Certaines séries utilisent leur ville hôte comme un décor plus ou moins bien exploité (The Good Wife, Urgences), d’autres donnent au principe de ville hôte une nouvelle dimension. The Chicago Code appartient à la seconde catégorie et rend ainsi justice à la « deuxième ville [1] » des États-Unis. Cette série éphémère de Shawn Ryan [2], dont l’unique saison a été diffusée en 2011 aux États-Unis par la chaîne Fox, met en scène Jennifer Beals dans le rôle de Teresa Colvin. Cette nouvelle dirigeante de la police de Chicago lance une croisade contre la corruption politique avec le soutien de son ancien coéquipier, l’inspecteur chevronné et peu orthodoxe Jarek Wysocki (Jason Clarke). Ce pourrait être le synopsis de n’importe quelle série policière, se déroulant n’importe où dans le monde. À ceci près que The Chicago Code n’est pas une énième série policière dont l’action, incidemment, se passe à Chicago. C’est une série sur Chicago, dans laquelle la ville, avec son histoire et ses traditions, est un personnage à part entière.
- Vue du downtown (centre-ville) de Chicago.
La ville comme décor
La première image de l’épisode pilote de la série donne la couleur. On y découvre une magnifique vue de la capitale du Midwest, dont la silhouette reconnaissable se découpe sur fond de lac Michigan. Nous voici à Chicago. Le reste de l’épisode, de même que les 12 épisodes suivants, sont riches de ces prises de vue, où le décor de la série est régulièrement remis en mémoire : un plan de la Willis Tower (anciennement Sears Tower) par-ci, une vue du Wrigley Building et de la Tribune Tower par-là, une course poursuite dans l’El, le fameux métro aérien de la ville. La ville et ses icônes sont présents dans chaque scène et rappellent au téléspectateur où il se trouve.
Rien de surprenant jusque-là. Popularisés notamment par Without a Trace et les trois CSI, les panoramas aériens des villes et de leurs monuments emblématiques sont devenus des lieux communs des séries télévisées urbaines, des respirations attendues – et esthétiques – avant chaque scène ou presque, dont le rôle est surtout de fixer le lieu de l’action. À de rares exceptions près, ces séquences sont désormais présentes dans toutes les séries du genre. CSI nous montre ainsi le Strip de Las Vegas, Fairly Legal le Golden Gate Bridge. Dans Bones et Covert Affairs, ce sont le Capitole et le Washington Monument, dans Californication, des images de Venice et Santa Monica, dans Boardwalk Empire, la promenade d’Atlantic City. Autant de piqûres de rappel indiquant que l’on est dans telle ou telle ville.
Dans la plupart des séries, toutefois, l’apparition de la ville se limite à ces vues de skyline et de bâtiments célèbres. Parce que les séries sont généralement tournées en studio à Los Angeles ou à Vancouver, quel que soit le lieu fictionnel où elles se déroulent, rares sont les scènes effectivement filmées là où elles sont censées avoir lieu. Les concepteurs trouvent des techniques pour laisser croire au téléspectateur que l’on est bien là où on est censé être. Une séquence de nuit à l’extérieur sera tournée dans un décor reconstitué en studio [3]. Un extérieur de rue en pleine journée sera tourné en plan suffisamment serré pour que l’on ne puisse pas voir dans le cadre le moindre élément qui laisse croire que l’on n’est pas dans la bonne ville. Ces techniques permettent aux studios d’économiser de coquettes sommes. Les apparences sont sauves, car si les spectateurs ne sont pas dupes, ils ferment les yeux de bon cœur sur ces approximations. En revanche, l’absence ou quasi-absence de scènes tournées en extérieur dans la véritable ville hôte retire aux séries une bonne dose de réalisme et d’authenticité. La ville est ramenée au rôle de simple décor, un décor presque théorique. Naturellement, les séries qui prennent place à Los Angeles font parfois exception à cette règle, pour des raisons que l’on comprend aisément. Numb3rs nous a ainsi offert plus d’une course poursuite dans les rues de Los Angeles, jusque dans les canaux de Venice, NCIS : Los Angeles également.
The Chicago Code a été filmé intégralement à Chicago [4] et principalement en extérieur [5]. Ces deux caractéristiques inhabituelles donnent de fait à la ville une place de choix dans la série. Au-delà des vues de bâtiments, nous voyons des plans des personnages sur fond de décor réel, que ce soit l’El [6], le Magnificent Mile, les rives du lac Michigan ou celles de la Chicago River.
- Dans the El, le métro aérien de Chicago.
