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Les logiques des votes FN

Deux ouvrages parus à la veille des élections de 2017 décryptent les logiques du vote FN. Insistant sur l’hétérogénéité de cet électorat, ils reviennent sur l’importance des transformations sociales et économiques et soulignent les impasses des explications focalisées sur le seul déclassement.
Recensé : Christèle Marchand-Lagier, Le Vote FN : pour une sociologie localisée des électorats frontistes, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2017 (224 p.) ; et Gérard Mauger et Willy Pelletier (dir.), Les Classes populaires et le FN. Explications de vote, Vulaines-sur-Seine, Le Croquant, 2017 (282 p.)

Alors que Marine Le Pen a obtenu plus de 10 millions de voix au second tour de l’élection présidentielle, les logiques et les déterminants sociaux des votes pour le Front national soulèvent encore de nombreuses interrogations. Deux publications parues en 2017 remettent la question du vote FN sur le métier : Le Vote FN : pour une sociologie localisée des électorats frontistes, de Christèle Marchand-Lagier, et un ouvrage collectif, coordonné par Gérard Mauger et Willy Pelletier, intitulé Les Classes populaires et le FN. Explications de vote, auquel une quinzaine de sociologues et de politistes ont participé. Les deux livres ont un objet de recherche commun : les « électeurs FN ». Dans la lignée de travaux récents sur ce parti, ils s’inscrivent dans une volonté de « normalisation méthodologique » (Crépon et al. 2015) dans l’étude du FN, en mobilisant les théories et les concepts classiques de la sociologie des comportements électoraux et en traitant les électeurs de ce parti sans exceptionnalisme.

Resituer les votes FN dans leurs contextes

Les analyses présentées partagent le souci d’inscrire les pratiques électorales – dont le vote FN est une possibilité parmi d’autres – dans les sphères de vie (professionnelles, familiales) des votants et au cœur de leurs conditions d’existence. Soulignant le poids des entourages et des environnements sociaux, il est régulièrement rappelé que le vote n’est pas un acte isolé, mais bien une pratique collective. Dans une perspective ethnographique, ces contributions accordent une large part à l’analyse de récits de vie, collectés au moyen d’entretiens biographiques dans le cadre de plusieurs enquêtes. En s’intéressant aux socialisations des individus, ces travaux décrivent la manière dont des dispositions politiques et des expériences sociales s’agencent dans les parcours de vie étudiés et peuvent conduire à voter à un moment donné pour ce parti. Cette démarche permet finalement de rendre compte finement de l’usage d’un bulletin frontiste sans que cela n’implique une fidélité au parti. La pluralité des terrains d’enquête, la diversité des segments sociaux et la multiplicité des territoires étudiés (urbains, périurbains et ruraux) rendent caduque toute tentative d’explication monocausale. La lecture croisée de ces deux ouvrages permet de dégager quelques enseignements pour enrichir l’explication et la compréhension des votes pour le FN.

Les électeurs FN : un conglomérat hétérogène

L’accumulation de ces terrains permet d’abord de souligner l’hétérogénéité sociale des profils d’électeurs susceptibles de voter à un moment donné pour le FN. En ce sens, Daniel Gaxie préfère parler de « conglomérat », plutôt que d’un « électorat » FN, unifié et homogène, qui en réalité n’existe pas. Ce premier constat permet de déconstruire une prénotion encore vivace et largement répandue dans les commentaires médiatiques et scientifiques, celle d’un vote FN massif et solidifié au sein des catégories populaires. Le travail d’objectivation statistique réalisé par Patrick Lehingue montre ainsi que, si l’on tient compte des abstentionnistes et des non-inscrits, moins d’un ouvrier sur sept aurait voté FN lors des dernières élections régionales de 2015. Les travailleurs indépendants (artisans, commerçants, agriculteurs) votent alors pour le FN dans les mêmes proportions que les ouvriers et les employés. En outre, la contribution de Samuel Bouron et Maïa Drouard rappelle l’ancrage durable à l’extrême droite de certaines familles traditionalistes de la grande bourgeoisie. Au total, les électeurs FN se recrutent dans des milieux sociaux hétérogènes.

Au regard de cette dispersion sociale des votes en faveur du FN, les électeurs susceptibles de glisser un bulletin FN dans l’urne ont des niveaux très inégaux de politisation et de compétence politique. Les raisons de voter pour ce parti sont fort différentes, variables d’un individu à l’autre et souvent éloignées de considérations proprement politiques ou idéologiques. Un vote FN n’est pas synonyme d’adhésion à son programme, loin s’en faut. C’est donc bien la variété des usages et des significations investis dans ces votes qui ressort. Dans ce contexte, Christèle Marchand-Lagier suggère que, plutôt que de parler de « choix », terme qui charrie la représentation d’un acte éclairé et rationnel, l’usage de la notion de « préférence » pour le FN apparaît plus fécond, pour rendre compte du caractère fluctuant et non définitif de cette prise de position électorale.

