Depuis la fin des années 2000, les études sur le comportement électoral se sont renouvelées en cherchant à intégrer dans leurs approches les effets produits par le contexte résidentiel (Mayer 2017, p. 34-39). Un certain nombre de ces travaux se sont intéressés aux espaces périurbains (Bacqué et al. 2016 ; Lambert 2015 ; Charmes et al. 2013 ; Rivière 2008 ; Cartier et al. 2008). C’est dans ce champ précis de recherche, à l’encontre d’une vision surplombante et simplificatrice de ces espaces et de leurs populations, que s’inscrit l’ouvrage de Violaine Girard. Prompte aux collaborations avec la géographie, la sociologue compte aujourd’hui parmi les meilleurs spécialistes de la question périurbaine en France.
Cette étude, initiée en 2003 dans le cadre d’une recherche doctorale, a été menée sur une commune périurbaine de la région lyonnaise. Dans un deuxième temps, au début des années 2010, elle a donné lieu à de nouvelles investigations plus directement orientées vers les aspects politiques et électoraux. L’enquête s’appuie sur un riche travail empirique effectué à plusieurs échelles. Outre la mobilisation des classiques données socio-économiques offertes par les recensements et de documents issus des archives municipales, la démonstration s’appuie sur diverses observations ethnographiques de la vie publique locale (dimanches d’élection, conseils municipaux, etc.), une cinquantaine d’entretiens effectués auprès de différents types d’habitants et une vingtaine d’autres auprès de responsables politiques ou administratifs. Plus d’une soixantaine d’extraits d’entretien sont ainsi intégrés à la démonstration générale de l’ouvrage.
La commune est située sur un ancien espace agricole qui a connu une rapide industrialisation au cours des années 1970. Depuis, le maintien de l’activité industrielle assure à cette commune une relative prospérité économique. De ce point de vue, bien que composé en majorité de ménages d’ouvriers et d’employés, ce territoire périurbain ne correspond pas à l’image d’une zone périphérique déclassée. Pour autant, depuis 20 ans, aux élections présidentielles, le vote en faveur du Front national y atteint un score de quatre à six points supérieur à sa moyenne nationale. Ce constat est à l’origine de l’intrigue que l’auteur se propose d’élucider. L’objectif de cette recherche est d’identifier les différents ressorts sociaux de ce type de vote afin d’expliquer son imprégnation au sein de milieux populaires qui connaissent une relative ascension sociale. Cette étude s’inscrit ainsi dans le sillage des recherches récentes qui ont pointé les impasses des explications focalisées sur le seul déclassement pour rendre compte du vote frontiste dans les milieux populaires.
Des ménages en quête de respectabilité
La majorité des ménages ouvriers et employés qui habitent cette commune sont engagés dans un processus d’accès à la propriété immobilière. Le quatrième chapitre de l’ouvrage présente ces « familles établies en quête de respectabilité » comme animées par la recherche d’une sécurité matérielle. En cela, les individus qui les composent présentent une « conscience sociale triangulaire [1] » : ils cherchent à se démarquer des franges populaires les plus précaires, tout en sachant parfaitement que l’accès à la propriété ne saurait suffire à les faire rejoindre les classes moyennes ni, a fortiori, les classes supérieures. L’accès au statut de propriétaire n’en constitue pas moins un moyen patent de renforcer l’estime de soi. Animés par cet objectif, ces ménages déploient un « rapport mobilisé à leur condition sociale » (p. 17 et 123). La démonstration de l’auteure mobilise ici les processus de distinction sociale mis en évidence par les travaux canoniques de Norbert Elias et de John Scotson (1965) – des processus si courants qu’ils semblent recouvrir une dimension quasi universelle (Easterlin 1974).
Le propos s’attache à inscrire ce phénomène dans des trajectoires sociales et familiales spécifiques. Par exemple, l’auteure insiste à raison sur l’importance de la situation matrimoniale dans les probabilités que ces individus contractent un emprunt immobilier et soient en mesure de le supporter financièrement sur le long terme. Plus généralement, elle montre comment chaque étape biographique élargit ou, au contraire, réduit un espace des possibles en termes de représentations de sa propre destinée sociale ; le prisme de l’accès à la propriété immobilière constitue un bon indicateur de cette variation.
Plus qu’un simple groupe social, ces petits propriétaires forment un groupe de référence dans la mesure où ils contribuent, par leur ancrage résidentiel et leur investissement dans la vie associative et politique, à définir un mode de vie local. De plus, la primauté des capitaux économiques sur les capitaux culturels conduit à des rapprochements entre ces ménages populaires et les professions d’indépendants. Un certain nombre d’ouvriers, notamment parmi les plus qualifiés, connaissent à cet égard des expériences professionnelles en tant que chefs d’entreprise.