Le simple fait de voir ces personnages évoluer dans un décor réel donne à ce décor davantage d’étoffe, ce qui donne en retour plus d’authenticité et de réalisme à la série. Ceci est d’autant plus vrai que The Chicago Code ne donne pas seulement à voir le Loop (nom du centre de Chicago), ses gratte-ciel et sa Chicago River, images classiques de la ville désincarnée des quartiers d’affaires, qui déborde d’activité la journée mais se vide à la fermeture des bureaux, lorsque l’activité se déplace vers les quartiers plus résidentiels.
C’est la ville dans son ensemble qui est donnée à voir. L’accent est volontairement mis sur les quartiers qui n’avaient jamais été filmés auparavant, comme une façon de prouver que Chicago ne se limite pas au Loop. Ce choix rappelle The Wire, dans une version « Foxisée », ou encore The Beast, dans une version moins surréaliste.
Au total, 127 lieux de tournage ont été utilisés dans la ville, du nord au sud, des quartiers riches aux quartiers pauvres, des quartiers résidentiels aux friches urbaines… Amener ces quartiers méconnus de la ville dans les salons américains était l’un des effets recherchés par le créateur de la série, et la raison pour laquelle il avait refusé de filmer The Chicago Code ailleurs qu’à Chicago. À travers le pare-brise des voitures de patrouille, il amène les spectateurs faire le tour des quartiers oubliés de la ville [7]. Chinatown est ainsi au cœur de l’un des épisodes. Enserré par la Chicago River et des voies de chemin de fer à l’ouest, deux voies rapides au sud, et davantage de voies rapides et de voies ferrées à l’est, le quartier apparaît comme éloigné du centre-ville, à l’écart.
- Wysocki et Evers à Chinatown.
Cette notion géographique de distance est reprise par l’intrigue, qui donne l’image d’un quartier en quasi-autarcie, habitué à régler ses affaires entre soi. En définitive, la poigne de l’alderman Gibbons se révèle plus forte que la pression communautaire, ce qui peut être interprété de deux manières : soit comme une preuve que des liens existent malgré tout entre Chinatown et le reste de la ville, soit comme une preuve que la corruption politique est tellement forte à Chicago qu’elle atteint même les lieux les plus imperméables. Chinatown n’est que l’un des nombreux quartiers ainsi explorés dans la série. Le South Side – quartier noir de la ville – ferait aussi un bon objet de discussion.
L’authenticité que véhicule la série en étant filmée dans de nombreux quartiers, offrant une vision très complète de la métropole et assortie du regard critique qu’elle porte sur ces quartiers, est l’un de ses attraits majeurs pour les amoureux de Chicago et des villes en général. Elle n’est toutefois pas le seul.
Une ville, une culture, une intrigue
Le second attrait majeur de The Chicago Code pour les passionnés de la ville, de son histoire et de ses traditions, bonnes ou mauvaises, est que cet héritage fait partie intégrante de l’intrigue. C’est en cela que la ville constitue l’un des personnages principaux de la série, si elle n’en est pas le personnage principal.
Au centre du scénario se trouve la corruption, la « machine politique » et les turpitudes en tout genre de ses hommes politiques, qui est l’une des grandes traditions – pour ne pas dire spécialités – de la ville. Dans une leçon accélérée d’histoire personnelle, Teresa Colvin explique l’étendue de cette corruption en quelques secondes au début du premier épisode, justement intitulé « Corruption ». Dans The Chicago Code, elle part en guerre contre l’incarnation de cette corruption tous azimuts : l’alderman [8] Ronin Gibbons, l’homme le plus puissant de la ville après le maire. Si chaque épisode comprend une intrigue propre, le fil conducteur de la série est cette guerre entreprise par Colvin contre la corruption en général et contre Gibbons en particulier. De ce fait, la série est une exploration progressive de ce qu’il reste de la machine de Chicago et de son fonctionnement, réel ou supposé. Comment l’élu échange des faveurs contre des votes, fournit à ses protégés des emplois fictifs, manie le chantage et l’extorsion. Il va jusqu’à commanditer des assassinats pour éliminer des témoins gênants, tout en restant apprécié par ses administrés. Rien n’échappe à la corruption dans le Chicago de la série : ni la police, qui compte plus d’un ripou (y compris le directeur de cabinet de Colvin), ni même la famille de Colvin, dont le beau-frère tente de monnayer son influence pour rembourser ses dettes). The Chicago Code offre une version fictive du Chicago de fameux maire Richard Daley si bien décrit par Mike Royko (1988), à ceci près que l’auteur décrivait un système généralisé à l’ensemble de la ville, alors que la série se focalise sur le système mis en place par un seul alderman.