Transformations socio-économiques et rapports aux minorités racisées

En tant qu’outsider dans le champ politique, le FN y a imposé le thème de l’immigration comme nouveau « problème » depuis les années 1980. Au cours de différentes enquêtes, cette thématique est régulièrement mentionnée parmi les électeurs du FN. Chez des adolescents de classes populaires, Lorenzo Barrault-Stella et Clémentine Berjaud montrent que l’attrait pour la marque politique FN peut ainsi se construire dans des rapports quotidiens et conflictuels avec des élèves issus de l’immigration. Dans certaines conditions, marquées notamment par l’absence d’encadrement politique et militant de gauche, un rapprochement avec le FN peut prendre appui sur un clivage ethnoracial. En revenant sur un matériau accumulé dans le cadre de leur enquête à Sochaux auprès des ouvriers de Peugeot, Stéphane Beaud et Michel Pialoux étudient les relations entre Français et immigrés. Le contexte de raréfaction des emplois industriels et d’intensification de la compétition scolaire tend à cristalliser ces relations et donne naissance à des sentiments d’injustice, susceptibles de nourrir le vote FN. Gérard Mauger souligne également que les transformations économiques et scolaires contemporaines déstabilisent profondément certaines formes de reconnaissance des classes populaires, associées à une morale du travail et de l’effort, source d’estime de soi et de respectabilité.

À travers ces exemples, on voit bien à quel point, outre les considérations culturelles et identitaires, l’analyse du vote FN gagne beaucoup à intégrer la manière dont les évolutions économiques de grande ampleur à l’œuvre depuis les années 1980 affectent concrètement les individus. Ces évolutions sont multiples : transformations des mondes du travail marquées par la précarisation croissante et l’extension du chômage de masse, dégradation des conditions de travail, à l’image du travail des sapeurs-pompiers étudiés par Romain Pudal, ou encore hausse des inégalités sociales. Ces transformations macrosociales donnent corps à un discours de dénonciation de « l’assistanat » et de stigmatisation de groupes sociaux précarisés (chômeurs, précaires, assistés), quand ils ne sont pas de surcroît racialisés.

Le déclassement : une explication insuffisante

Cette « déstabilisation des stables » (Castel 1995) permet de questionner la thèse du déclassement, qui serait à l’origine d’un ressentiment ou d’une frustration et se traduirait mécaniquement dans les urnes par un vote pour le FN. À la lecture de plusieurs contributions, on retient que le schème global du déclassement néglige trop souvent les orientations politiques antérieures des électeurs et occulte les « petits arrangements » qui permettent concrètement la construction du rapport à la politique. C’est ce que souligne, par exemple, Ivan Bruneau à travers le cas d’un jeune d’origine populaire électeur régulier du FN. Il montre que la politisation frontiste de ce bachelier en situation d’échec scolaire, au-delà des désillusions produites par ses revers à l’université, résulte de l’imbrication de plusieurs processus : sa socialisation familiale antérieure, ses appropriations politiques des pratiques culturelles, comme la lecture de livres consacrés à la Seconde Guerre mondiale, ou encore son affirmation d’une proximité avec l’extrême droite dans le cadre des sociabilités juvéniles. Dans le même ordre d’idées, Violaine Girard rend compte du processus de rapprochement avec le FN de certains ménages périurbains, ayant accédé à des emplois stables et à la propriété, dans le cadre de parcours de promotion sociale. Chez ces ménages, l’orientation vers le FN s’ancre dans les évolutions du monde du travail, marquées notamment par l’affaiblissement des collectifs de travail et par une dévalorisation des métiers techniques ou manuels. Ces votes de certains ménages « petits-moyens » (Cartier et al. 2008) installés dans le périurbain en faveur du FN prennent également largement appui sur des socialisations familiales à droite.

Dans ce contexte, la compréhension du développement du FN doit s’articuler à des logiques d’éloignement et de désagrégation de la gauche « traditionnelle », notamment en milieu populaire. Julian Mischi rappelle que la structuration du PCF, au plus fort des années 1930 jusque dans les années 1970, s’appuyait sur une « relative cohésion sociale des milieux populaires », notamment entre espaces de travail et espaces résidentiels. Malgré l’effritement des dispositifs de politisation à gauche, Julian Mischi analyse le rôle que peuvent « encore » jouer certains syndicats dans des univers professionnels à travers des rappels à l’ordre qui contribuent à maintenir à distance l’influence du FN. On peut tirer un enseignement similaire de l’exemple d’un couple d’habitants d’une ZUP [1], présenté par Stéphane Beaud et Michel Pialoux, resté fortement arrimé à une culture ouvrière catholique, bien qu’il se trouve progressivement écarté et marginalisé du tissu associatif local. Il n’en demeure pas moins que le FN se nourrit de l’éloignement progressif des groupes populaires des organisations de gauche traditionnelle.

Plus largement, ce vote prend appui sur une généralisation de la défiance et de la désaffection à l’égard du monde politique. C’est le cas, par exemple, dans le Vaucluse, où Christèle Marchand-Lagier constate la désagrégation de la classe politique locale, usée et décrédibilisée, et observe l’existence d’une porosité entre FN et droite. Face au déclin de l’encadrement partisan ou à l’effritement des sociabilités locales, l’étude approfondie des mécanismes de diffusion et d’appropriation de l’offre frontiste par une sociologie de la réception – que ce soit à travers l’écoute de la télévision, comme le suggèrent Sébastien Vignon et Emmanuel Pierru en zones rurales, ou sur les réseaux sociaux numériques – constitue l’une des nombreuses pistes ouvertes pour documenter et expliquer l’ancrage social des votes en faveur de l’extrême droite.

Bibliographie

  • Cartier, M., Coutant, I., Masclet, O. et Siblot, Y. 2008. La France des « petits-moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris : La Découverte.
  • Castel, R. 1995. Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris : Fayard.
  • Crépon, S., Dézé, A. et Mayer, N. (dir.). 2015. Les Faux-semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Paris : Presses de Sciences Po.

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Pour citer cet article :

Guillaume Letourneur, « Les logiques des votes FN », Métropolitiques, 2 novembre 2017. URL : https://metropolitiques.eu/Les-logiques-des-votes-FN.html

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