La genèse d’un écosystème sociopolitique
Un des apports majeurs de l’ouvrage consiste à montrer que cet écosystème, au sens de système d’interactions entre les individus et leur environnement, n’apparaît pas ex nihilo. Trois principaux facteurs explicatifs sont identifiés. En premier lieu, en reliant policy et politics, l’auteure replace le développement économique du territoire étudié dans l’histoire des politiques publiques nationales et locales. Au plan national, au cours des années 1950 et 1960, les pouvoirs publics défendent, en effet, la création de bassins d’emplois industriels et la mise en place de politiques fiscales et d’aménagement du territoire favorables à l’accès à la propriété immobilière de nombreux ménages de la petite classe moyenne (Effosse 2003). Or, dans le périmètre étudié, au cours des années 1970, ces directives nationales ont été relayées par un influent parlementaire issu de la droite libérale, soucieux d’offrir aux entreprises industrielles une main-d’œuvre peu sensibilisée au principe de la lutte de classes.
Le deuxième point a trait aux modes d’exercice concrets de l’activité ouvrière, qui se révèlent défavorables à la formation d’une classe ouvrière mobilisée contre le patronat. Le recours généralisé des employeurs à la sous-traitance conduit à un émiettement de petites entreprises, et celles qui atteignent une certaine taille recourent largement à des formes d’emploi atypiques (contrats à durée déterminée, intérim), en répartissant leur activité de production sur plusieurs sites. À cela s’ajoute enfin une présence syndicale très limitée. L’auteure fait de cette condition socioprofessionnelle un facteur explicatif fort des modes de pensées de ces ménages ouvriers, égratignant au passage, de manière un peu péremptoire, les analyses qui préfèrent mettre l’accent sur les formes d’« insécurité culturelle » touchant ces populations (Bouvet 2015).
Le troisième type de facteur tient au rôle joué par les élus dans la pérennité de cet écosystème. Dans le dernier chapitre, l’auteure propose un portrait détaillé du maire et de son premier adjoint. Dans ce type d’espace à dominante rurale où la professionnalisation de la vie politique reste très faible, ces élus au profil sociologique proche de leurs administrés bénéficient d’une forme de mandat de confiance de la part d’une majorité des électeurs, qui reconduisent sans équivoque les équipes dirigeantes à chaque échéance électorale. Dans ce contexte, les orientations municipales en matière de logement sont guidées par un contrôle du peuplement soucieux de préserver un entre-soi, en refusant par exemple toute construction de logements HLM.
Système de valeurs et vote
Un système de valeurs partagées incline donc une majorité d’électeurs à voter en faveur de candidats issus de la droite libérale, quelle que soit l’échelle de l’élection. Au travers d’extraits d’entretiens, l’auteure met au jour certaines de ces valeurs, représentatives du mode de pensée ordinaire de ces ménages ; celles-ci reposent sur la défense de la propriété privée, la valorisation d’une promotion sociale fondée sur l’effort individuel, la disqualification des groupes sociaux précarisés, le souci de la santé économique des entreprises industrielles locales, ou encore la distance, voire la méfiance, envers la fonction publique et ses principaux représentants. Ainsi, l’enquête tend à confirmer l’acuité contemporaine du clivage entre privé et public en termes de rapport à la politique (Boy et Mayer 1997). À cela s’ajoute le recours régulier à des catégorisations ethniques – notamment dès qu’il s’agit de questions liées à la résidence – d’autant plus structurantes en termes de frontières symboliques que l’on se situe dans des réseaux de sociabilités quotidiennes où la mixité ethnique est largement absente.
En matière de comportement électoral, l’auteure rappelle quelques régularités sociologiques, dont trop de commentaires journalistiques tendent à s’affranchir : la participation électorale, tout comme le choix en faveur d’un candidat, restent souvent des actes peu investis sur le plan idéologique (Lehingue 2011). À l’instar de la tendance nationale, la grande majorité des électeurs du canton fait montre d’une participation électorale de plus en plus intermittente. Sur la séquence électorale 2012‑2015, le niveau de la participation a été plus fluctuant encore qu’il ne l’a été à l’échelle nationale, passant de 84 % au premier tour de la présidentielle à seulement 41 % aux élections européennes de 2014. Ce rapport au vote touche aussi l’électorat qui peut se prononcer en faveur du Front national : ici comme ailleurs, celui-ci forme un conglomérat à géométrie variable. Cette tendance s’observe d’abord quantitativement dans la mesure où les résultats du FN sont les plus élevés pour l’élection présidentielle, mais diminuent lorsque les candidats traditionnels de la droite peuvent faire valoir leur légitimité locale lors des autres élections. Ainsi, aux élections départementales, le conseiller UMP sortant, fils du député mentionné plus haut, l’emporte le plus souvent dès le premier tour de scrutin. La variabilité se retrouve aussi sur le plan de l’origine sociale des votants, qui ne saurait se limiter aux seuls milieux populaires. Au demeurant, au cours des 20 dernières années, la progression relative du Front national s’expliquerait surtout par la contribution des électeurs habituels de la droite (Gougou 2015).
