n’aura aucune difficulté à tenir compte des nécessités des personnes âgées, des handicapés, des sans-abri » (p. 54). Dans cette perspective, le projet de « ville des enfants », qui s’appuie notamment sur le point de vue des enfants en âge de fréquenter l’école primaire, est susceptible de bénéficier à l’ensemble de ses habitants.
Cette proposition s’appuie sur l’expérience débutée en 1991 à Fano, dont le « référent principal » et le « garant » doivent, selon Tonucci, être le maire lui-même, dans la mesure où il s’agit d’un choix politique impliquant un « engagement transversal » (p. 54), qui entraîne des répercussions sur l’activité de l’ensemble de ses adjoints et des services administratifs de la Ville. Une telle démarche ne va bien sûr pas de soi, et suscite tensions, conflits et contradictions : pour atteindre ses objectifs, le projet d’une ville à hauteur d’enfant ne saurait être celui d’un seul secteur de l’administration municipale, mais « le projet du maire, de la ville » (p. 35).
Un organe spécifique doté d’un siège et de personnel à plein temps, le « Laboratoire », a pour rôle d’assumer la fonction de « conscience » (p. 69) du maire et du conseil municipal. Il veille au respect des engagements de départ et à leur mise en œuvre. Un tel organe est évidemment susceptible de devenir une « épine dans le pied » (p. 131) pour les élus et les services municipaux, dans la mesure où il s’agit de « changer profondément de point de vue, de perspective, d’objectifs » (p. 69). Ce laboratoire a aussi un coût, ayant besoin d’un budget pour fonctionner de manière autonome, notamment pour réunir et consulter les enfants. Du point de vue plus global de la dépense publique, la perspective décrite par Tonucci n’implique toutefois pas nécessairement de « dépenser plus, mais (de) dépenser mieux », dans le cadre d’une « nouvelle philosophie de gestion de la ville » (p. 70), d’une nouvelle manière de penser la ville (comme l’indiquait le titre original du livre) avec et pour les enfants.
Il s’agit notamment de « ralentir la circulation, redonner de l’espace aux piétons, rendre les places publiques aux habitants » (p. 70) : pour cela, il est indispensable d’écouter et de consulter les enfants, de leur donner la parole et de les accompagner dans l’élaboration de leurs propositions, ce qui, comme l’auteur en convient, « n’est pas chose facile » (p. 71). La démarche suppose de former « de nouveaux intermédiaires capables de travailler avec les enfants […] dans un dialogue toujours possible, mais jamais avilissant, avec la réalité, avec les coûts, avec les lois » (p. 74). Un tel changement de pratique peut passer par des ateliers collectifs et notamment par un travail de dessin, très fructueux pour saisir les perceptions enfantines de la ville et aider les enfants à (se) projeter. On ne se pose par exemple par assez selon Tonucci la question de savoir si les parcs, qui « se ressemblent tous » (p. 47), avec leurs toboggans et autres balançoires, plaisent réellement aux enfants. Les adultes doivent d’après lui apprendre à leur « céder des espaces » (p. 110), en les concevant autrement, avec eux et pour eux. Une autre piste consiste à rétablir le droit des enfants à jouer dans les espaces communs des copropriétés, comme l’a par exemple voté à l’unanimité en 2012 le conseil municipal de Milan [2], capitale de la région Lombardie et poumon économique du pays.
Il semble par ailleurs indispensable de « privilégier des systèmes alternatifs de mobilité » (p. 107), en favorisant les déplacements à vélo par la mise en place d’un réseau de pistes cyclables protégées, en assumant le choix de ralentir le trafic automobile, en arbitrant toujours en faveur des piétons en cas de conflits d’aménagement, ou encore en organisant des journées sans voiture propices à la réappropriation des rues par les enfants, mais aussi par les adultes :
Fermer les routes pour une journée est certainement un symbole, un signal, mais les signaux aussi sont importants parce qu’ils aident à croire aux nouveautés […]. Ils aident les enfants à grandir avec des désirs, ils aident les adultes à casser les habitudes qu’ils confondent souvent avec des nécessités (p. 164).
Les commerçants peuvent également jouer un rôle important dans ce projet de reconquête de la ville : leurs commerces sont perçus par de nombreux parents et enfants comme des lieux de réassurance, où l’on peut entrer pour trouver de l’aide, demander son chemin ou encore aller aux toilettes. Une façon de les mobiliser à Fano a consisté à leur proposer d’apposer sur leur vitrine un autocollant du logo du « Laboratoire », afin de rendre visibles leur soutien au projet et leur disponibilité.
Un projet pour la ville
L’ouvrage constitue ainsi un guide précieux pour les bonnes volontés intéressées par l’édification de la « ville des enfants », un « projet difficile à réaliser, comme toutes les utopies » (p. 127).
La troisième et dernière partie revient sur l’expérience conduite à Fano par le biais de nombreuses fiches pratiques, mais aussi de plusieurs entretiens avec des personnes impliquées dans celle-ci, qui aident à envisager de la répliquer ou de s’en inspirer. Le fonctionnement du « Conseil des enfants », organe consultatif constitué de deux enfants par école (un garçon et une fille) pour une durée de deux ans, est décrit de manière détaillée, tout comme les enjeux et les modalités de la réalisation d’enquêtes par questionnaire auprès de parents et d’enfants, ou encore l’initiative permettant aux enfants de délivrer des contraventions symboliques « quand le comportement de l’automobiliste crée des obstacles à la liberté et à l’autonomie du piéton » (p. 146).
Francesco Tonucci ne cache pas que cette expérience « a toujours été conflictuelle » (p. 131) ni que tous les engagements pris par la Ville n’ont pas été tenus – ou du moins pas toujours dans les temps, au risque d’éroder la confiance des enfants. Cette honnêteté rend d’autant plus utile ce « témoignage modeste, mais optimiste, sur la faisabilité du projet » (p. 131). Surtout, le pédagogue rappelle en fin d’ouvrage le caractère politique, et même radical, du choix de « La ville des enfants », toujours susceptible de « mécontenter les adultes » ou a minima un certain nombre d’entre eux, dans la mesure où il s’agit de « leur demander de renoncer à des privilèges qui passent aujourd’hui pour des droits » (p. 190).
Bibliographie
- Gaster, S. 1995. « Public places of childhood, 1915-30 », The Oral History Review, vol. 22 n° 2, p. 1-31.
- Karsten, L. 2005. « It all used to be better ? Different generations on continuity and change in urban children daily use of space », Children’s Geographies, vol. 3, n° 3, p. 275-290.
- Rivière, C. 2016. « Les temps ont changé. Le déclin de la présence des enfants dans les espaces publics au prisme des souvenirs des parents d’aujourd’hui », Les Annales de la recherche urbaine, n° 111, p. 6-17.
- Tonucci, F. 1996. La città dei bambini. Un modo nuovo di pensare la città, Bari : Laterza.
- Vercesi, M. 2008. La mobilità autonoma dei bambini tra ricerca e interventi sul territorio, Milan : Franco Angeli.