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Le logement social à New York

Comment NYCHA a réussi à ne pas démolir les « projects »

Les tours de logement social sont-elles vouées à la démolition ? Un livre et un article de l’historien Nicholas Dagen Bloom sur l’expérience new-yorkaise montrent que la sélection des locataires – c’est-à-dire la discrimination des candidats les plus vulnérables – est une condition-clé de la pérennité du logement social.

Depuis une vingtaine d’années, les villes américaines démolissent leurs tours de logement social, pour les remplacer par des programmes de « Section 8 », des aides directes aux pauvres sous formes de bons (vouchers) pour leur permettre d’accéder à des biens sur le marché privé (Wyly et DeFilippis 2010). Les tours de logement social, les projects, ont une réputation désastreuse. Elles concentrent la pauvreté, agissant comme un multiplicateur des problèmes ; elles sont devenues le symbole visible dans l’espace du déclin urbain, de ce qu’il ne faut pas faire en matière d’urbanisme, et ce même si les projects ne sont qu’une petite partie du logement social, et que le logement social n’est qu’une petite partie du logement pour les pauvres [1] (Wyly et DeFilippis 2010). Or, les tours de logement social de New York n’ont pas été démolies, au contraire des tristement célèbres Pruitt–Igoe de Saint-Louis ou des Robert Taylor Homes de Chicago (Venkatesh 2002).

L’exceptionnalisme new-yorkais

Aujourd’hui, plus de 10 % de tout le logement social américain est géré par NYCHA (New York City Housing Authority), alors que New York ne représente que 3,2 % de la population urbaine aux États-Unis. Le logement social à New York représente 5,8 % du parc total. C’est faible par rapport à l’Europe occidentale : le logement social représente 17,1 % du parc immobilier à Paris, et 52 % à Amsterdam.

Figure 1 : Répartition du parc immobilier à New York en 2010

Données : Wikipedia, Bloom (2012) et Furman Center for Real Estate & Urban Policy (New York University).

Quels sont les ressorts de l’exceptionnalisme new-yorkais ? On peut distinguer trois types de facteurs. Premièrement, New York est une ville à part aux États-Unis : à la fois très peuplée, extrêmement dense, recevant un flux constant d’immigrés (ainsi que de jeunes), avec un réseau de transports en commun relativement étendu et performant. Il y a toujours des candidats pour les logements, même dans les tours les plus mal famées, et ces tours sont presque toujours assez bien desservies par les transports, permettant aux adultes d’aller travailler. Deuxièmement, NYCHA est un bailleur social habile. NYCHA a toujours essayé, et a souvent réussi, à éliminer les ménages insolvables parmi les candidats à la location. En clair, NYCHA a cherché à louer à des personnes qui travaillent, au détriment des ménages les plus pauvres et les plus vulnérabilisés, lesquels se sont retrouvés soit relégués, soit à la merci des slumlords, ces propriétaires immobiliers de quartiers pauvres qui profitent du flux d’immigrés et du dynamisme économique de la ville. Le sénateur démocrate Robert Wagner disait en 1937 : « Après tout, c’est une proposition de location, pas un cadeau ». NYCHA a toujours cherché à entretenir ses bâtiments au mieux ; et ses directeurs ont souvent su faire prévaloir leurs vues dans les conflits entre administrations municipales et dans la distribution des maigres financements fédéraux. Troisièmement, la présence de NYCHA sur la longue durée a un effet de cliquet : il serait impossible de reloger 400 000 personnes sans créer une crise grave, il est impossible de démolir des logements remplis de locataires, et les associations de défense des usagers veillent (Bloom 2009 et 2012).

