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Démolir pour déconcentrer : les résultats contrastés du Plan de transformation de Chicago

Les villes françaises ne sont pas les seules concernées par la montée en puissance de l’injonction à la mixité sociale et par les plans de démolition des logements sociaux. Chicago, ville emblématique de la naissance de la sociologie urbaine et de certains de ses concepts (ségrégation, « ghettos »), a fait l’objet ces dernières décennies d’opérations massives visant à « déconcentrer la pauvreté ». Non sans contradictions et tensions, comme le montre l’article de Clément Boisseuil.

Dossier : Rénovation urbaine. L’espace comme remède à la question sociale ?

Chicago est connue pour la triste histoire de ses logements sociaux (Venkatesh 2002 ; Wacquant 2007). Depuis 2000, pourtant, ces derniers ont bénéficié d’un programme de rénovation de plus d’un milliard et demi de dollars : le Chicago Plan for Transformation. Par ce « plan de transformation », les quartiers des grands ensembles (dits projects), dont l’état de détérioration et la concentration de pauvreté avaient encouragé une intervention publique majeure à la fin des années 1990, ont été démolis. Ils devaient laisser la place à des quartiers fonctionnellement et socialement « mixtes ». Les résultats de ce plan sont néanmoins contrastés au regard des objectifs affichés quinze ans plus tôt. La mise en œuvre du programme fait face tant à des difficultés économiques et financières qu’à des conflits ouverts entre acteurs du projet, qu’ils soient publics, privés ou issus de la société civile. Ces conflits ont trait tant aux objectifs du plan qu’aux moyens choisis pour sa mise en œuvre.

Un plan de lutte contre l’hyper-ghettoïsation

Créée en 1937, la Chicago Housing Authority (CHA), autorité de logement rattachée à la mairie de Chicago et disposant de sa propre administration, gère le parc social de la ville. Si les premiers logements sociaux remontent au New Deal, la majorité d’entre eux voit le jour dans les années 1950 et 1960 (Hirsch 1998). Durant cette période, la CHA mène une politique discriminatoire à l’encontre des noirs américains comme le stipule l’arrêt Gautreaux vs Chicago Housing Authority and HUD de la Cour suprême en 1976. Après dix ans de procédure judiciaire, la CHA et le HUD (Housing and Urban Development, le département fédéral en charge du logement et du développement urbain, créé en 1965) sont accusés d’avoir délibérément concentré les logements sociaux dans des quartiers à majorité afro-américaine. Les années 1970 et 1980 sont des années sombres pour la CHA, rongée par la corruption et les dysfonctionnements managériaux. Mal entretenu, le parc social se détériore. La criminalité, le trafic de drogue et la lutte des gangs gangrènent les projects.

À l’aube des années 1990, nombre d’universitaires dénoncent l’isolement social, la concentration de la pauvreté (Wilson 1987) et les « effets de quartier » (Sampson 2012). D’autres soulignent l’ampleur et les conséquences de la ségrégation raciale dans les villes américaines (Massey et Denton 1993). Toutefois, ce sont les théories de l’urban underclass (ou du sous-prolétariat) et des effets de quartier qui guideront les politiques des années 1990 et 2000. Les tenants de l’urban underclass font l’hypothèse d’une classe très pauvre et ségréguée au sein de ghettos urbains. La théorie des effets de quartier postule, quant à elle, un lien entre comportements individuels et attributs des quartiers. Pour exemple, Sampson s’intéresse à la croissance de la criminalité comme produit d’effets de quartier négatifs. La prééminence de ces deux approches favorise la lutte contre la concentration de certaines populations aux effets jugés néfastes. L’ambition des pouvoirs publics est finalement tant l’éradication de l’habitat indigne que la lutte contre la criminalité et les freins à l’ascension sociale des ménages, effets théoriques de la concentration de la pauvreté.

Le paradigme de la déconcentration de la pauvreté

Le 10 août 1992, la Commission nationale sur les logements sociaux dégradés (National Commission on Severely Distressed Public Housing), créée trois ans plus tôt sur la demande du HUD, rend un rapport accablant, notamment au sujet de Chicago. Ce dernier dénonce le caractère indigne des conditions de vie dans lesquelles les habitants des logements sociaux vivent et fournit une série de recommandations pour éradiquer les logements dégradés à l’horizon 2000. À la suite de ce rapport, le Congrès approuve le programme HOPE VI (Kirszbaum 2009) dont l’objectif, inspiré du Nouvel Urbanisme (New Urbanism), consiste en la démolition des logements sociaux considérés comme non viables et leur remplacement par des quartiers « mixtes », composés à part égale de logements sociaux, de logements intermédiaires et de logements vendus ou loués au prix du marché. La question raciale est alors éludée, au profit de la logique de déconcentration de la pauvreté et de gentrification organisée des quartiers populaires.