- Teresa Colvin et l’alderman Ronin Gibbons.
Au détour de la corruption politique, la série entraîne tout naturellement le téléspectateur au sein d’une autre institution de Chicago : le crime organisé. Il ne s’agit pas ici de Capone, mais de la mafia irlandaise, dont Gibbons s’est fait une alliée. Il détourne des fonds publics et elle s’occupe de nettoyer le terrain pour lui et de faire disparaître les problèmes lorsqu’il en a besoin.
Face à Gibbons et la mafia, Teresa Colvin compte utiliser une troisième institution locale : la police, qui occupe forcément une place centrale dans la série comme dans la ville. Jarek Wysocki en est un représentant emblématique. Descendant d’immigrants polonais (le multiculturalisme de la ville est encore un autre sujet évoqué dans la série), fier de ses origines, il est fils de policier, frère de policier (son frère a été tué en service plusieurs années auparavant) et oncle de policier. Il représente à la fois la tradition familiale du CPD (Chicago Police Department) et les classes laborieuses de la ville. Son esprit « col bleu » transparaît par exemple dans sa relation à son coéquipier, le jeune Caleb Evers (Matt Lauria), qu’il raille en l’appelant tantôt college boy [9], tantôt Big Ten [10], parce qu’Evers est diplômé de l’université Northwestern. On n’est pas ici dans l’univers lisse et policé du FBI, dont les représentants apparaissent de temps en temps en trouble-fête, immanquablement parés de leurs costumes-cravate. Pas de cravates pour les hommes du CPD – exception faite du college boy Evers – qui n’hésitent pas à se salir les mains pour la bonne cause.
L’histoire locale est également omniprésente dans la série. Des fragments en sont distillés au fil des épisodes. Pour commencer, chaque titre d’épisode est riche de sous-entendus et constitue une invitation à la recherche pour les béotiens. Le deuxième épisode, Hog Butcher, est ainsi une référence au remarquable poème de Carl Sandburg, Chicago (1916), sur la « ville aux grandes épaules ». Le quatrième épisode, Cabrini Green, évoque l’un des grands ensembles de logements sociaux de la ville, emblématique à la fois de la politique de logements sociaux de la CHA (Chicago Housing Authority) et de celle du pays au cours des années 1940.
- Anciens logements (désormais démolis) dans le quartier de Cabrini–Green.
C’est là que le jeune Ronin Gibbons a grandi. Ce fragment d’histoire est utilisé pour donner plus de chair au personnage de Gibbons et le rendre plus humain : un homme qui a connu des temps difficiles, mais a surmonté l’adversité pour devenir un puissant parmi les puissants. Épisode après épisode, les références à des espaces sont mises à profit pour donner de la profondeur à l’intrigue et aux personnages.
Dernier aspect savoureux de couleur locale que nous mentionnerons ici, mais non des moindres, les multiples références à l’une des passions de Chicago : le baseball, et plus précisément la rivalité entre les deux équipes locales, les Cubs et les White Sox. Dans le premier épisode, Jarek Wysocki, qui travaille efficacement, mais de préférence seul, se débarrasse d’un équipier de plus et s’en voit affecter un nouveau, auquel sa première question, plutôt inattendue, est « Cubs ou Sox ? » Ce à quoi le jeune Caleb Evers répond : « Quelle question ! White Sox, évidemment ! » Fort bien… à ceci près que Caleb Evers est un supporter des Cubs. Il sait que Wysocki est un supporter des Sox et il ne veut pas débuter sur une fausse note. Wysocki n’étant pas dupe, il amène Evers à se contredire peu de temps après et à admettre qu’il soutient les Cubs, ce qui marque le début d’échanges sarcastiques sur le sujet qui se prolongeront tout au long de la série, apportant des allusions régulières à la ville et à son identité.
À travers les images comme à travers l’intrigue et les dialogues, The Chicago Code fourmille de références à la ville, sa culture, son histoire. Ces références ne sont pas de simples remarques accessoires, destinées à décorer une série bien structurée autour d’une solide intrigue par ailleurs, leur propos est de faire de la ville un personnage à part entière de la série. On peut être d’accord ou non avec l’angle sous lequel la ville est représentée, on peut aimer ou non le personnage qui en émerge, éventuellement juger qu’il est façonné par trop de clichés, mais ce personnage existe et donne à penser.