L’histoire de NYCHA

Comment en est-on arrivé là ? Entre 1900 et 1930, New York passe de 3,4 à 6,9 millions d’habitants. Cette croissance profite aux slumlords. Il n’est absolument pas question de construire des logements sociaux, à la fois parce que les promoteurs immobiliers s’y opposent, et parce que cela aurait un coût prohibitif pour la municipalité. La Grande Dépression des années 1930 crée un contexte différent : le taux de vacance augmente, et l’effondrement du marché immobilier ouvre des opportunités pour les réformateurs (Pouzoulet 2006). La municipalité de New York commence à construire du logement social en 1934. En 1937, Roosevelt fait passer le Housing Act par le Congrès, ce qui permet le financement de programmes conséquents. Les promoteurs immobiliers, les réformateurs urbains et Robert Moses (le Power Broker de Caro 1974) s’accordent sur le principe d’accaparer « agressivement » les financements fédéraux pour pourvoir aux besoins des classes populaires (Wyly et DeFilippis 2010). Pour les uns, il faut construire des logements semblables à ceux du marché privé et les disperser dans la ville, pour éviter la stigmatisation et la concentration. Pour les autres (comme Moses), le logement social doit avant tout répondre à des besoins fonctionnels. Construire des grandes tours à la place des slums coûte moins cher (Pouzoulet 2006). Pour Moses, les projects sont un moyen de mener à bien l’urban renewal, et de fournir aux travailleurs (pas aux sous-prolétaires) des logements fonctionnels, dotés du confort moderne, bien supérieurs à l’alternative sur le marché.

Jusqu’au milieu des années 1950, les logements sociaux sont habités par les Blancs, qui représentent encore 42,7 % des locataires de NYCHA en 1962. Ce chiffre descend à 27,9 % en 1969, pour atteindre 4 % aujourd’hui (Bloom 2012, p. 422). À partir de 1941 et jusqu’à la fin des années 1960, plus de 5 millions d’Africains-Américains fuient le Sud pour travailler dans l’industrie dans les villes du Nord-Est et en Californie. Cette Second Great Migration se conjugue à la suburbanization : les Blancs profitent des incitations fédérales pour acheter un pavillon dans les banlieues résidentielles pour la classe moyenne. La conjonction de ces processus provoque le white flight, la sécession des Blancs urbains vers les banlieues résidentielles. L’arrivée des Noirs dans les centres-villes fait craindre aux Blancs une dépréciation des prix de l’immobilier, une baisse de la qualité des écoles et une augmentation de la criminalité. Simultanément, les banlieues résidentielles deviennent plus accessibles, tant du point de vue financier que de celui des transports. La transformation raciale du logement social new-yorkais a des conséquences sur les choix de localisation de construction des tours : les élites blanches ségrégationnistes, et leurs électeurs, préfèrent concentrer les projects dans les ghettos (Pritchett 2002), où le foncier est « en plus » moins cher. Cela aboutit à une géographie du logement social qui renforce la ségrégation.

Figure 2 : Géographie sociale de New York City

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Source : Wyly et DeFilippis (2010).

Au début des années 1960, NYCHA rencontre deux types de problèmes. D’une part, les promoteurs immobiliers sont furieux de voir un opérateur public ne pas perdre de l’argent, et l’accusent de distordre le marché. Sous la pression, NYCHA vend 8 tours (7 287 appartements) au secteur privé, certainement parmi les plus rentables. D’autre part, les militants africains-américains et portoricains, ainsi que des universitaires (dont Frances Fox Piven, auteure de Regulating the Poor), critiquent les critères trop stricts de NYCHA en matière de sélection des locataires. La proportion des bénéficiaires de l’aide sociale (welfare) passe de 11,7 % en 1962 à 34 % en 1973 ; en 1972, la moitié des nouveaux locataires bénéficient de l’aide sociale (Bloom 2012, p. 422). Certains projects ont dépassé le seuil de 40 % de locataires on welfare ; mais aucun n’a atteint les niveaux des logements sociaux de Chicago, avec plus de 70 % de bénéficiaires et les problèmes qui résultent de la concentration de la pauvreté (Bloom 2012, p. 422 ; Wyly et DeFilippis 2010). Même schéma avec la politique d’expulsion : jusque dans les années 1960, les locataires indélicats étaient expulsés puis, sous la pression des militants, cette pratique a été abandonnée, réduisant les moyens de pression de NYCHA.