À cette période, les programmes de rénovation sont marginaux à Chicago et la CHA est connue pour sa négligence dans la maintenance et la gestion de son parc. La criminalité et la stigmatisation des projects atteignent leur paroxysme, entraînant la démission du président de la CHA et de son conseil en 1995, ainsi que la mise sous tutelle de l’autorité par le HUD.

À la fin des années 1990, le HUD souhaite mettre fin à cette tutelle. Le maire d’alors, Richard M. Daley, connu pour son autoritarisme – tout comme son père, Richard J. Daley, maire de 1955 à 1976 dit The Boss –, dirige les négociations avec le HUD. Il accepte de reprendre la direction de l’autorité de gestion des logements, notamment en nommant son président, si le HUD lui octroie les pleins pouvoirs. Se met alors en place le programme Moving to Work, permettant à la CHA de gérer librement et sans contraintes fédérales son budget. Ceci lui permit de lancer le plus grand projet de rénovation urbaine des quartiers d’habitat social dans l’histoire américaine : le Plan for Transformation.

Le plan bénéficie de financements HOPE VI et repose principalement sur des partenariats publics–privés, notamment via le low-income tax credit. Ce crédit d’impôt fut créé sous l’administration Reagan en faveur des promoteurs privés investissant dans les logements abordables à loyer maîtrisé, équivalent américain des logements intermédiaires. Ces derniers sont ouverts aux ménages dont les revenus excèdent les plafonds du logement social tout en ne leur permettant pas de prétendre à un logement au prix du marché.

Accompagné d’une restructuration totale du management et de la direction de l’autorité de logement, le Plan for Transformation de l’an 2000 devait permettre la déconcentration des ménages les plus pauvres en les relogeant dans des quartiers comportant moins de 20 % de ménages pauvres, dits « zones d’opportunité ». De plus, le plan prévoyait la démolition de 38 000 logements sociaux et la reconstruction de 25 000 dans des quartiers socialement mixtes. Ce différentiel de 13 000 logements devait couvrir la vacance dans le parc social de la ville et encourager les résidents à user d’un housing voucher, une aide personnelle versée pour accéder au parc privé locatif. L’objectif était alors de réaliser le plan en dix ans. Mais la crise du marché immobilier qui débuta en 2007 et la résistance locale des résidents furent à l’origine de retards, ainsi que de la remise en cause du programme.

Figure 1. Zones d’opportunité définies par le CHA, comportant moins de 20 % de ménages à bas revenus et une concentration faible de logements sociaux

Source : CHA 2014.

Retards et remise en question du modèle de mixed-income communities

Les démolitions symboliques des grands ensembles les plus stigmatisés ont profondément transformé les quartiers populaires dans les dernières années. La CHA et la mairie se félicitent d’avoir effacé les traces d’un passé sombre. Nombre d’opérations de rénovation ont été conduites, en dépit d’importants retards. Des îlots entiers sont aujourd’hui vacants, à la suite des démolitions et en l’absence de reconstruction, et un nombre important de logements sont vides sans avoir été réhabilités. Ces constats ont obligé l’autorité du logement à repousser son échéance à fin 2015, bien que cette date apparaisse peu réaliste.

Figure 2. Terrains vacants à la suite des démolitions d’ABLA Homes [1] (2012)

© Clément Boisseuil.

Figure 3. Logements murés et inoccupés à Lathrop Homes (2014)

© Clément Boisseuil.

Le modèle de mixed-income communities est aujourd’hui lui-même remis en cause. En effet, le Plan for Transformation avait pour philosophie de ne pas reconstruire un logement social sans construire ses équivalents intermédiaires et au prix du marché, suivant la répartition d’un tiers de social, un tiers d’intermédiaire, un tiers au prix du marché. Si les démolitions et les premières reconstructions ont bénéficié d’une conjoncture de marché du logement favorable à la construction, la crise des subprimes a stoppé les ventes dans l’immobilier et, par là, le plan lui-même. Depuis, le marché du logement à Chicago apparaît fragilisé et se reconstruit peu à peu, principalement via le marché de la location. Toutefois, sans construction de logements privés, le projet même de communauté mixte est à repenser. Les promoteurs immobiliers mettent ainsi en avant le manque d’attractivité de ces quartiers en restructuration et la nécessité d’augmenter le ratio de logements locatifs au prix du marché pour répondre à la demande immobilière locale, tout en accroissant la profitabilité de leurs opérations.