Deux sentiments semblent toutefois caractériser les électeurs prompts à voter en faveur du Front national. Leur vote reposerait d’abord sur un sentiment de brouillage des clivages idéologiques et programmatiques entre la gauche et la droite. Il se fonderait aussi sur un sentiment de coupure à l’égard des élites politiques, sentiment également présent chez les élus locaux, qui revendiquent leur position apartisane.
Selon l’auteure, l’action et les propos des principaux élus locaux ayant déjà voté en faveur du Front national au cours de la période contemporaine contribueraient à une « libération de la parole raciste » (p. 302-303). Qu’il nous soit ici permis d’émettre quelques doutes sur cette assertion, souvent relayée par un certain nombre de commentateurs mais aussi de chercheurs en sciences sociales. En effet, en France – et il y a tout lieu de penser que l’espace étudié dans cet ouvrage ne fait pas exception –, nombre d’éléments, qu’il s’agisse d’indicateurs longitudinaux (sondages d’opinion, comparaison des discours politiques) ou d’observations de formes de contrôle et d’autocontrôle social, prouveraient aisément le contraire, c’est-à-dire un recul des opinions xénophobes [2]. De ce point de vue, cette mésinterprétation trouverait son explication dans une sensibilité plus accrue à la parole raciste – sensibilité qui pourrait produire un biais de perception dans le regard scientifique lui-même. Cette réserve n’entame en rien les qualités générales de l’ouvrage, tant les phénomènes mis en exergue démontrent, s’il en était encore besoin, l’intérêt scientifique des approches de type monographique dès qu’il s’agit de rendre compte des intrications du social et du politique.
Bibliographie
- Bacqué, M.-H., Charmes, É., Launay, L. et Vermeersch, S. 2016. « Des territoires entre ascension et déclin : trajectoires sociales dans la mosaïque périurbaine », Revue française de sociologie, vol. 57, n° 4, p. 681-710.
- Bouvet, L. 2015. L’Insécurité culturelle. Sortir du malaise identitaire français, Paris : Fayard.
- Boy, D. et Mayer, N. 1997. « Secteur public contre secteur privé : un nouveau conflit de classe ? », in N. Mayer (dir.), Les Modèles explicatifs du vote, Paris : L’Harmattan, p. 111-131.
- Cartier, M., Coutant, I., Masclet, O. et Siblot., Y. 2008. La France des « petits-moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris : La Découverte.
- Charmes, É., Launay, L. et Vermeersch, S. 2013. « Le périurbain, France du repli ? », La Vie des idées.
- Collovald, A. et Schwartz, O. 2006. « Haut, bas, fragile : sociologies du populaire » (propos recueillis par S. Grelet, F. Jobard et M. Potte-Bonneville), Vacarme, n° 37, p. 50-55.
- Déloye, Y. et Mayer, N. (dir.). 2017. Analyses électorales, Bruxelles : Bruyland.
- Effosse, S. 2003, L’Invention du logement aidé en France. L’immobilier au temps des Trente Glorieuses, Paris : Comité pour l’histoire économique et financière de la France.
- Elias, N. et Scotson, J. 1997 [1965]. Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, Paris : Fayard.
- Easterlin, R. 1974. « Does Economic Growth Improve the Human Lot ? », in P. A. David et M. W. Reder, Nations and Households in Economic Growth : Essays in Honor of Moses Abramovitz, New York : Academic Press.
- Gougou, F. 2015. « Les ouvriers et le vote Front national. Les logiques d’un réalignement électoral », in S. Crépon, A. Dézé et N. Mayer (dir.), Les Faux-semblants du Front national, Paris : Presses de Sciences Po.
- Lambert, A. 2015. « Tous propriétaires ! ». L’envers du décor pavillonnaire, Paris : Éditions du Seuil.
- Lehingue, P. 2011. Le Vote. Approches sociologiques de l’institution et des comportements électoraux, Paris : La Découverte.
- Mayer, N. 2017. « Le renouveau de la géographie électorale », in Y. Déloye et N. Mayer (dir.), Analyses électorales, Bruxelles : Bruyland, p. 13-58.
- Rivière, J. 2008. « Le vote pavillonnaire existe-t-il ? Comportements électoraux et positions sociales locales dans une commune rurale en cours de périurbanisation », Politix, n° 83, p. 23-48.