Comment NYCHA fonctionne aujourd’hui

Ces transformations, combinées à la crise fiscale de New York des années 1970 et à l’augmentation de la criminalité, ont conduit NYCHA à ralentir très fortement le rythme des constructions et des acquisitions. Entre 1976 et 2012, le nombre d’appartements loués a crû de « seulement » 8,4 %. NYCHA continue de vendre certains de ses immeubles et d’en acheter d’autres, mais il s’agit d’opérations relativement discrètes et de faible envergure. Depuis les années 1990, NYCHA a recommencé à sélectionner ses locataires de manière plus rigoureuse. Aujourd’hui, NYCHA gère un parc de 2 600 immeubles – dont 69 tours avec au moins 1 000 appartements – répartis dans 345 ensembles. Ses 180 000 appartements logent un peu plus de 400 000 habitants, pour 434 dollars en moyenne (315 euros). À titre de comparaison, un appartement avec deux chambres à Bushwick, un quartier latino-américain pauvre de Brooklyn, se loue aujourd’hui entre 1 500 et 2 200 dollars par mois. 46 % des locataires sont africains-américains, 44 % sont latino-américains. Ces habitants sont pauvres : le revenu annuel moyen est de 23 000 dollars, soit le seuil du taux de pauvreté pour un couple avec deux enfants. Mais « seulement » 11 % sont bénéficiaires du welfare, 47 % des ménages ont au moins un membre qui travaille, et le reste vit de pensions d’invalidité, de retraite ou d’anciens combattants. Le taux de vacance est de 0,6 %, avec une liste d’attente de 160 000 personnes [2]. NYCHA privilégie les appartements pas trop grands, pour éviter de concentrer les familles nombreuses (sources de désordres) et l’agencement intérieur des appartements est pensé pour favoriser le respect de la vie privée, de façon à rester attractif pour les ménages qui travaillent.

Pour sélectionner les locataires, faire rentrer les loyers et entretenir le parc, NYCHA s’appuie sur un personnel de plus de 11 000 employés. Pour éviter les dérives clientélistes ou népotistes, NYCHA recrute sur concours administratif. 22 % des employés de NYCHA vivent dans des logements sociaux. Ce personnel a, « depuis plus de 75 ans, systématiquement ramassé après les locataires, réparé les vitres, sorti les poubelles, dégagé la neige, tondu les pelouses, lavé les couloirs et réparé les appartements » (Bloom 2012, p. 424). Les employés de NYCHA ont deux tâches principales : la collection des loyers et l’entretien des bâtiments. Malgré les faibles revenus des locataires, NYCHA a, par exemple, collecté 98,7 % des loyers en 2011 (Bloom 2012). NYCHA s’appuie à la fois sur ses employés qui vont frapper aux portes des locataires pour réclamer le loyer en retard, et sur la menace de l’expulsion. L’entretien des bâtiments est une priorité stratégique malgré la rareté des fonds. Depuis les années 1990, NYCHA a récupéré 6 milliards de dollars auprès du gouvernement fédéral pour l’entretien. En 2011, il fallait en moyenne 29 jours pour répondre à une demande non urgente d’un locataire et 18,3 heures pour une demande urgente (Bloom 2012). En 2013, malgré un déficit de 200 millions de dollars en partie imputable au sequester, le nombre de réparations en retard est passé de plus de 420 000 au 1er janvier à moins de 190 000 au 1er septembre. La standardisation des immeubles de NYCHA permet d’abaisser les coûts de réparation : ce sont les mêmes ascenseurs, les mêmes briques, les mêmes fenêtres, les mêmes toits qu’il faut réparer et remplacer. En somme, les immeubles sont très laids, mais ils restent assez solides et fonctionnels.