A contrario, dans les quartiers en rénovation, des conseils élus de résidents se mobilisent pour conserver le maximum de logements sociaux en amendant et ralentissant au sein même des projets des promoteurs privés, tout en manifestant publiquement contre les projets de communautés mixtes (rassemblements et marches devant le City Hall, réunions communautaires, création d’associations de protection des droits des résidents de logements sociaux, etc.). Les tensions entre conseils de résidents et promoteurs privés sont renforcées par l’action d’associations communautaires, telles la Chicago Housing Initiative, qui souhaitent conserver l’ensemble des logements sociaux existants et contestent la réduction de leur nombre. Pour les résidents et associations, la vacance constatée en 2000 n’était pas due à un manque de demandes (des milliers de personnes sont inscrites sur les listes d’attente de logements sociaux), mais à une offre de logements sociaux inhabitables, car mal entretenus. On assiste donc à la croissance des conflits d’intérêts entre promoteurs privés et résidents, cibles des projets de rénovation. Ce sont donc l’explosion de la bulle immobilière des années 2000 et les résistances locales à sa mise en œuvre qui ont retardé le plan de transformation.

Consciente de ces éléments, la CHA forma en 2012 une plate-forme de discussion en ligne pour actualiser son plan. Des réunions publiques furent organisées, valorisant les propositions des habitants et les demandes des promoteurs privés. À l’issue de ces débats, Rahm Emanuel, ancien directeur de cabinet du Président Obama, élu maire en 2011 à la suite de Richard M. Daley, dévoila en avril 2013 son Plan Forward pour l’autorité de logement. Le nouveau maire, plus investi dans les politiques économiques locales que sur la question du logement, décida de maintenir l’objectif de « communauté mixte » tout en augmentant la part des logements au prix du marché (autour de 45 %). La raison apportée est triple : officiellement, il s’agit de répondre aux besoins en logements locatifs ; officieusement, les promoteurs souhaitent répondre aux inquiétudes des ménages qui hésitent à s’installer dans des quartiers habités aux deux tiers par des ménages pauvres ou très pauvres ; enfin, la raison politiquement inavouable reste que le phénomène de ségrégation sociale, mais également raciale, est toujours prégnant à Chicago. Les logiques d’évitement demeurent significatives. Si l’objectif de déconcentration de la pauvreté a prévalu malgré des résultats marginaux, le débat sur la ségrégation raciale reste, quant à lui, au second plan, voire absent du débat public. Or, 79,4 % des résidents des projects en 2012 étaient noirs, et la ségrégation explique pour partie les choix de relogement des résidents noirs et les difficultés de voisinage dans les communautés socialement mixtes (Wilson 2006 ; Chaskin et Joseph 2010). Elle explique également la réticence de certains ménages à s’implanter dans des quartiers longtemps stigmatisés, mais aussi des difficultés dans la gestion des espaces publics dans les quartiers rénovés où rapports de classe et de race s’expriment parfois de manière conflictuelle (Chaskin et Joseph, 2010). Comme le montrent les cartes ci-dessous, les phénomènes de ségrégation sociale et raciale convergent, malgré les politiques publiques à l’œuvre.

Figure 4. Répartition spatiale des ménages selon leur tranche de revenus (en US$)

Source : Recensement 2010.

Figure 5. Proportion de noirs américains selon les quartiers

Source : Recensement 2010.

Un bilan mitigé au prisme d’objectifs ambigus

Le plan de Daley de 2000 avait pour ambition de démolir les grands ensembles, lutter contre la vacance, encourager le relogement des résidents dans des « zones d’opportunité », et inciter la création de communautés mixtes. Le concept de « communauté mixte » favorise une mixité sociale qui est construite en réponse à la ségrégation socio-économique des ménages mais qui ne prend pas en considération les divisions raciales.

Le premier objectif semble aujourd’hui rempli, tant en matière de démolition des grands ensembles que de lutte contre la vacance permise par la contraction du nombre de logements sociaux.

Figure 6. Évolution du nombre de logements sociaux loués et vacants à Chicago

Source : Rapports annuels CHA, 2000–2012.

Conformément au second objectif de mobilité des individus, on a assisté à une augmentation du nombre des aides personnelles au logement dans le marché privé (housing choice vouchers). Cette croissance reste toutefois limitée, compte tenu des besoins importants en logement sociaux dans la ville.

Figure 7. Part des aides au logement en comparaison du
nombre de logements sociaux à Chicago

Source : Rapports annuels CHA, 2000–2012.

En avril 2011, la CHA dévoilait une étude sur le relogement à la suite du Plan for Transformation qui conduit également à modérer la portée de ces changements. On y constate, en effet, une reconcentration de la pauvreté dans les quartiers autour des projects. Les ménages relogés font le choix d’user de leur droit de retour dans leur quartier d’origine ou de s’installer en majorité, non dans les zones d’opportunité, mais dans les zones proches de ce dernier, utilisant pour cela un voucher. Plusieurs raisons guident le choix résidentiel des relogés : leur capacité financière (trouver un logement abordable), leurs liens sociaux (ne pas se sentir isolé) et, dans une certaine mesure, le phénomène de ségrégation raciale (ne pas être le seul noir dans un quartier de blancs).

Figure 8. Localisation des ménages relogés par le plan de transformation

Source : Update on Relocation, CHA, 2011.

Enfin, des critiques du modèle de communautés mixtes se font de plus en plus entendre, tant du côté des promoteurs que des résidents. La répartition en trois tiers ne serait pas adaptée pour renforcer l’attractivité de ces quartiers auprès des ménages économiquement moins fragiles. De même, ce modèle ne répondrait pas aux besoins en logements sociaux ou aidés, dans une ville où 23,7 % des habitants vivent sous le seuil fédéral de pauvreté en 2011 [2]. De plus, si le plan a permis la redynamisation de certains quartiers, il n’a pas soutenu un effort de construction, laissant nombre de ménages en attente d’un logement social.

Finalement, si la crise du logement de la fin des années 2000 a frappé durement et durablement le Plan for Transformation, les résistances et mobilisations locales ont également participé aux retards observés dans son application. Le Plan Forward de Rahm Emanuel a pour objectif de relancer les projets à un moment où le modèle de mixed-income community est remis en cause. Par ailleurs, si les grands ensembles insalubres ont disparu, les problématiques sociales demeurent. Enfin, si le débat sur la question raciale est resté absent ou en toile de fond, il devra être posé, dans une ville où ségrégations sociale et raciale se recoupent étroitement.

Bibliographie

  • Chaskin, R. J. et Joseph, M. L. 2010. « Building “community” in mixed-income developments : Assumptions, approaches, and early experiences », Urban Affairs Review, vol. 45, n° 3, p. 299‑335.
  • Denton, N. A. et Massey, D. S. 1993. American Apartheid : Segregation and the Making of the Urban Underclass, Cambridge (Massachusetts) : Harvard University Press.
  • Hirsch, A. R. 1998. Making the Second Ghetto, Chicago : University of Chicago Press.
  • Kirszbaum, T. 2009. Rénovation urbaine. Les leçons américaines, Paris : Presses universitaires de France.
  • Sampson, R. J. 2012. Great American City : Chicago and the Enduring Neighborhood Effect, Chicago : University of Chicago Press.
  • Venkatesh, S. 2002. American Project : The Rise and Fall of a Modern Ghetto, Cambridge (Massachusetts) : Harvard University Press.
  • Wacquant, L. 2007. Urban Outcasts : A Comparative Sociology of Advanced Marginality, Malden : Polity Press.
  • Wilson, W. J. 1987. The Truly Disadvantaged, the Inner City, the Underclass and Public Policy, Chicago : University of Chicago Press.
  • Wilson, W. J. et Taup, R. P. 2006. There Goes the Neighborhood : Racial, Ethnic and Class Tensions in Four Chicago Neighborhoods and Their Meaning for America, New York : Vintage Books.

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Pour citer cet article :

Clément Boisseuil, « Démolir pour déconcentrer : les résultats contrastés du Plan de transformation de Chicago », Métropolitiques, 17 décembre 2014. URL : https://metropolitiques.eu/Demolir-pour-deconcentrer-les.html

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