Un dernier facteur de stabilité dans les projects de NYCHA est la présence de la police. Entre 1952 et 1995, une force de police gérée par NYCHA a pratiqué une forme de « police de proximité » (community policing) originale, décrite par l’historien Fritz Umbach dans un livre intitulé The Last Neighborhoods Cops (Umbach 2011). Initialement, les policiers du NYCHAPD (New York City Housing Authority Police Department) étaient recrutés parmi les locataires ou dans le quartier, et leur mission explicite était de prévenir les problèmes en évitant le recours à la coercition. Ils ont été jusqu’à 1 500 à patrouiller dans les quartiers de logement social et dans les couloirs des tours (Bloom 2012). Comme Bloom, et comme Wyly et DeFilippis, Umbach note que l’adoption de critères de sélection des locataires moins rigoureux dans les années 1960 a profondément perturbé l’équilibre des projects et a précipité la crise du logement social. En 1995, Rudolph Giuliani dissout cette police originale et la refond au sein du NYPD, en même temps que la transit police, la police des transports en communs new-yorkais. Depuis, les officiers stationnés dans les Police Service Areas près des projects mettent en œuvre un policing plus classiquement répressif, fondé sur l’analyse des statistiques de la délinquance (CompStat).

Une conclusion sujette à controverse

Le travail de Bloom porte une conclusion sujette à controverse : un logement social bien géré est un logement social qui écarte les candidats les plus vulnérables. Pour Sharon Zukin, qui a écrit une recension sévère du livre dans Contemporary Sociology (Zukin 2009), la mission du logement social est précisément de permettre aux plus pauvres de se loger : vaut-il mieux qu’ils soient à la rue ? Bloom peut parfois donner l’impression de se soucier plus du bien-être des élites que des résidents, comme quand il insiste sur le fait que, grâce au logement social, « les New-Yorkais bénéficient du travail à bas coût que les résidents de NYCHA procurent » (Bloom 2012, p. 429). Peut-être que dans un contexte américain de préjugés très hostiles aux projects, il faut savoir mobiliser des arguments qui en appellent à l’intérêt bien compris des élites. Bloom pense qu’il vaut mieux un logement social sélectif que du logement social démoli, et ses travaux sont une base utile pour lancer le débat. Au final, l’histoire du logement social à New York permet de réfléchir sur le fonctionnement, les conditions de possibilité et la fonction du logement social dans les sociétés contemporaines.

Bibliographie

  • Bloom, Nicholas Dagen. 2012. « Learning From New York. America’s Alternative High-Rise Public Housing Model », Journal of the American Planning Association, vol. 78, n° 4, p. 418‑431.
  • Bloom, Nicholas Dagen. 2009. Public Housing that Worked : New York in the Twentieth Century, Philadelphie : University of Pennsylvania Press.
  • Buckley, Robert M. et Schwartz, Alex F. 2011. « Housing Policy in the U.S. : The Evolving Sub-National Role », International Affairs Working Paper, New York : The New School, juin.
  • Caro, Robert A. 1974. The Power Broker : Robert Moses and the Fall of New York, New York : Knopf.
  • Pouzoulet, Catherine. 2006. « La question du logement social à New York », Transatlantica, n° 1|2006, 6 avril.
  • Pritchett, Wendell. 2002. Brownsville, Brooklyn. Blacks, Jews and the Changing Face of the Ghetto, Chicago : Chicago University Press.
  • Umbach, Fritz. 2011. The Last Neighborhood Cops : The Rise and Fall of Community Policing in New York Public Housing, New Brunswick (New Jersey) : Rutgers University Press.
  • Venkatesh, Sudhir Alladi. 2000. American Project. The Rise and Fall of a Modern Ghetto, Cambridge (Massachusetts) : Harvard University Press.
  • Wyly, Elvin, & DeFilippis, James. 2010. « Mapping Public Housing : The Case of New York City », City & Community, vol. 9, n° 1, p. 61‑86.
  • Zukin, Sharon. 2009. « Review of Public Housing That Worked : New York in the Twentieth Century, by Nicholas Dagen Bloom », Contemporary Sociology, vol. 38, n° 6, p. 584‑586.

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Pour citer cet article :

François Bonnet, « Le logement social à New York. Comment NYCHA a réussi à ne pas démolir les « projects » », Métropolitiques, 4 novembre 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Le-logement-social-a-New-York.html

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